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Un timide combat contre les poursuites-baillons


29 février 2024

Le 27 février, le Parlement européen a adopté une législation contre les poursuites-bâillons. Ces procédures judiciaires abusives sont de plus en plus utilisées par des responsables économiques ou politiques en Europe pour intimider des journalistes et activistes. La reconnaissance de ces poursuites marque une étape importante, mais la législation est encore limitée.

La justice peut-elle être un outil contre la liberté d’expression ? « Oui », ont répondu en grande majorité les eurodéputés réunis à Strasbourg le 27 février. Le Parlement a adopté sa première législation contre les poursuites-bâillons ou SLAPP en anglais (Strategic Lawsuits Against Public Participation). Elle entend protéger les journalistes et les défenseurs des droits de l'homme contre ces procédures judiciaires abusives qui visent à les réduire au silence.

Phénomène inquiétant en expansion 

« Les poursuites-bâillons sont des formes de harcèlement et d’abus de la justice. Pour la première fois, nous avons une définition de ce type de pratiques », se félicite l’eurodéputé Tiemo Wölken (S&D, sociaux-démocrates). Jusque-là, il y avait un vide juridique et législatif dans le droit européen. Le nouveau texte reconnaît désormais les poursuites-bâillons comme « des procédures judiciaires engagées par des puissants » (entreprises, particuliers, personnalités politiques) contre des citoyens ou des groupes « dans le but de brider le débat public ». 

L'eurodéputé Tiemo Wölken, rapporteur de la législation sur la protection des journalistes et des défenseurs de droits humains contre les poursuites-baillons. © Emma Fleter

Selon un rapport du collectif associatif Case (Coalition Against Slapps in Europe) publié en 2023, le nombre de poursuites-bâillons a augmenté de façon exponentielle en Europe entre 2010 et 2022. L’organisme comptait seulement 4 cas en 2010, contre 26 en 2016 et 161 en 2022. Un record. La Pologne, Malte et la France sont les pays européens où le nombre de poursuites-bâillons a été le plus élevé ces dix dernières années. Dans l’Hexagone, l’homme d'affaires Vincent Bolloré est un professionnel en la matière. En 2021, le média Arrêt sur images recensait 11 poursuites judiciaires intentées en 11 ans par les groupes du milliardaire contre les médias (France info, Mediapart, France 2). Aucune n’a abouti à une condamnation.

Une législation avec des failles

D’après le Case, plus de 70% des poursuites-bâillons correspondent à des procès pour diffamation la plupart du temps contre les journalistes, des médias ou des activistes. Des hommes d’affaires ou des grosses entreprises forcent le silence des personnes grâce à la menace d’une condamnation et cherchent à les épuiser financièrement. La représentante de Reporters sans frontières (RSF) Julie Majerczak avertit : « Il y a un vrai déséquilibre financier entre les puissants et les journalistes contre qui sont dirigées beaucoup de procédures judiciaires ».

Pour les médias et les activistes, les dépenses liées à un procès (honoraires d’avocat, frais de déplacement, etc.) peuvent coûter cher, surtout s’ils sont indépendants. Avec la nouvelle législation, si une procédure-bâillon est reconnue, la juridiction saisie pourra obliger le requérant à rembourser ces frais de justice. Parallèlement, si le défendeur estime avoir subi un préjudice du fait de cette procédure, il pourra introduire une action en dommages et intérêts. 

Mais la législation présente une faiblesse : elle ne s’applique qu’aux procédures transfrontalières. Cela représente moins de 10% des poursuites-bâillons identifiées en Europe d’après le Case. « Le texte a le mérite d’exister, mais reste très restreint dans son champ d’application » admet l’eurodéputée Manon Aubry (The Left, extrême-gauche).

Une opportunité à saisir par les États membres

Pour l’instant, aucun pays européen ne possède de loi contre ces procédures abusives, alors qu’en Amérique du Nord, les États-Unis et le Canada commencent à se doter de mesures anti-Slapps. Les pays européens pourront désormais s’appuyer sur le cadre européen pour nourrir leur propre législation. Pour Julie Majerczak (RSF), « les États membres doivent maintenant armer leurs juridictions nationales pour que la directive ait un vrai impact ».

« Comment être sûr que les nations vont garantir notre protection ? » s’est inquiété un journaliste lors de la conférence de presse qui a suivi l’adoption de la législation européenne. Le rapporteur Tiemo Wölken s’est montré confiant. Toutefois il a concédé : « l’UE ne peut pas forcer la main de ceux qui ne veulent pas ». 

Emma Fleter & Abdoulaye Guisse

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