Éleveur de vaches de troisième génération, Raphael Baumert a numérisé sa production en 2008. Plus de lait, plus de flexibilité mais pas moins de travail : sa vie d’agriculteur se passe entre l’étable, les champs et le bureau.
Parfois jours et nuit, parfois une fois toutes les cinq semaines, Raphael Baumert est alerté d'un souci sur ses machines via son téléphone portable. Credit Photo: Cuej / Ferdinand Moeck
Le smartphone sonne. « Numéro inconnu », apparait sur l’écran. « C’est le système automatique de l’usine de méthanisation de déchets qui m’appelle pour signaler un problème », soupire Raphael Baumert, haussant les sourcils et rajustant ses lunettes. « Ça peut aussi arriver en pleine nuit, pareil pour le robot de traite. Il faut que je me lève pour régler les soucis. » Même si les processus numérisés facilitent les travaux sur la ferme, la quantité de tâches reste la même. « Le temps de travail s’est déplacé de l’étable au bureau. Mais ça ne fait pas moins de travail. Par contre, on est plus flexible au quotidien maintenant. Traite et travail dans les champs, ça peut se faire en même temps, constate-t-il. Cela permet aussi de dormir un peu plus longtemps le dimanche matin. »
A l’entrée de la ferme, le bruit monotone de l’autoroute se mêle au ronflement de l’usine de méthanisation de déchets. Dans l’air flotte une odeur d’étable et de lisier. Les bovins ne sont pas loin. La fibre en revanche… Raphael Baumert gère l’entreprise familiale avec sa sœur Veronika, son père Karl-Philipp et un employé. C’est à Maiwald, petite commune à trente kilomètres au nord d’Offenbourg, que les grands-parents de cet agriculteur de 25 ans ont construit leur ferme dans les années 1950. A l’époque, cinq cochons, deux chevaux, et seulement quatre vaches en guise de cheptel. Aujourd’hui, 160 vaches dont 60 laitières remplissent les étables. Toutes sont appelées par leur petit nom, toutes sont traites par un robot.
Un investissement de 85 000 euros
La machine a été achetée en 2008, en raison des problèmes de santé de la mère de Raphael Baumert. Elle avait toujours trait ses vaches avec une vieille machine semi-automatique, mais la famille a investi pour l’avenir. « Seuls ceux qui savent qu’ils vont continuer à travailler dans l’agriculture, au moins vingt ou trente ans font un tel investissement », explique Raphael Baumert. Coût : 85 000 euros. Financé à hauteur de 20% par l’Union européenne, l’investissement ne sera pas amorti avant quinze ans. « On était les premiers dans la région à avoir un tel robot. Pour des fermes ayant moins de 60 vaches, cette technologie n’est pas rentable. » Rester concurrentiel sur le marché du lait devient de plus en plus difficile. Pour couvrir les coûts, les fermes les plus petites sont obligées de vendre leurs produits sur place ou sur le marché local. Pour certaines d’entre elles, l’élevage passe désormais après la production et la vente de leurs produits.
En 20 ans, le nombre d'entreprises agricoles s'est réduit de moitié en Allemagne. Il y avait 472 000 entreprises agricoles dans les années 1999/2000 qui travaillaient sur 36,3 hectares en moyenne. Et seulement 285 000 exploitations avec une surface agricole moyenne de 58,6 hectares en 2013. L’Union européenne a soutenu cette dynamique en accordant des subventions plus importantes aux grandes entreprises agricoles. Aujourd’hui, le numérique tend à renforcer cette dynamique.
Tandis que Raphael Baumert essaie de résoudre le problème de son usine de méthanisation des déchets, les vaches ruminent tranquillement. Lorsque l’une d’elles ressent le besoin d’être traite, elle entre dans le box. Le robot se connecte avec le capteur individuel que chaque animal porte autour de sa cheville. Il sait donc toujours quelle vache se trouve dans le box et combien de lait elle donne en moyenne. Mais aussi quelle dose de fourrage concentré elle doit recevoir. L’ensilage tombe dans un récipient intégré au robot, pendant que la machine fait son travail. Le processus de traite est complètement automatisé et toutes les informations récoltées sont envoyées aux ordinateurs, dans le bureau des Baumert.
« Les deux premières années ont été l’enfer, avoue Karl-Philipp Baumert. Il a fallu un an pour que les vaches comprennent comment cela fonctionnait. Aujourd’hui encore, il faut parfois les pousser dans le box de traite. Pour nous aussi, ça a été un sacré changement. » D’un côté, plus de flexibilité et un travail moins pénible, de l’autre, une dépendance à la technologie dont les problèmes ne peuvent pas être toujours résolus rapidement. « Un jour, raconte-t-il, la foudre a coupé l’électricité et a endommagé le robot. Les vaches n’ont pas pu être traites pendant 17 heures. Les pièces de rechange et le mécanicien se trouvaient à une centaine de kilomètres. Il a fallu réinstaller l’ancienne machine pour soulager les vaches jusqu’à que le robot soit réparé. » Mais il n’y a pas de nostalgie dans les yeux de Karl-Philipp Baumert. « Avant, le travail était plus dur », se souvient-il.
C'est à la demande des vaches que le box s'ouvre pour la traite. D'autres tentent leur chance, juste pour le fourrage. Mais elles n'en auront pas: le robot sait quand elles en ont eu assez. Credit photo: Cuej / Ferdinand Moeck
Plus de production et d’efficacité, moins de consommation de ressources: moins de coûts en général. L’agriculture numérique, dit « agriculture 4.0 » en référence à la quatrième révolution industrielle, n’a qu’un objectif, celui de maximiser la production. Pour les agriculteurs, le numérique vise à diminuer la quantité d’engrais et de pesticides en rendant le travail sur les champs plus précis grâce aux systèmes de localisation GPS, intégrés dans les tracteurs par exemple. Pour les éleveurs, la surveillance et l’approvisionnement du cheptel est l’intérêt principal.
