Le collectif « Balance ton portable » cherche à faire réfléchir aux rapports que l’on entretient avec son smartphone. Une performance artistique suivie dans les rues de Strasbourg.
Dans une rame bondée du tram C, un vendredi à 17 h 30, Alice et Mona* fondent sur leur proie, un jeune homme assis près de la fenêtre, écouteurs sur les oreilles. « Est-ce que tu peux me donner ton portable pendant cinq secondes ? », demande l'une d'elles. Le garçon hésite, mais ne lâche pas son téléphone. « C'est juste pour voir si tu peux le donner quelques minutes, répond l'une des filles en souriant, et si je peux aller sur une appli par exemple. » Il refuse. « C'est mon téléphone, ça coûte cher et je l'ai acheté avec mes sous. » Un braquage ? Une tentative de racket ? Non, un happening artistique. Magnéto cassette tout droit sorti des années 90 dans une main, dictaphone dans l'autre, Alice enregistre l'échange puis remet au participant une petite cassette audio blanche en expliquant leur démarche.
« Balance ton portable » est un projet artistique, porté par le mouvement du même nom. Inspiré du dadaïsme et né d'échanges autour du Big data et de la protection des données, il réunit des artistes, des informaticiens, mais aussi des personnes d'horizons professionnels très différents. Ses objectifs : dépersonnaliser l'usage du portable, et faire réfléchir à de nouvelles manières d'utiliser les réseaux sociaux. Les échanges enregistrés sont la première partie du projet. La seconde prendra la forme d'une restitution artistique, encore en réflexion.
La cassette audio contient l'enregistrement de la performance. Chaque participant repart avec la sienne. Crédit photo : CUEJ / Anne Mellier
« On n'est pas des sociologues ou des scientifiques, expliquent les jeunes femmes, on ne prétend pas faire une étude précise. On souhaite juste imaginer d'autres utilisations des réseaux. Les gens ont conscience que leurs données sont utilisées. On en parle beaucoup. La question maintenant c'est : qu'est-ce qu'on peut faire pour lutter contre leur utilisation ? Comment peut-on changer ses habitudes ? »
Pour Alice et Mona, l'idée n'est pas de culpabiliser les gens avec un discours alarmiste. En dehors de leur travail, elles prennent sur leur temps libre pour leurs entretiens. Les jeunes sont les cibles de ce premier jour. Après une demi-douzaine d'échanges dans le tram, elles partent en quête de cobayes sur le campus universitaire. Et repèrent un autre mélomane.
Lui n'hésite pas à donner son téléphone. Après l'avoir interrogé sur les applications qu'il utilise le plus – Spotify « pour la musique » et les différents réseaux sociaux pour « tuer le temps » –, Mona lui demande si elle peut « liker quelque chose avec son compte Facebook ». Aucun problème. « Est-ce que tu pourrais envisager d'avoir un seul compte Facebook que tu partagerais avec des amis ? » « Pourquoi pas », répond le jeune homme un peu surpris.
Perturber les algorithmes pour mieux gérer ses données
La question n'est pas posée au hasard. Facebook interdit en effet à ses utilisateurs de partager leur compte, ou de créer des comptes communs. La plateforme exige par ailleurs de ses utilisateurs qu'ils indiquent leur vrai nom pour s'inscrire. Probablement pour maximiser la récolte de données personnelles. « Partager un compte permet de diminuer la valeur des données récoltées. Les publicités ciblées ne marchent plus aussi bien dans ce cas », explique Mona. « Cela perturbe le fonctionnement des algorithmes », ajoute Alice. Et ces algorithmes sont l'essence même du réseau social, ceux qui déterminent le contenu du fil d'actualité des utilisateurs. Abonnées aux mêmes pages et aux mêmes médias, deux personnes ne verront pas les mêmes publications. Les algorithmes leur proposeront ce qui est le plus susceptible de les garder le plus longtemps possible sur le site, et donc de générer le plus de recettes publicitaires.
Mais toutes les personnes interrogées ne sont pas prêtes à partager leurs comptes, sur Facebook, Instagram ou Snapchat. « Je tiens beaucoup à ma “vie privée” », explique une jeune femme en mimant des guillemets. « Enfin, privée... se reprend-t-elle, je sais bien que sur Facebook ce n'est pas vraiment privé mais bon... »
A la fin de leur journée, les filles font le bilan sur ceux qui ont accepté de balancer leur portable aujourd'hui. « Franchement, on ne s'attendait pas à ce que les gens donnent leur téléphone aussi facilement. Ça fait tomber un certain nombre d'idées reçues qu'on pouvait avoir sur les jeunes. On en a rencontré qui n'étaient pas beaucoup sur les réseaux sociaux », s'étonne Mona. Tous ont reçu leur cassette rétro, sur laquelle figure l'adresse mail du mouvement. Ne reste plus qu'à exhumer un vieux Walkman du grenier pour réécouter l'échange.
* les prénoms ont été changés à la demande des interviewées
Anne Mellier