Effet de bulle et confirmation d’hypothèse
Le code informatique opéré crée aussi une « bulle de filtrage », selon l’expression d’Eli Pariser, auteur de l’ouvrage « What The Internet is Hiding From You » [Ce qu’Internet vous cache, 2011]. L’utilisateur est conforté dans ses opinions, par l’exposition à des idées similaires. Les réseaux deviennent ainsi des « bastions thématiques et idéologiques, des outils de confirmation plutôt que d’information », explique la sociologue. Ce qui « conduit, in fine, à la négation du débat », développe Udrus Fassassi, professeur de droit public.
« Bien que je pense que la technologie “deep fake” pose une réelle menace, ce type de manipulation nécessitant une technologie basique montre qu’il existe une plus grande menace. Beaucoup d’entre nous sont prêts à croire le pire concernant les gens avec lesquels nous ne sommes pas d’accord », déclarait le professeur américain Hany Farid il y a quelques jours au micro de CNN. Des « cocons cognitifs » que formalisait déjà le juriste Cass Sustein, que le prisme déformant des réseaux sociaux entretient.
Marine Godelier
« Les images et vidéos satiriques risquent de nous donner du fil à retordre, admet Yoel Roth. Si nous nous trompons, il y aura une procédure d’appel. »
Sans compter que la censure de contenus a posteriori en partie par des intelligences artificielles pourrait créer des tensions supplémentaires. « L’anonymat, la non co-présence ou la modération affichée - mais éventuellement aléatoire dans son application, peuvent conduire à exacerber la charge conflictuelle des propos tenus par les participants », expliquent Fabienne Greffet et Stéphanie Wojcik dans le magazine Réseaux. Une mesure d’apaisement et de sécurité qui pourrait finalement nuire à une collectivité « homogène et pacifiée ».
Alors, pour repérer les contenus problématiques, des équipes du monde entier travailleront à leur identification. Et compteront notamment sur les signalements, « même si nous voulons réduire le fardeau des utilisateurs », a précisé Yoel Roth, cadre de Twitter responsable de l’intégrité du site. Seront ainsi combinées intelligence artificielle et ressources humaines, dans un seul objectif : lutter « contre la désinformation ».
L’automatisation de la modération pose problème
Ce changement de politique est un pas en avant dont il faut se réjouir. Mais qui soulève de nombreuses interrogations. Quels contenus passeront les tests ? La publication en octobre par Hillary Clinton d’une lettre parodique signée JFK par exemple, sera-t-elle désormais automatiquement reléguée ?
Un enjeu social majeur
Il faut dire que l’oiseau bleu était sous pression. Après les campagnes d’influence étrangère qui avaient marqué la campagne américaine de 2016 et à l’approche du prochain scrutin, prévu pour novembre 2020, la plateforme en ligne était sommée par les autorités de prendre ses responsabilités. Régulièrement accusé de colporter des propos haineux et autres “fake news”, le dirigeant de Twitter avait plusieurs fois été entendu par la commission des renseignements du Sénat. En octobre, le site avait finalement renoncé aux publicités politiques. Une rupture avec sa vision historique de défense de la liberté d’expression la plus poussée.
Désormais, sa crédibilité est en jeu. Alors que 68% des Américains estiment que les fausses informations affectent réellement la confiance de la population dans les institutions selon un sondage du centre de recherche Pew, l’enjeu social est majeur. La diffusion de fausses nouvelles est considérée comme un problème de société plus grave que le terrorisme, le racisme ou le sexisme.
En juin dernier, un montage retweeté par le président américain Donald Trump montrait la démocrate Nancy Pelosi manifestement alcoolisée lors d’une conférence de presse. Des dizaines de milliers de d’internautes avaient réagi, atterrés par le comportement de la présidente de la Chambre des représentants. Sans s’apercevoir que la vidéo avait été ralentie pour faire croire à un d’état d’ivresse.
Mettre fin aux « deepfake »
Un procédé de trucage – dans la lignée des « deepfake », une technique de synthèse d'images basée sur l'intelligence artificielle – récurrent, mais qu’il ne sera bientôt plus possible de diffuser sans encombre sur Twitter. C’est en tout cas ce que promet le réseau social. Dès le 5 mars, toute photographie, son ou vidéo publiés sur la plateforme qui aura été « significativement altéré » sera susceptible de se voir apposer un label : « média manipulé ». De nouvelles règles qui font suite au retour des utilisateurs, invités à s'exprimer à l'occasion d'une enquête mondiale.
En conséquence, tout contenu trompeur « sera réduit et ne remontera pas dans les suggestions des utilisateurs », explique le réseau social dans un blog. Certaines publications pourront même être supprimées, si elles sont susceptibles de « causer un grave préjudice ».
Le réseau social a présenté mercredi 5 février son plan de bataille pour éviter toute manipulation de l’opinion publique à l’approche de la campagne américaine. Mais le dispositif est mis en place tardivement et rien ne dit qu'il atteindra ses objectifs.
« C’est comme regarder un combat de catch : tout est faux », assène l’élu démocrate Tim Ryan sur Twitter, à propos du discours de Donald Trump sur l’état de l’union. Le 4 février, il s’est exprimé sur le « Great American Comeback », échos à l’ « American Carnage » qu’il attribuait à ses prédécesseurs démocrates au moment de son investiture en janvier 2017.
