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Cloîtrés chez eux pendant deux mois, une dizaine de Bas-Rhinois racontent comment ils ont laissé leur corps souffler. Venues en nombre des médias et des réseaux sociaux, les "incitations à être beau/belle" n'ont pas perturbé plus que ça leur quotidien.

"Avec toutes ces astuces vous ne ressemblerez pas à Chewbacca", la célèbre créature poilue de la saga Star Wars. C'est ainsi qu'un site de santé vendait son article sur l'épilation à l'heure de la fermeture des salons de beauté. Confinement oblige, à la mi-mars, beaucoup de Bas-Rhinois ont vu leurs contacts avec le monde extérieur réduits à peau de chagrin. Pourtant on n'a jamais vu autant d'articles éclore sur Internet pour enjoindre aux corps de rester exactement les mêmes.

Pour Camille Couvry, chercheuse en sociologie à l'Université de Rouen, "la période de confinement a vraiment révélé l'importance du corps dans nos vies, dans l'identité sociale de chacun". Elle en veut pour preuve les nombreuses vidéos postées sur les réseaux sociaux pour encourager les confinés à garder la ligne. Un phénomène parfois "vécu comme une forte contrainte et une invitation à une surproductivité", que d'autres ont assimilé à "une aubaine".

Une dizaine de Bas-Rhinois ont accepté de parler de leur expérience esthétique du confinement : la plupart se sont moins fréquemment maquillés, rasés ou coiffés. Ils comptaient pour autant renouer avec leurs habitudes dès le retour à la normale.

Une question de normes et d'époques

Cheffe de projet en informatique originaire d'Illkirch-Graffenstaden, Valérie, 46 ans, a repoussé sa teinture de quelques semaines avant de céder à l'envie de cacher ses mèches dépigmentées. "Je ne suis pas prête à avoir des cheveux blancs, je me sentirais vieille. Et puis il y a aussi le regard des autres."

À l'image de Valérie, pour nombre de personnes interrogées, porter attention au corps, c'est une question d'estime de soi. "Je me rase tous les deux jours. Je n'aime pas avoir des poils", confie ainsi Myriam, 47 ans.

"Le rapport à la pilosité a une histoire", rappelle Camille Couvry. "L'épilation sous les bras doit dater des années 60, c'est un phénomène relativement récent pour les femmes. Mais les hommes sont de plus en plus concernés."

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 © Hannah Henriet

En 2015, Le Figaro encourageait déjà ces dernières à s'épiler et selon Cosmopolitain, les esthéticiennes sont aujourd'hui habituées à une clientèle masculine de plus en plus fidèle. Comme l'épilation, les façons de se maquiller, se coiffer ou s'habiller dépendent des normes de notre époque et de notre culture. "La définition première [de la norme] c'est vraiment quelque chose d'extérieur à l'individu, qui s'impose à lui et qu'il va incorporer", poursuit la sociologue. "Mais nous ne sommes pas passifs et pouvons réagir à ces normes, ce qui fait sans doute qu'elles évoluent dans l'histoire, parce qu'on peut avoir à un moment donné des personnes qui s'y opposent ou qui les transforment."

 

Mille et une injonctions 

Se conformer est aussi un gage de confort et de sécurité auquel il n'est pas évident de renoncer, comme le souligne Solal, un étudiant en chimie de 19 ans. "Pour moi, dans cette société, on a l'habitude de donner un avis à partir du physique, sans connaître la personne. Donc si on est présentable, on ne peut pas susciter un point de vue négatif au premier abord."

Déconstruire pour ne pas subir

Ce qu'évoque le jeune homme a un nom : c'est l'effet de halo, une erreur de jugement qui pousse à se fier à sa première impression d'une personne. Il vaut donc mieux soigner ses traits les plus visibles... et donc son apparence. Bien conscient de ce phénomène, après le confinement, Solal a recommencé à se raser tous les trois jours, "obligé" par la présence des autres.

Où trouver la force de remettre en question ces normes si confortables ? Charlotte*, 27 ans, souligne l'importance de sa pensée féministe dans son rapport à son corps et aux exigences qui pèsent sur lui. "Je ne suis plus autant maquillée qu'avant. C'est l'âge qui a changé ça. Je me suis rendu compte que ce n'était pas une obligation, j'ai eu le temps de me politiser, de voir que c'était la société qui m'imposait ça", confie la jeune Strasbourgeoise. Malgré son engagement, Charlotte avoue ne pas parvenir à se soustraire à certaines injonctions, la plus problématique étant pour elle l'épilation. "Je ne vais jamais ramener un mec chez moi si je ne suis pas épilée. Il y a une pression de dingue : la peur de choquer le gars, de dégoûter..."

Les normes corporelles continuent à conditionner les corps des femmes comme des hommes, confinés ou déconfinés, engagés ou non. La tendance bodypositive de plus en plus visible sur les réseaux sociaux laisse cependant espérer un assouplissement auquel participe notamment le collectif féministe Liberté, Pilosité, Sororité qui a profité du confinement pour encourager les femmes à laisser pousser leurs poils. Et à aimer leur corps au naturel.

Marion Henriet
Arthur Jean

*le prénom a été modifié

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