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« Tous à Nis ! Nous ne céderons pas la Serbie » titre le tabloïd Informer, au lendemain du grand rassemblement pro-Vučić dans cette ville du sud du pays, le 17 mai. Le président serbe apparaît triomphant, bras levés devant une marée de drapeaux. Deux mois auparavant, le ton était beaucoup plus offensif à l’encontre des milliers de Serbes venus manifester contre la corruption à Belgrade : « Le peuple en a assez des blocages. Ceux qui [...] provoquent et bloquent veulent détruire l’État ! » Comme le quotidien Informer, une grande partie de la presse écrite serbe relaie sans réserve le narratif présidentiel.

Dans l’audiovisuel, les manipulations sont moins outrancières que dans les journaux, mais tout aussi évidentes. Au soir de la manifestation pro-Vučić, la RTS 1, première chaîne publique, donne le ton. Dans le JT, le micro ne change pas de camp. « Ces jeunes ont tort, ils ne se souviennent pas de la misère quand on versait du carburant dans des bouteilles pendant la guerre », assène l’un des nombreux soutiens qui défilent à l’écran. Et les étudiants, qui contre-manifestaient pour la tenue d’élections parlementaires anticipées, le même jour, à quelques mètres de là ? Évacués en vingt secondes, relégués à la fin d’un sujet de dix minutes largement acquis au pouvoir.

La télévision, principale source d’information

Le système médiatique reste trop verrouillé pour refléter cette fracture de la société serbe. « Vučić a parfaitement conscience de l’impact des médias, il a été ministre de l’Information sous Milošević », rappelle Ulrich Bounat, analyste géopolitique. Slobodan Milošević, à la tête de l’État durant les guerres de Yougoslavie, marquées par le nettoyage ethnique, a longtemps muselé la presse. L’actuel président serbe, Aleksandar Vučić, semble avoir été à bonne école, recyclant des « messages de peur » et faisant tout pour se positionner « comme protecteur paternaliste », continue l’expert. Quelques jours avant la grande manifestation anti-corruption du 15 mars, Vučić déclarait que « les crimes les plus graves » seraient commis, allant jusqu’à évoquer la menace d’un coup d'État. 

Dans un pays où la télévision reste la principale source d’information, la propagande résonne dans les salons. Les cinq chaînes nationales RTS 1, RTS 2, Pink, Happy TV et Prva, qui représentent près de 50 % d’audience en 2023, marchent au pas. « Cela n’a jamais été aussi flagrant. Les manifestations ont achevé de révéler leur vrai visage », confirme Igor Išpanović, doctorant en sciences politiques et journaliste. D’un côté, la télévision publique entièrement financée par l’État. De l’autre, les chaînes privées qui fonctionnent grâce à la publicité et peuvent aussi émettre sur des fréquences nationales, à condition de ne pas menacer le discours officiel.

Certes, aucune loi n’oblige formellement les médias à aligner leur discours sur le pouvoir. Il n’y a pas de censure officielle et la constitution de 2006 reconnaît la liberté d’expression. Mais les pressions sont indirectes et le plus souvent économiques. Un rapport conjoint de la Fédération européenne des journalistes et de plusieurs ONG souligne le rôle central de la publicité. « Les fonds provenant des contrats publicitaires avec des entreprises publiques sont orientés de manière disproportionnée vers les médias ayant une ligne éditoriale favorable au gouvernement », peut-on lire dans le document publié en mai 2025.

« Un climat de peur et d’autocensure »

Dans ce climat étouffant, certains se rebellent. Même à la RTS, le vent de la dissidence a fini par souffler en interne. Vukašin Krstić, voix off emblématique des reportages depuis 1992, est devenu l'un des visages du collectif Nas pRoTeSt (Notre protestation), né en novembre dans le sillage des manifestations étudiantes.

Entre manipulations médiatiques et autocensure, l’information en Serbie reste verrouillée. Mais le mouvement étudiant a ravivé une prise de conscience chez certains journalistes, jusque dans les rangs de la RTS, principale chaîne publique du pays.

