Après plus de deux mois de labeur solidaire et des milliers de visières confectionnées, les makers du Bas-Rhin préparent, eux aussi, l’après. Ces adeptes du “faire soi-même” veulent aujourd’hui pérenniser les liens nés de l’urgence sanitaire et démocratiser l’impression 3D, une technologie encore obscure pour le grand public.
Mi-mars, alors que l’épidémie vient de faire ses premières victimes dans le Grand Est, Quentin Lehmann se dit qu’il peut se rendre utile. Ancien cadre informatique chez Lidl, il veut devenir entrepreneur dans l’impression 3D. Il intègre alors la plateforme nationale d'entraide “Maker - Covid 19” lancée le 16 mars à l'appel d'un youtubeur et, très vite, entreprend de rassembler les bricoleurs high-tech dans le Bas-Rhin. Objectif : mettre en relation plus efficacement les travailleurs essentiels et les makers* qui n’appartiennent pas à un Fablab**. Très rapidement, les demandes - pour des visières de protection essentiellement - affluent sur la page Facebook.
En quasiment deux mois, les Makers 67 de Quentin Lehmann ont réussi à produire 13 000 visières. Avec le retour d'une offre industrielle et l’arrivée d’une réglementation restrictive (cf encadré), le groupe préfère arrêter cette production pour se concentrer sur de nouveaux objets comme les attaches pour masque. En bleu, vert fluo, ou pourpre, elles peuvent être commandées via la page Facebook du collectif. Conçues et fabriquées par des particuliers à l’aide de l'impression 3D, elles évitent les douleurs aux oreilles. Plus original, Quentin Lehmann propose un très pratique ouvre-porte amélioré nommé “Turgriffe”, qu’il présente dans une vidéo.
Il mûrit désormais un projet d'association qui rencontre un écho favorable dans le milieu. “Une trentaine de makers aimeraient y contribuer”, avance Quentin Lehmann, “Au moins 70 autres personnes ayant reçu des visières ou aidé à leur livraison veulent aussi s’engager.” A la différence des Fablabs* bas-rhinois, tous situés en milieu urbain, cette association proposerait aussi le don ou la vente d’objets à prix coûtant : “Si les gens utilisent ces objets fabriqués à l’aide de l’impression 3D, on fait rentrer ainsi cette technologie dans les foyers. C’est la première étape de sa démocratisation”, poursuit son fondateur.
Quentin Lehmann présente son "Turgriffe", un ouvre-porte ingénieux : la partie en contact avec la poignée est rétractable ! (Capture d'écran Youtube)
L’efficacité du système 3D
Bruno Metzger est un des membres des Makers 67 prêts à “poursuivre l’aventure”. Il faut dire qu’il y a passé le plus clair de son temps : “Je me levais sans savoir quel jour on était. J’étais absorbé par l'impression de visières de protection pour ceux qui en avaient besoin.” “Passionné de technique”, ce responsable adjoint du service technique du Vaisseau, centre de culture scientifique à Strasbourg, a pu, avec l’accord de sa direction, emprunter l’imprimante 3D servant à la démonstration. Il a ensuite commandé son propre matériel. À lui seul, il a réalisé plus de 2000 visières de protection.
Ces initiatives solidaires, qui ont permis à de nombreux professionnels (kinésithérapeutes, horticulteurs, dentistes, gendarmes, enseignants) de travailler en toute sécurité, ont pu déboucher sur de nouveaux projets. Ainsi, Bruno Metzger réfléchit à un partenariat avec la principale du collège Lezay-Marnésia, dans le quartier de la Meinau à Strasbourg, pour faire découvrir l'impression 3D aux élèves. Dans le même esprit, Quentin Lehmann a réalisé une vidéo de vulgarisation sur cette technologie pour le Vaisseau.
Comme la future association de Quentin Lehmann, les Visières solidaires-67 sont tournées vers les territoires ruraux au moins autant que les villes. Pierrick Lang, un de ses initiateurs, est mécanicien à Betschdorf et a pu constater “qu’un seul maker, sur les 50 que compte le collectif, était rattaché à un Fablab. Le reste est réparti dans tout le département”. L’enjeu est d’étendre la culture maker à ces territoires, jusqu’ici restés à l’écart des Fablabs urbains.
Mais, même en ville, l’extension de la culture maker passe aussi par une démocratisation de la formation. “Pour pouvoir continuer dans cette lancée, il faut développer l’accessibilité, les Fablabs sont souvent trop tournés vers les professionnels alors qu’il faut commencer par les plus jeunes”, estime Farid Maniani. Cet enseignant dans un établissement régional d'enseignement adapté (EREA) à Illkirch-Graffenstaden préside Manipulse, l’un des Fablabs parmi la petite dizaine qui compose le groupe bas-rhinois Boucliers Fablab, également venu en aide aux soignants au plus fort de la crise sanitaire : “On a offert à deux jeunes une imprimante 3D il y a un an. Ils ont produit quelques valves pour l’Institut hospitalo-universitaire*** pendant la crise, c’est comme ça qu’on transmet la culture maker.”