Visé par une procédure d’impeachment dont il est sorti blanchi mercredi 5 février, le président des États-Unis s’est targué d’un bilan plus que positif. Consacrant à la santé économique retrouvée une vingtaine de minutes. « Dès ma prise de fonction j’ai rapidement mis en oeuvre des actions pour améliorer l’économie américaine. J’ai diminué les réglementations qui tuaient les emplois, diminué les impôts. Je me suis battu pour des accords commerciaux justes et réciproques », s’est-il félicité. Puis il a annoncé les bonnes nouvelles, à grand renfort de chiffres. Au risque de délivrer des données sorties de leur contexte ou inexactes.
I just walked out of the #StateOfTheUnion. I’ve had enough. It’s like watching professional wrestling. It’s all fake.
— Congressman Tim Ryan (@RepTimRyan) February 5, 2020
1) « Les années de déclin économique sont terminées »
C’est incomplet et non chiffré. Cette déclaration introductive renvoie au « Great American Comeback » et attire l’oreille. Mais elle relève davantage du discours politique que du véritable bilan économique, faute de chiffres. Le pays observe en effet une croissance de son PIB depuis l’élection de Donald Trump: 1,6% en 2016, 2,3% en 2017, 2,9% en 2018 selon le Fonds monétaire international (FMI). Mais si la crise de 2008 semble derrière les Etats-Unis (-2,6% de PIB en 2009), le Fonds anticipe une croissance moins importante pour les prochaines années. Dans ses « perspectives de l’économie mondiale », parues en janvier 2020, il table sur une hausse de 2,3 % du PIB pour 2019, contre 2 % pour 2020, et 1,7 % pour 2021.
Un constat qui pourrait s’expliquer par un essoufflement de la politique de relance menée par l’administration Trump. Or le président évite les chiffres, dont celui de la hausse des dépenses publiques. Le déficit de l'Etat fédéral est à son plus haut niveau depuis sept ans et représente 4,6% du PIB en 2019. Il résulte en partie des allègements fiscaux offerts aux entreprises (1 500 milliards de dollars sur dix ans), pour doper l’investissement et l’emploi.
2) « Le taux de chômage moyen est au plus bas depuis un siècle »
C’est vrai, mais... Il faut replacer ce chiffre dans son contexte. Avec 3,9% de chômage pour l’année 2019, on peut dire que cette affirmation est exacte, si l’on en croit les données collectées par la Banque mondiale. Pour rappel en 2010, année noire pour l’économie américaine, il avait atteint 9,6%.
Mais le taux de chômage, au sens du Bureau international du travail (BIT) ne prend en compte que la population active, suffisamment âgée et désireuse de travailler. Or aux Etats-Unis, cette « labor force » décroit d’année en année. Entre 2016 et 2019, soit depuis l’élection de Donald Trump, 1 285 000 personnes de plus de 15 ans sont sorties du marché du travail. Au total en 2019, le Bureau des statistiques du travail américain (BLS), lié au Département du travail, recensait 95 636 000 adultes inactifs. Si plusieurs facteurs peuvent expliquer un tel phénomène, comme le nombre croissant d’étudiants ou le vieillissement de la population, d’autres raisons comme la crise des opiacés et la marginalisation d’une frange de la société peuvent être évoquées. Pour ainsi dire, se réjouir d’un taux de chômage historiquement bas sans mettre ce chiffre en perspective, c’est masquer une réalité plus complexe.
3) « Nous restaurons notre puissance industrielle, même si les prévisions disaient que cela serait impossible. Après avoir perdu 60 000 usines au cours des deux administrations précédentes, l'Amérique en a gagné 12 000 sous la mienne. »
C’est inexact et incomplet. Chaque trimestre, le Bureau of Labor Statistics, principal établissement du gouvernement américain de statistiques sur le travail, procède à des recensements. Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, il a enregistré moins de 11 000 créations d’usines. Si la différence est faible, il faut noter que plus de 8 000 d’entre elles (soit environ 73%), emploient cinq personnes ou moins. Ce chiffre est donc à nuancer.
4) « L'accord Etats-Unis - Mexique - Canada créera près de 100 000 nouveaux emplois bien rémunérés dans l’industrie automobile. »
C'est contestable. L’USMCA, nouvel accord de libre échange remplaçant l’ALENA, comprend des mesures favorables au protectionnisme cher à Donald Trump. Il érige des obstacles à l’importation de véhicules et de pièces automobiles vers les Etats-Unis, et vise à booster l’emploi dans ce secteur.
Mais le chiffre avancé dans le discours est contesté par la United States International Trade Commission (Commission américaine du commerce international). Cet organisme fédéral indépendant estime à 28 000 le nombre d’emplois que pourraient créer cet accord. Un chiffre bien moins ambitieux, car si la fabrication de véhicules aux Etats-Unis est encouragée, leur prix augmentera, faisant baisser la consommation et de fait la production.
Moins pessimiste, le Bureau du représentant américain au commerce a une estimation plus élevée - 76 000 nouveaux emplois au cours des cinq prochaines années. Ce chiffre ne correspond toujours pas aux 100 000 avancés par le président.
Thémis Laporte