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18/02/21
15:47

Une journée dans la peau d’un coursier overbooké

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Au total, cette journée m'aura rapporté 56,25 euros dont six de pourboires, pour 3h48 de connexion sur l'application. © Lucas Jacque

Entre l’impossibilité de manger sur place au restaurant et le couvre-feu à 18h qui limite la vente à emporter, la charge de travail des livreurs à vélo est amplifiée.

11h22, j’entre dans l’algorithme d’Uber Eats. Après avoir accepté les nouvelles conditions d’utilisation et assuré que je respecterai les gestes barrières, me voilà disponible pour reprendre les livraisons, arrêtées en octobre 2019. Alors que les enseignes ne peuvent accueillir leurs clients sur place, mon objectif est de prendre le pouls auprès des coursiers, "en première ligne". 

Quelques mois d’expérience me font penser qu’avec de la chance, à cette heure-ci, il me faudra tout de même attendre une vingtaine de minutes avant de recevoir une commande. Je lance donc une vidéo sur YouTube pour patienter. Mais seulement quelque 120 secondes plus tard, première surprise : mon téléphone sonne. Je débarrasse en vitesse mon poussiéreux sac isotherme du bazar qui s’y est accumulé et enfourche mon vélo.

"À laisser devant la porte"

À peine 200 mètres me séparent du restaurant le PerloDrink où débute mon aventure. Mes réflexes de livreur sont quelque peu rouillés et le GPS de mon vieux téléphone déjà à la ramasse. Je tourne en rond avant de trouver l’enseigne, je galère à trouver un endroit où attacher mon vélo. Bien qu’irradiée d’un soleil qui se fait trop rare ces derniers temps, la journée risque d’être longue. Je récupère le repas et les premiers vrais coups de pédales m’emmènent à Schiltigheim, 3 km plus loin. Une commande dite "longue", mais surtout peu rentable. 

En effet, la tarification pour un coursier de province est la suivante :  deux montants fixes (1,90 euros pour la prise en charge au restaurant et 0,95 euros pour la remise au client) et deux montants variables (0,76 euros par kilomètre et le pourboire). En intégrant au calcul le temps perdu pour réaliser l’aller-retour que nécessite une course lointaine, il est plus avantageux d’enchaîner les déplacement courts.

Me voilà donc route du Général de Gaulle. Je découvre alors l’une des petites nouveautés post-Covid : "À laisser devant la porte". L’application demande simplement d’envoyer une photo de son repas au client pour le prévenir que celui-ci est arrivé, comme par magie. Je suis le livreur invisible. Je suis comme une cigogne. Logique, en Alsace. 

De retour dans le centre-ville et en pleine lutte avec ma housse de selle qui tente tous les 100 mètres de se faire la malle, le téléphone m’alerte à nouveau et m’envoie au TacosDélices. Une petite foule de livreur s’est accumulée devant le restaurant. L’occasion de discuter un peu. "Je parle pas très bien français, demande plutôt à lui", indique le premier d’entre eux. "Lui", c’est Hassan, livreur pour Deliveroo depuis 2019. "Au lieu de gagner 60, je gagne 80 euros en ce moment, témoigne-t-il dans un français également approximatif. Le soir, ça commence plus tôt avec le couvre-feu, mais à 21 heures c’est mort". 

 "Je vais encore manger froid"

Ma commande arrive. Mes commandes ? Je n’y avait pas prêté attention, mais je livre cette fois deux personnes. Pas de souci. Les double courses sont plutôt rares et les clients souvent rapprochés. Quelle naïveté… Le premier d’entre eux habite Cronenbourg, au nord-ouest de la capitale alsacienne.  La seconde, à l’ouest du Neudorf, au sud de Strasbourg. Le grand écart donc. 

Là où le livreur se fait avoir, c’est qu’il ne bénéficie dans ce cas qu’une fois des 1,90 euros de prise en charge. J’ai perdu du temps, j’ai perdu de l’argent, j’ai roulé dans des chemins boueux, ce foutu GPS décide de montrer des directions aléatoires. Et en arrivant, je me fais engueuler. "Franchement arrêtez de prendre des double commandes, c’est un repas, c’est pas un colis. Je vais encore manger froid", peste la seconde cliente. Bonjour à vous aussi madame, et bon appétit. Au moins, j’ai vu quelqu’un. 

Une nouvelle double commande ponctue ma matinée. Je les récupère cette fois à deux enseignes différentes et ne me fais donc pas (autant) avoir. L’occasion d’échanger quelques mots avec Bryan, qui d'une certaine manière, rencontre lui aussi, la "face cachée du métier" : "Je suis en chômage partiel parce que je travaille dans la restauration à Rivetoile. Ça me permet de compléter mes revenus", explique-t-il avant de s’en aller. 

Bilan des courses deux heures plus tard, au moment de se déconnecter de l’application : 29,23 euros pour trois courses et cinq livraisons. Un montant plutôt satisfaisant si l’on considère qu’il m’est arrivé de rentrer bredouille après trois heures de connexion à Strasbourg. 

L’attente, ce fléau 

Cinq heures plus tard et après l’apparition des premières douleurs musculaires, me voilà à nouveau en ligne. Cette fois encore, l’attente ne dure pas. En revanche devant le restaurant Milas, David fume sa clope en patientant. "J’ai beaucoup de livraisons oui, mais ce qui est vraiment cool c’est qu’il n’y ait plus de circulation et donc pas de risques, raconte-t-il entre deux taffs. Ca me permet de faire mes 100 euros en 6 heures au lieu de 8". "100 balles c’est ce que beaucoup de livreurs se fixent comme objectif, intervient Aliou. Le week-end tu peux même monter à 130 en ce moment."

Mon colis, lui, ne vient pas. "Désolé c’est une grosse commande", s’excuse le restaurateur. Avec la distance, l’attente est le deuxième épouvantail du livreur. Nombre d’entre eux annulent les livraisons si celles-ci sont trop longue à arriver. "Combien de minutes vous pensez ?", devient le refrain infernal des cuistos.

Les trajets suivants mènent au nord de Strasbourg : Schiltigheim, Bischeim, Hoenheim. Mon chiffre d’affaires en prend en coup avec des courses de plusieurs kilomètres qui m’éloignent du centre névralgique de l'activité. Pas un chat sur les routes, même plus un seul livreur. Un bon indicateur pour dire de rebrousser chemin. 

Sur les coups de 20h, demi-tour pour livrer un ultime repas. Ce sera une autre "double" pour finir, qui fait monter ma cagnotte à 56,25 euros. Sur le retour et après cette éprouvante journée, ma concentration faiblit sur les pavés de la cathédrale. Je ne vois donc pas cette ornière. Ma roue arrière s’y engouffre et explose sur le coup. C’est donc à pied que je finis ma journée de livreur à vélo. 

Lucas Jacque

 

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