Valentin Béchu
* Apparu en 2005 sous la plume de Neil Dougherty, souvent considéré comme le père du mouvement, le mot “makers” vient de l’anglais “make”, qui signifie faire, fabriquer. Il désigne une personne qui conçoit et produit des objets - plutôt à l’aide des nouvelles technologies du numérique - en communauté.
** (Contraction de l'anglais fabrication laboratory), les Fablabs sont des lieux ouverts au public où sont mises à disposition des machines-outils, souvent numériques, pour la conception et la réalisation d’objets de toutes sortes. Ils peuvent être associatifs ou professionnels.
*** Situé tout près du CHU de Strasbourg, cet établissement est à la fois un lieu de soins, un centre de recherche et un centre de formation. Il est spécialisé dans le traitement des pathologies de l’appareil digestif et utilise la chirurgie guidée par l’image.
Le 23 avril dernier, de nouvelles normes pour les équipements de protection individuelle (EPI) ont été établies par le gouvernement. Adapté aux recommandations de la Commission européenne, ce texte remplit un vide juridique dans lequel se trouvait la production des makers. La fabrication et le don de visières ne sont pas interdits mais deviennent plus compliqués. Les makers craignent désormais d’être poursuivis pour concurrence déloyale ou travail dissimulé. Le texte a généré un vif ressentiment chez eux. Quentin Lehmann dénonce l'influence du “lobby de la plasturgie”. Quant à Farid Maniani, il résume non sans ironie : “C'est brutal. C’est comme si on disait aujourd’hui merci à une infirmière pour son travail et que, sans lui dire, on démantelait son hôpital…” Toujours est-il que, comme le remarque le journal Contrepoints, l'Europe est à la traîne par rapport aux États-Unis. Outre-Atlantique, un masque de fabrication 3D a rapidement été certifié pour tout le pays et les plans ont été mis en libre accès.
Valentin Béchu
Intervention d'Éric Bothorel, député de la 5e circonscription des Côtes d’Armor, à la tribune de l'Assemblée nationale lors de la présentation de la stratégie nationale de déconfinement par le gouvernement.
Bon nombre de Bas-Rhinois ont pu retrouver ces derniers mois le plaisir des activités manuelles et mener à bien leurs projets.
● Arthur Neyer, étudiant chez OpenClassrooms
“J’étais confiné à Nordheim avec ma mère. J’ai installé un home cinéma avec de vieux matériaux et j’ai construit une enceinte bluetooth. Ça fait longtemps que je regarde des tutos sur Youtube et je connaissais bien les systèmes de son grâce à mes anciens cours en fac de physique. Je voulais faire une meilleure enceinte. Au fur et à mesure, ça se rapprochera de ce que je souhaite. Depuis que je suis déconfiné, j’utilise souvent mon home cinéma et mon enceinte. J’aimerais en faire pour les autres parce que le partage, c’est ce qui m’a le plus manqué pendant ce confinement.''
● Quentin Lefrancois, étudiant à l’EM Business school
“J’étais confiné à Boersch, un village alsacien, dans la maison où j’ai grandi entre montagnes, champs et vignobles. J’avais une liste de choses à faire à la maison, puis j’ai relevé des réparations à faire au fur et à mesure. J’avais prévu de nettoyer les rigoles, puis j’ai retapé les escaliers et une fenêtre. Tous les trucs qui étaient pétés, je me suis dit 'c’est le moment'. Je regardais des tutos parce que faire à ma façon, ça m'aurait pris plus de temps. On a tout dans notre maison pour peindre, faire des travaux. Sinon, j’empruntais du matériel à mes grands-parents. Avant, je voulais faire du bricolage, mais je n’avais pas le temps, je repoussais. J’ai maintenant envie d’en faire plus.”
● Théo Untrau, étudiant dans une école de kiné en Allemagne
“J’ai bricolé avec mon frère, à La Broque, pendant le confinement. On a mis des tréteaux dans la cour : il a fait des bancs, moi une cabane pour chat et on a même fait un poulailler. Je me suis inspiré d’une construction que mon père a faite quand on était petits. Il est électricien et bosse sur des chantiers. Pour la majorité des choses que je fabrique, c’est lui et mon grand-père qui m’ont appris. Je me suis servi des palettes et des bouts de bois qu’il récupère. Ça m’a fait du bien de pouvoir bricoler, de penser à autre chose parce que regarder la télé, les infos, ce n'était pas toujours très gai. Je bricole encore en ce moment, je suis sur des vélos. A la rentrée, il y aura pas mal de demandes, ça me fera un peu de sous.”
Emma Chevaillier