Kendrick Lamar a remis la question noire au centre des Grammy Awards lundi soir. Avec cinq prix gagnés, son succès semblait total. Et pourtant, le tant convoité album de l'année lui a échappé, comme souvent pour les artistes afro-américains.
Pour la 58e édition de la grand-messe des Grammy Awards, Kendrick Lamar a littéralement mis le feu au Stapleton Center à Los Angeles. Le rappeur originaire de Compton, banlieue de Los Angeles et berceau de la culture rap de la côte ouest, est arrivé sur scène dans un décor carcéral, en tenue de bagnard, menotté, l’oeil au beurre noir. Entouré de danseurs afro-américains qui brisent leurs chaînes, Kendrick Lamar s'est lancé dans un mash-up survitaminé de The Blacker The Berry et Alright, devenu l’hymne du mouvement "Black lives matter". Chorégraphie frénétique, squelettes ultraviolets projetés sur les chemises bleues, lance-flammes : la performance musicale et politique est intense à tous les niveaux.
Acclamé par la critique pour To Pimp a Butterfly, un album coup-de-poing aux airs de chronique sociale, traitant de la discrimination raciale et de l’orgueil afro-américain revendiqué, le rappeur était nommé dans onze catégories. A l’issue de la cérémonie, il en raflé cinq : meilleur album rap, meilleure performance rap, meilleure chanson rap, meilleure collaboration rap/chant et meilleur clip. Ces deux derniers prix lui ont été attribués pour sa participation à la chanson Bad Blood de Taylor Swift, la petite fiancée de l’Amérique qui a quant à elle remporté le précieux prix de l'album de l’année, pour 1989… sorti en 2014.
Seulement 6 artistes noirs en dix ans récompensés par les plus grands prix
Cinq prix, onze nominations, une standing-ovation : le succès peut sembler total pour Kendrick Lamar. Et pourtant, pour les fans, le meilleur album rap a comme un goût de prix de consolation. Comme ses consoeurs du cinéma et de la télévision, l’Académie des Grammys est depuis plusieurs années pointée du doigt pour son manque de diversité. Le palmarès de ces récompenses musicales se décline en de multiples sous-catégories qui couronnent les artistes par genre : pop, rock, rap, musique chrétienne… Le véritable trophée, ce sont les prix dit “généraux”, qui consacrent la crème de la crème, toutes influences confondues. Et les médias comme les fans ne peuvent s’empêcher de remarquer que si les artistes afro-américains sont primés dans les catégories rap et r’n’b, ils sont presque invariablement recalés à la récompense ultime.
D’après LA Weekly, lors de la cérémonie du 15 février, Bruno Mars est devenu le sixième artiste noir à gagner l’un des quatre prix principaux (meilleur enregistrement) en dix ans. Et encore, la victoire ne lui appartient pas complètement : il n’est que “l’invité” de Mark Ronson, auteur du tube intersidéral Uptown Funk. Depuis 2000, dix-neuf artistes noirs ont été nommés à la plus prestigieuse récompense des Grammys, l’album de l’année. Seuls trois l’ont emportée : Ray Charles, Herbie Hancock et le duo Outkast.
Ce 16 février, sur Twitter, en référence à la polémique des Oscars blancs comme neige, certains internautes murmurent #GrammysSoWhite :
So the white folk over at the Grammys gave Kendrick 5 Grammys but none for the major awards that really matter? Go figure.
— Phantom DM (@ScaredNinja) 16 Février 2016
"Donc les Blancs des Grammys ont donné 5 prix à Kendrick mais aucun qui compte vraiment ? Allez savoir."
La vérité c'est que jamais aucun rappeur de gagnera le Grammy de l'Album de l'Année, aussi brillant soit-il. Grammys are so White...
— ¯\_(ツ)_/¯ (@Mogadishow) 16 Février 2016
jk i love the Grammys so much i can never get enough of seeing white people winning prestigious awards it is so unique and new wow
— human bean (@chashubun) 16 Février 2016
"Les 58e Grammys ? Plutôt les 58e Mamies ! Je rigole, j’adore les Grammys, je me lasse jamais de voir des blancs gagner des prix prestigieux. C’est tellement nouveau et unique, wow."
En février 2015, le magazine Rolling Stone s’indignait : les Grammys ont-ils un problème de race ? Cette année là, les nommés au sommet étaient tous blancs, tout comme un tiers des artistes dans la catégorie rap. Au coeur du scandale notamment, le triomphe d'Iggy Azalea. La rappeuse australienne était décriée par les connaisseurs et beaucoup d'Afro-Américains, accusée de s'approprier sans vergogne des codes culturels et de se comporter comme un cliché malsain d'une communauté à laquelle elle n'appartient même pas. Même dans les catégories urbaines, les Afro-Américains se sont sentis floués lorsque la récompense du meilleur album rap a échappé à Kendrick Lamar, en 2014 et en 2015, supplanté par les "caucasiens" Macklemore puis Eminem.
Le 4 février, Billboard publiait les confessions de deux jurés de l'Académie nationale des arts et des sciences, qui organise les Grammys. Tous deux, anonymisés sous l'appelation "Juré 1" et "Juré 2", confirment un manque de diversité et de connaissances de nouvelles tendances musicales. "Le groupe des votants est encore trop blanc, trop vieux, trop masculin" déplore Juré 1. "Je constate une grande différence par rapport à il y a trois, quatre ans (...) mais il y a encore un long chemin à faire." Et en livrant leurs pronostics, Jurés 1 et 2... ont prédit l'avenir :
"Qui devrait gagner / Qui va gagner" (Capture d'écran Billboard)
Nina Moreno