« Les gens nous disent toujours qu’avec ce quartier nous ne sommes pas dépaysés, mais ça n’a rien à voir avec la Russie. Chez nous, il y a un type de bâtiment qui a été reproduit des millions et des millions de fois parce qu’après la guerre, il fallait construire très vite pour donner un endroit pour vivre à tout le monde », compare Masha, balayant du regard les bloks (pâtés de maison) au loin. « Ici, l’architecture est plus travaillée, ça donne des bâtiments plus uniques. Quand on se promène dans chaque blok, on sent qu’ils ont leur identité », ajoute Sergey.

Dans la salle de leur café, parmi les meubles chinés aux quatre coins de la Serbie, une table en métal et un fauteuil en chrome et cuir noir tout droit sortis de l’ère yougoslave ont trouvé leur place. « La tour commerciale a été vidée après son rachat, on les a récupérés », se souvient Sergey. De quoi entretenir l’héritage de la tour Genex.

Louise Pointin

Ismérie Vergne

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Chaque mois, au moins cinq touristes sonnent chez Goran et Jaïna pour voir la vue depuis le haut de la tour. © Ismérie Vergne

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La tour Genex était le plus haut bâtiment de la ville jusqu'en 2021. © Ismérie Vergne

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Venus de Moscou, Masha et Sergey ont fait leur nid au pied de la tour. © Louise Pointin

« Cette architecture n’a rien à voir avec la Russie »

Au pied de la tour résidentielle, derrière la vitrine du Ca.ca.fe, Siba surveille les allées et venues des passants. Ce Shiba Inu japonais de cinq ans a fait le voyage avec ses maîtres depuis Moscou vers Belgrade il y a trois ans, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. 

À 32 et 35 ans, c’est dans ce symbole du passé que Masha Ovcharova et Sergey Kostromin « qui ne se sentaient plus en sécurité là-bas » projettent leur futur. Ce couple « d’artistes underground », comme ils se présentent, elle dans la mode, lui dans le cinéma, loue depuis huit mois le local qui abritait autrefois un bar à chicha. Dans la salle, les tables et les chaises sont encore empilées, les tasses et couverts n’ont pas encore remplacé les outils et pots de peinture. Ici se prépare l’ouverture le mois prochain d’un café-cantine qui proposera pâtisseries maisons et plats végétariens de saison.

Le couple est arrivé à la tour Genex, comme il est arrivé en  : en s’aventurant dans l’inconnu. Ils ont bénéficié d’une législation serbe plus favorable aux ressortissants russes pour obtenir un permis de séjour. Comme eux, plus de 300 000 Russes ont immigré depuis 2022 en Serbie. Dans le centre de Belgrade, les quartiers de Dorcol et Varcar attirent les nouveaux cafés, restaurants, salons de coiffure russes, mais c’est à Novi Beograd, sur l’autre rive de la Save, que Masha et Sergey ont choisi de s’installer. 

Une attraction touristique depuis 2018

Depuis l’appartement du 24e étage de Goran Miljius et de sa femme Jaïna, les 160 m de la tour de Belgrade, qui ont dépassé la tour Genex, se détachent dans le ciel bleu. Le ballet des voitures s’anime sur l’autoroute voisine, sans que les bruits ne troublent la quiétude du logement. Cette vue imprenable sur le centre-ville belgradois, beaucoup de touristes veulent la découvrir. « Rien que chez nous, il y a au moins cinq touristes par mois qui sonnent pour monter la voir, raconte le président du syndicat de l’immeuble. Mais quand je les vois prendre des photos du bâtiment, je ne comprends pas ce qu’ils lui trouvent. » « La tour Genex n’a pas été pensée comme une attraction touristique, rappelle Miloš Ničić, chercheur en sciences politiques à l’université de Belgrade, spécialisé en études culturelles. L’idée était de représenter la puissance de la Yougoslavie en mettant en valeur les secteurs de l’économie, de l’architecture et de la construction »