Les Baumert passent deux heures par jour à s'occuper des données. Le plus souvent dans leur bureau, comme, ici, Veronika Baumert. Credit photo: Cuej / Ferdinand Moeck.
« Cela devient de plus en plus un job de bureau. Avant, il fallait que l’on voit tout de nos yeux, maintenant, on regarde les données de surveillance des animaux », explique Veronika Baumert. Les datas sont enregistrées sur le réseau privé de l’exploitation. Tout est détaillé sur l’écran. Combien de pas une vache fait-elle par jour, combien de lait donne-t-elle ? On connaît même la quantité de sel dans le lait, indicateur potentiel d’une inflammation chez la bête. « Le numérique n’améliore pas en soi la santé des animaux mais on voit beaucoup plus vite les premiers indices d’une maladie. On peut mieux s’occuper de l’animal », juge l’éleveuse.
Alors que les vaches n’étaient traites que deux fois par jour traditionnellement, elles le sont jusqu’à quatre fois désormais. Un rythme qui repose en théorie sur le choix de l’animal. Leur production de lait a augmenté : 1500 à 1700 litres par jour pour le cheptel actuellement contre 1300 à 1400 litres avant l’achat du robot en 2008. « Il y 20 ans, une vache donnait 4500 litres en moyenne par an. Aujourd’hui c’est environ 10 000 litres, grâce au fourrage concentré et à l’élevage optimisé. », explique Karl-Philipp Baumert.
Des data qui rapportent?
« L’image des agriculteurs a changé. Ils ont grandi avec des smartphones et des ordinateurs. Il y a des décisions qui sont maintenant prise par ordinateur, avec des informations qu’ils n’auraient jamais eues avant. Ils deviennent de plus en plus des managers, explique Eva Gallmann, professeure en science agricole à l’Université de Hohenheim en Allemagne. Néanmoins, il reste encore des points faibles dans l’agriculture numérique », constate-t-elle. Comme la vulnérabilité face au piratage informatique. Les données recueillies intéressent aussi les grandes entreprises. « Ce n’est pas un hasard si des multinationales comme IBM et SAP entrent dans le marché du numérique agricole. Les datas recueillies pourraient ensuite être traitées avec des algorithmes pour recevoir des informations importantes sur les récoltes. Une ressource intéressante pour spéculer en Bourse. Ça pourrait influencer le marché international de manière totalement imprévisible », estime-t-elle. Un marché d’ores et déjà influencé par le numérique, qui a fait augmenter la production de lait. Et donc baisser les prix.
« En 2012, lorsqu’on percevait 40 centimes par litre, c’était l’euphorie chez les éleveurs. Aujourd’hui, ce ne sont plus que 33 centimes. Avec cette baisse, le lait n’est plus rentable pour une ferme comme la nôtre», dit Raphael Baumert observant la pluie fine de l’intérieur d’une étable. Jusqu’en 2015, la production de lait était limitée et stabilisée par un régime des quotas, déterminé par l’Union européenne. Depuis, la production a augmenté et les prix ont baissé à cause d’un surplus de lait sur le marché. « Lorsque le prix du lait est très bas, les grandes fermes doivent diminuer leur production. Les nouvelles machines ne fonctionnent donc pas toujours à plein régime, alors qu’elles avaient été achetées pour produire plus », explique Jürgen Neumeier du service agriculture de la région d’Ortenau.
Pour Raphael Baumert et sa sœur Veronika, 23 ans, le numérique est devenu indispensable. Mais comment cela évoluera-t-il si le prix du lait continue à baisser ? « On est encore très jeunes, ma sœur et moi. On aimerait travailler encore quarante ans dans ce métier. Mais avec les prix actuels, il faut qu’on réfléchisse à d’autres alternatives », déplore Raphael Baumert. Il y a quelques jours, leur acheteur de lait s’est déclaré en faillite. En retrouver un est une démarche difficile. « Aucun autre acheteur ne voulait de notre lait. Ils sont déjà contents lorsqu’ils arrivent à vendre le leur. Même les grandes chaines, bien visibles dans nos supermarchés, n’achètent plus de nouvelles productions. » Les Baumert ont finalement retrouvé un acheteur trois jours plus tard, mais c’est une solution temporaire. « Il l’a acheté pour 27 centimes le litre, et il fallait encore payer le transport. A la fin, il ne restait que 20 centimes. Ce n’est pas possible de gérer une entreprise à un tel prix. »
Ferdinand Moeck
Le numérique se propose aussi de changer le quotidien des vignerons alsaciens. Le groupe d'innovation InVino Tech lance plusieurs pistes, sous la houlette de l'association « Alsace digitale », qui promeut les initiatives numériques dans la région. Outre la cartographie du vignoble et de ses caractéristiques et une plateforme de partage des observations de terrain, qui concernent directement les exploitants, d'autres projets impliquent toute la filière viticole. Un des objectifs serait de mieux faire connaître les grands crus alsaciens hors de la région en sensibilisant les restaurateurs via internet. Grâce à une application mobile, InVinoTech envisage de réévaluer à la hausse les prix de vente. Reste à concrétiser ces démarches, imaginées lors d'un « hackathon » à Colmar en février 2018.
L.S.