09 février 2024
Les manifestations d’agriculteurs ont bousculé le débat prévu au Parlement européen sur la politique agricole. Pesticides, jachères ou accords de libre-échange, les députés se sont déchirés sur les causes de la crise.
Ce mardi 6 février, le rendez-vous était donné à 10h devant le Parlement européen à Strasbourg. En arrivant, le convoi fait résonner les klaxons : il est temps de les écouter. Une vingtaine de tracteurs français et allemands se place face au bâtiment, pancartes bien en évidence sur les bras des engins agricoles. « L’UE détruit nos producteurs » peut-on lire. Devant, Paul Fritsch, le président de la Coordination Rurale du Bas-Rhin, distribue des drapeaux à ses camarades. « Les États ne sont plus maîtres de leurs décisions » s’indigne-t-il. Pour lui, ce sont les mesures européennes qui sont responsables des difficultés des agriculteurs. La raison de sa colère : la Politique agricole commune (PAC) et la récente obligation de mettre 4% de terres en jachère pour préserver la biodiversité. Une mesure qui vient impacter un peu plus les revenus des agriculteurs, « on ne veut pas produire plus, on veut juste vivre de notre travail ».
Des tracteurs ont envahi le parvis du Parlement européen de Strasbourg pour faire entendre leurs revendications. © Anna Chabaud
Trouver le coupable
Le lendemain, à la même heure, autre ambiance à l'intérieur du Parlement. Dans l'hémicycle feutré, les députés s’interrogent à leur tour sur les causes de la crise agricole. Pour les parlementaires de droite, le « Pacte vert pour l'Europe » est coupable de tous les maux. Ce programme de transition durable, lancé par la Commission européenne, serait trop contraignant et basé sur une idéologie « écologiste » plutôt que sur de vraies données scientifiques. Adopté en 2020, il prévoyait notamment une baisse de 50% de l'usage des pesticides d'ici à 2030 pour protéger les champs de produits trop agressifs. Ursula Von Der Leyen, présidente de la Commission européenne, a annoncé ce mardi le retrait du projet concernant les produits phytosanitaires. La droite a félicité cette décision. « L’Union européenne garantit à nouveau un mode de vie décent à nos agriculteurs » explique Juan Álvarez (PPE, droite). Dans le contexte de guerre en Ukraine, les pesticides aideraient les agriculteurs à produire plus et moins cher face aux produits fermiers ukrainiens bon marché, désormais commercialisés sans restriction en Europe.
À gauche, c’est plutôt le modèle économique libéral de la PAC qui agace. Les députés accusent la Commission d'avoir conclu un pacte avec les industriels et la Copa-Cogeca. « La majorité des paysans n'ont pas accès à la PAC. Ce sont les semenciers et les grosses exploitations qui profitent du système » s'indigne Martin Häusling (Les Verts, écologistes). Les subventions liées à la PAC seraient distribuées pour moitié à moins de 10% des coopératives européennes, c'est-à-dire aux plus puissantes. « On est censés nourrir des gens, on meurt dans nos champs à cause des plus grands » s'offusque Manon Aubry (The Left, extrême gauche), reprenant les mots d’un agriculteur.
Les députés socialistes et de gauche radicale dénoncent également la logique libérale de la Commission. En vingt ans, l’Union a signé plus de 30 accords commerciaux avec des pays tiers. Le dernier en date a particulièrement indigné : l'accord entre l’Union européenne et la Nouvelle-Zélande prévoit en effet l'importation de 38 000 tonnes de viande bovine. Pour les élus de gauche, cette pratique libérale met en péril la souveraineté agricole européenne. Les importations à bas prix pourraient bientôt remplacer les produits des fermes européennes dans les supermarchés.
Frilosité ambiante
La prochaine échéance importante est le « dialogue stratégique sur l’avenir de l'agriculture », une série de concertations entre agriculteurs, eurodéputés et citoyens chargés de façonner un modèle plus viable, à la fois sur le plan économique, social et environnemental. Annoncé par Ursula Von Der Leyen à la mi-janvier pour calmer la colère des agriculteurs, les premières réunions sont prévues pour la fin février.
Selon le vice-président de la commission agriculture du Parlement européen, Benoît Biteau (Les Verts, écologistes), c’est de la poudre aux yeux. « C’est exactement le même sujet que sur la convention citoyenne pour le climat. On convoque des gens et finalement on décide tout aux antipodes de ce que ces gens proposent » soupire-t-il. Lennart Nilsson, président du syndicat agricole Copa-Cogeca n’est pas du même avis: « La colère des agriculteurs est enfin reconnue. Nous avons des rencontres prévues avec Bruxelles pour permettre ce dialogue stratégique ».
Si ces discussions ne reflètent pas d’action concrète, il s’agit surtout pour les institutions européennes de donner un « signal politique sur les prochaines années », rappelle Luc Vernet, secrétaire général du think tank Farm Europe. Concrètement, la PAC a très peu de chance d’être réformée puisqu’elle a déjà été modifiée l’année dernière. Néanmoins, « des plans stratégiques nationaux peuvent être révisés chaque année et les États membres peuvent revoir un certain nombre de règles pour faciliter la vie des agriculteurs », explique-t-il. C’est le cas notamment de la Belgique, qui a adapté l’obligation des 4% de jachères prévue par la dernière PAC en proposant des alternatives à ses agriculteurs, comme les couverts végétaux ou les prairies extensives.
Pour Paul Fritsch et ses camarades paysans, tout reste à faire. Si les tracteurs ont regagné leurs exploitations, les agriculteurs ne comptent pas relâcher la pression et attendent des mesures concrètes.
Chloé Bouchasson, Léa Bouquet, Alice Bouton