Construction, hôtellerie, transports… À l’image du géant Hualing Group, les entreprises chinoises remportent de nombreux marchés en Géorgie. Tout sauf un hasard, tant les deux gouvernements font preuve d’une proximité qui interroge.
Dans la périphérie de Tbilissi, le centre commercial du géant chinois Hualing surprend par sa taille. À l'intérieur, les centaines de boutiques vides sont l'autre surprise des visiteurs. © Luca Salvatore
« Une ouverture historique. » En 2016, les mots du directeur du nouveau centre commercial, fleuron du groupe chinois Hualing en Géorgie, donnent une idée de l’ampleur de l’événement dans la périphérie de Tbilissi. Une surface équivalente à seize terrains de football, 150 magasins, un hypermarché Carrefour, une salle de cinéma, des jeux pour enfants, une patinoire, des restaurants… Sur le papier, le Hualing Tbilissi Sea Plaza offre une expérience de shopping haut de gamme aux habitants et aux touristes. À l’image des boutiques de luxe occidentales Gucci, Armani, Hugo Boss annoncées lors de son ouverture.
La brochure idyllique refermée, les lieux offrent un tout autre visage sept ans plus tard. Les immenses parkings ne comptent que quelques voitures, ce mardi matin. À l’intérieur, les allées sonnent creux. Les pas résonnent sur un carrelage souvent fissuré. Les escalators sont à l’arrêt. Par centaines, les boutiques sont fermées, cadenassées.
Dans les étages du Hualing Tbilisi Sea Plaza, le carrelage se fissure, les boutiques sont vides. © Luca Salvatore
Violetta fait partie des rares vendeuses présentes. Assise au milieu des canapés, lampes et tables, elle semble presque surprise par l’entrée d’un visiteur dans son échoppe. « Notre magasin est spécialisé dans l’ameublement. Mais ce n’est pas un bon jour. » Elle esquisse un sourire qui traduit sa gêne. « Habituellement, il y a beaucoup de clients. » Vraiment ? Elle n’en dira pas plus.
Dans ce vaisseau fantôme, au milieu d’une immense salle déserte, une silhouette apparaît. Ivan est agent de sécurité. Il passe sa journée assis, dans la pénombre. « Je ne croise pas grand monde. Même le week-end, affirme le Géorgien. C’est trop loin, personne ne veut perdre une heure dans un bus pour faire du shopping. » La responsable de la commercialisation, rencontrée sur place, défend son entreprise : « On est en semaine, c’est normal. On arrête là, je n’ai rien d’autre à dire. » Sollicité, Hualing n’a pas souhaité s’exprimer.
Au dernier étage du bâtiment, un immense espace est resté en chantier depuis l'ouverture en 2016. © Luca Salvatore
Des milliards d’euros d’investissements
Le groupe, contrôlé par le Parti communiste chinois (PCC), comme la quasi-totalité des sociétés nationales, investit massivement en Géorgie depuis 2007. L’entreprise se concentre sur les secteurs de l'immobilier, l’hôtellerie, l’énergie et la logistique : 30 millions d’euros pour transformer une ancienne usine métallurgique en centre de production de biens de consommation, 150 millions pour construire un complexe immobilier de luxe, 300 millions pour implanter une centrale hydroélectrique dans la région de Svanétie, ou un plan d'investissement de 1,5 milliard d’euros pour construire un parc industriel dans le nord-ouest du pays… Quant au choix de la Géorgie, il est tout sauf anodin.
Côté politique, les relations entre les deux pays se sont considérablement développées depuis vingt ans. La situation géographique de la Géorgie en est l’une des explications. Historiquement, Tbilissi était un carrefour commercial, culturel et religieux entre l'Asie et l’Europe pour les voyageurs qui empruntaient les antiques « Routes de la soie ».
En 2013, soucieux d’améliorer sa connexion avec les pays européens, le géant asiatique a relancé un projet dans sa guerre commerciale avec les États-Unis et l’Union européenne : l’Initiative Belt and Road (BRI), une série de voies économiques terrestres et maritimes vers l’Europe, via l'Asie centrale et l'Asie de l'Ouest.
Des marchés majeurs pour les entreprises chinoises
Par sa situation, la Géorgie devient alors un pays incontournable. « Initialement, il ne devait pas faire partie de l’Initiative Belt and Road, explique Ani Kintsurashvili, spécialiste des relations sino-géorgiennes à l’ONG Civic IDEA. Mais après des négociations entre les deux gouvernements, la donne a changé. » À quel prix ? « Notre gouvernement a ouvert en grand les portes à des entreprises chinoises qui ont l’habitude d’opérer dans des pays en développement avec une forte corruption, peu de transparence, ce qui rend leur implantation plus facile. Certains responsables politiques géorgiens ont des relations très particulières avec elles », souligne-t-elle.
Les entreprises chinoises remportent des marchés majeurs, comme la modernisation du port de Poti (sur la mer Noire) et de la ligne ferroviaire ralliant l’Azerbaïdjan, ou la construction de la ville nouvelle de Tbilissi par la société CEFC China Energy.
Les autorités géorgiennes y trouvent leur compte en attirant des investissements directs étrangers qui stimulent l'économie et l’emploi. Ses ports, aéroports, routes, sont rénovées, le tourisme se développe, de nouvelles universités et centres de recherche voient le jour.
Des liens troubles avec les politiques
Pour la chercheuse, cette collusion s’explique très simplement : « Nombre d’entre eux ont travaillé pour des entreprises chinoises, présentes aujourd’hui en Géorgie. » Au sommet de l’État, Irakli Garibachvili, Premier ministre, a lui-même occupé des postes dans le conglomérat CEFC. « Nous avons même assisté à des situations ubuesques. Un membre du parlement a signé un accord avec une société chinoise dont il était toujours le représentant. Il a donc signé les contrats pour les deux parties, explique Ani Kintsurashvili. Il est clair que les attributions de marchés sont opaques. »
En 2020, c’est la crise du Covid qui s’est invitée dans les relations géopolitiques. « La Chine a “offert“ son vaccin à la Géorgie. L’ambassadeur chinois et des représentants officiels sont venus à Tbilissi. C’était une communication bien orchestrée, avec le ministère de la Santé. » En 2021, la Géorgie refuse même l’aide de l’UE en prétextant que la situation est sous contrôle. « Quelques jours plus tard, le gouvernement a accepté une aide de l’Asian Infrastructure Investment Bank, basée à Pékin. Cela montre sa priorité. »
L’opinion publique, elle, ne semble pas s’inquiéter de cette présence grandissante. « Tout le monde est focalisé sur l’influence russe. » Beaucoup plus puissant ici, Moscou semble en position de force face à son allié chinois, qui garde un oeil attentif sur la situation en Ukraine : « En cas d’affaiblissement du Kremlin, la Chine s’engouffrera dans la brèche. » Pour la chercheuse Ani Kintsurashvili, les élections législatives de 2024 seront également décisives. « Si le gouvernement reste en place, les entreprises chinoises continueront à affluer et remporteront des contrats. »
Luca Salvatore