Un attachement profond

Arrivée à la porte, Branka ne parvient pas à la fermer derrière elle, le vent s’engouffrant sans cesse dans l’interminable cage d’escalier. Les murs d’un mauve pâle sont noircis par la poussière, les interphones en panne, une partie des boîtes aux lettres fracturée. Les portes de l’ascenseur qui permettra à la femme de 80 ans d’atteindre sans difficulté son logement s’ouvrent. « Heureusement, ils fonctionnent correctement maintenant ! » En 2001, lorsque News d’Ill s’était immiscé à l'intérieur de la tour Genex, ils tombaient régulièrement en panne sans pouvoir être réparés : les pièces étaient introuvables en raison de l’embargo mis en place contre la Yougoslavie entre 1992 et 1999. Pourtant, Branka n’a jamais songé à quitter son deux-pièces, d’où tout lui semble minuscule. « La tour est si majestueuse. Si elle pouvait redevenir comme au début sans les tags et tout ce qu’il y a autour… »

C’est aussi par là que Nevana, 21 ans, qui vit au 23e étage avec ses parents, descend trois ou quatre fois par jour avec Billi, son bulldog blanc et noir de 17 ans. « Billi n’aime pas trop l'ascenseur », rit-elle, ses cheveux rouges au vent. Une fois sur le parvis, elle le fait zigzaguer pour éviter les éclats de verre. Peu importe les générations ou les dégradations, le même attachement transparaît chez les résidents. « Mon rêve est de pouvoir y acheter un appartement. J’ai tout ce qu’il me faut et la vue est si belle. » 

Un vestige yougoslave

Cet espace entre les deux gratte-ciels, Branka Šucin, 80 ans, le traverse tous les jours en milieu d’après-midi, lorsqu’elle revient du kiosque, journal en poche. Depuis 46 ans et l’ouverture de la tour, elle vit au 29e avec son mari, qui travaillait dans la partie commerciale. Genex a fait construire ces deux bâtiments côte à côte pour que ses employés n’aient pas de difficultés à trouver un logement. L’État possédait les trois quarts des appartements en ville, ce qui créait de longues listes d’attente.

Après cet instant de répit, la femme originaire du Monténégro regagne la porte de l’entrée B en évitant scrupuleusement les dalles grises. « Un hiver, j’ai glissé et je me suis cassé les deux bras. Si c’était le seul problème ici… » Depuis l’éclatement de la Yougoslavie, dès 1991, les abords des deux tours se sont progressivement détériorés, à l’image de la prospérité de l’entreprise, compromise au même moment par la chute de l’URSS, qui lui fait perdre son principal partenaire commercial.

Le départ définitif de l’entreprise Genex n’a fait qu’acter son abandon. Véranda prête à s'effondrer, fenêtres et portes brisées, vieux mobilier entassé dans le hall : la tour commerciale n’est désormais qu’un vestige de l’époque glorieuse de la société. Ni le classement de la tour comme monument du patrimoine culturel en 2021, ni son rachat pour  millions d’euros par le magnat de la nuit Aleksandar Kajmaković, propriétaire de casinos, établissements de nuit et magasins de luxe à Belgrade, mais aussi connu pour ses relations avec les milieux criminels serbes, n’ont changé la donne. L’entretien de l’esplanade est délaissé par la municipalité belgradoise qui en a la charge. « Le gouvernement ne veut pas entretenir la mémoire du passé socialiste, analyse Vladana Putnik. Il veut que Belgrade soit authentique mais n'exploite pas l'authenticité de cette tour. » Des emblèmes de ce yougo patrimoine comme l’hôtel Jugoslavija ou le Old Sava Bridge sont en passe d’être détruits pour faire place nette à de nouveaux projets immobiliers démesurés comme le Belgrade Waterfront, dans lequel le gouvernement investit des milliards. 

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