Rue89 Strasbourg, ça commence jeudi. Lundi soir, son fondateur, Pierre France, donnait un apéritif au Troc'afé, pour fêter l'événement. “Traduire le meilleur des pure players au niveau local”, voilà l'objectif du projet, assène-t-il. "L'aventure est très risquée, ça va être très dur", poursuit-t-il.
En effet, dans un contexte de crise économique, les annonceurs qui financent les médias ne se bousculent pas. Rue89 Strasbourg compte expérimenter, au niveau local, les moyens de financement du Rue89 national, dont ils sont par ailleurs totalement indépendants. L'information de Rue89 est disponible gratuitement. Le site tire ses recettes de la publicité, de la réalisation de sites et également de formations aux métiers du Web. “Ça leur permet de limiter les dégâts, mais ils perdent toujours de l'argent”, constate Patrick Eveno, professeur d'histoire de la presse à la Sorbonne.
Pour le capital de départ de Rue89 Strasbourg, ce sont les trois journalistes et deux autres associés qui ont chacun apporté au pot commun leurs économies personnelles. Pierre France, directeur de publication et journaliste, a quitté les DNA (Dernières nouvelles d'Alsace) lors de leur rachat par le Crédit mutuel. Il a réinvesti ses indemnités de licenciement dans le projet. Matthieu Mondoloni est lui aussi un ancien journaliste des DNA, et Marie Marty, elle, est correspondante en Alsace pour le Nouvel Observateur.
Restent Laurent Jassaud, le graphiste, et Cyrille Daverdisse, le commercial. Pour atteindre le "point d'équilibre", seuil à partir duquel le média ne perd plus d'argent, Rue89 Strasbourg utilisera la publicité, comme les médias traditionnels. Et les journalistes ne se paieront que lorsqu'ils atteindront ce seuil. L'équipe s'est entourée de douze pigistes occasionnels, et de six blogueurs.
La ville et les salles de spectacle, et notamment l'UGC, sont les seuls annonceurs connus pour l'instant. Jacques Rieg-Boivin, qui dirige le Club de la Presse à Strasbourg, s'inquiète : “Si la municipalité finance le média, il y a un risque évident. On ne mord pas facilement la main qui nous nourrit. Pierre France envisage peut-être, plus tard, de faire un "Médiapart local". Mais les 65 000 abonnés à Médiapart font un geste militant, je ne sais pas si un tel lectorat existe sur le bassin strasbourgeois."
Les "Amis de Rue89" abonderont eux le capital du média d'information locale. Ils ont aussi vocation à organiser des débats, des conférences sur des sujets qui préoccupent les Strasbourgeois, afin de créer une communauté et fidéliser des lecteurs. Le dirigeant de cette société anonyme, Gilles Auberger, est un "serial entrepreneur" : il est l'ancien patron d'entreprises de marketing (Publicis Koufra) et d'une société produisant des cannes qui tiennent toutes seules.
Businessman local, il veut que le nouveau pure player strasbourgeois profite de son réseau. Entre deux knacks et un verre de bière, il présente les chefs d'entreprises les uns aux autres, comme Marie-Lorraine Schutzenberger, héritière des propriétaires d'une grande brasserie. “Les Amis de Rue89, ce sont les bonnes fées autour du berceau. Je réunis des actionnaires qui vont apporter un peu d'argent, faire partager leur réseau et pourront, en contrepartie, utiliser la marque comme une vitrine... sans pour autant instrumentaliser quoi que ce soit.”
A quelques pots de moutarde de là, Rodolphe Malthus, grandes lunettes cerclées de noir, sirote une bière. Chef d'entreprise volubile et membre des Amis de Rue89, il va investir 5 000 euros dans le projet. “Ici nous n'avons que les
DNA (Dernières nouvelles d'Alsace, ndlr), dont le contenu est très aseptisé. L'information est monolithique. Un exemple : j'organisais, à l'école de management, une conférence de deux jours sur l'employabilité des seniors. Et pas une ligne dans les DN. Je pense que R ue89 peut relayer ce genre d'événement." Le généreux donateur attend donc une contrepartie à sa "philanthropie".Mais que se passera-t-il si Rue89 ne couvre pas les projets de Rodolphe Malthus ? "De toute manière, une fois que les gens ont donné leur argent, nous l'utiliserons en fonction de ce qui nous semble intéressant, répond Pierre France. La pluralité, ça ne veut pas dire qu'on couvrira tous les évènements organisés par nos donnateurs. Par contre, on va ouvrir un agenda où ce genre d'événements pourront figurer, mais ils ne feront pas l'objet d'articles.”
Rue89 Strasbourg n'est pas la première déclinaison locale de Rue89. Rue89 Lyon a été lancée en novembre 2011. D'anciens journalistes de Lyon Capitale se sont montés en scop, et, comme Rue89 Strasbourg, utilisent la marque en échange de contenus pour Rue89 national. Eux aussi se financent grâce à la formation, la création de sites et la production de vidéos. “Nous faisons de l'information gratuite, financée grâce à la publicité. Et nous ne sommes à la botte de personne”, se défend Dalia Daoud, rédactrice en chef de l'édition lyonnaise.
Sabine Torres, directrice et rédactrice en chef de
Dijonscop e, a fait passer son pure player local au tout payant en nove mbre. “Nous avons fait une grosse erreur, proposer de l'information gratuite alors qu'une information de qualité a un coût. Nous ne respectons pas la règle des trois S de la presse quotidienne régionale : sang, sexe et sport. On fait des articles entre 8 000 et 15 000 signes, et les cadeaux de presse sont formellement interdits.On ne peut pas demander de l'argent au conseil régional et le critiquer en même temps. Alors oui, nous avons perdu 60% de visites par rapport au gratuit, mais nous avons 800 abonnés. Pour arriver à l'équilibre, nous en avons besoin de 3 500. On se donne jusqu'en juin pour y arriver mais si le métier ne peut pas vivre comme ça, c'est inquiétant. On espère que notre concept va marcher. Quand on a commencé, on ne nous donnait pas six mois, aujourd'hui, on a trois ans.”
Les expériences sont trop récentes pour que les bilans puissent être tirés. Patrick Eveno regarde de près le secteur. “La transition du papier au numérique est très rude. Rue89 veut revoir le modèle de la presse quotidienne régionale, mais le Web ne génère que peu de chiffre d'affaires : les publicités rapportent 20 à 30 fois moins que sur le papier. L'information a perdu de sa valeur, alors il faut gagner de l'argent autrement.
Le Figaro prétend être le plus gros site de France. C'est facile, lorsque sous la marque, on trouve une myriade de sites marchands : Cadremploi, Bazar chic, Evene... qui font vivre tous les autres titres, papier compris. Pour les autres médias, malgré les recapitalisations successives, les mécènes qui investissent ne voient pas la couleur de leur argent. Mais il faut relativiser : que représentent quelques millions pour un Niel ou un Perdriel ? Ils donnent de l'argent parce qu'ils y croient. En attendant, on ne sait pas comment s'en sortir, ni quand et par qui le modèle économique va être trouvé. Ceci dit, toute aventure mérite d'être vécue.”
Elsa Sabado