“Ici, les squatteurs se sentent dans la toute-puissance”, lance Claire, à l’affût d’une éventuelle présence sous ses fenêtres. Habitante du Faubourg-National depuis 38 ans, elle connaît par cœur l’histoire de la rue et ses difficultés. “Le quartier n’a jamais été calme”, confie-t-elle. Le “faubourg du Subutex”– comme les habitués l’appellent – a toujours été réputé pour son trafic du produit de substitution à l’héroïne, mais aussi pour ses rixes. L’arrivée du tramway en 2010 et de nouvelles enseignes (la brasserie Le Tigre en 2018, le supermarché Casino en 2020, ndlr) présageait l’évolution positive d’un quartier à problèmes. Mais les espérances des riverains ont été balayées par la pandémie. Claire, qui tient tant à sa rue, dénonce une “appropriation de l’espace public” par une poignée d’individus. Une gérante de boutique décrit quant à elle un “regain de violence” depuis le premier confinement.
Ces travaux gênent aussi les commerçants du coin. Leur principale inquiétude : le manque de places de stationnement. “Ce qui nous fait vivre, ce sont les clients en voiture. S’ils ne sont plus là, on peut mettre la clé sous la porte”, indique Raoul Roehn, co-gérant de l’enseigne Monceau Fleurs.
Au restaurant Akabe, de l’autre côté du carrefour, Serkan estime avoir perdu environ 20 % de son chiffre d’affaires. “C’est bien beau d’améliorer la ligne de bus, mais si les petits commerces ferment…”
Suppression de places de stationnement
Le chantier rendant inaccessible le stationnement sur le terre-plein central, beaucoup d’automobilistes se garent sans scrupule sur les emplacements de livraison réservés aux magasins. “Parfois, quand les livreurs ne trouvent pas où se garer, ils passent leur chemin et on n’est pas livrés”, se désole Sismane, boucher au Bon marché Toros.
Armin Chahard, kinésithérapeute sur le boulevard, s’indigne : “On a des patients lourdement handicapés, il arrive que les ambulances ne trouvent même pas de place pour les déposer.” Les préoccupations des commerçants ne se limitent pas à la durée des travaux.
résidente permanente de la Semencerie depuis 2014. La scénographe sillonne les lieux en partageant sa tablette de chocolat. Non loin de là, Arno Luzamba photographie sa dernière installation dans l’espace commun. Il y a disposé une centaine de gants d’ouvriers pour dénoncer l’aliénation à l’usine. L’artiste franco-congolais souligne son attachement profond à l’atelier, qu’il décrit comme un “lieu d’intégration”. “Lorsque je suis arrivé en France, la Semencerie est le premier lieu à m’avoir accueilli”, confie-t-il.
© Mathilde Lopinski / France-Marie Nott-Mas
Plus 50 % en cinq ans, +12 % en 2022 : l’augmentation des prix de l’immobilier quartier Gare est spectaculaire et nettement supérieure à celle des prix strasbourgeois sur la même période (respectivement 39 % sur cinq ans et 8 % en 2022).
Longtemps considéré comme un quartier populaire à l'abri de la spéculation, le quartier Gare rattrape son retard. Depuis une dizaine d’années, il attire de plus en plus de projets et d’investisseurs. Moins cher que le centre-ville, proche de la gare et dynamisé par l’arrivée de la ligne F du tram, le secteur séduit une population jeune et mobile qui n’a pas les moyens de se loger sur la Grande-Île. Pour Jacques Becker, fondateur de l’agence éponyme située place de la Gare et agent immobilier depuis 2002, “il y a une demande importante qui fait monter les prix et les propriétaires actuels considèrent que si leur bien prend plus de 10 % par an, il n’y a aucune raison de vendre”. L’offre affronte la demande, les prix augmentent.
Violences et incivilités ont augmenté rue du Faubourg-National avec la pandémie, au point d'alimenter un conflit politique. Riverains et commerçants se sentent instrumentalisés.
prêt à signer un projet de complexe hôtelier. Une énième proposition de reconversion qui a bien failli aboutir après l’échec des logements sociaux et du parking. “On s’est dit qu’on ne pouvait pas laisser disparaître un espace pareil”, résume Marie-Dominique Dreyssé, adjointe à la maire en charge du quartier Gare, en évoquant l’esprit créatif de son secteur. Du côté des artistes, c’est le soulagement. “La fin de l’épée de Damoclès”, pour Zoé Bouchicot, résidente permanente de la Semencerie depuis 2014. La scénographe sillonne les lieux en partageant sa tablette de chocolat. Non loin de là, Arno Luzamba photographie sa dernière installation dans l’espace commun. Il y a disposé une centaine de gants d’ouvriers pour dénoncer l’aliénation à l’usine. L’artiste franco-congolais souligne son attachement profond à l’atelier, qu’il décrit comme un “lieu d’intégration”. “Lorsque je suis arrivé en France, la Semencerie est le premier lieu à m’avoir accueilli”, confie-t-il. Si le rachat marque une nouvelle ère pour la Semencerie, un tiers de ses résidents ont déjà quitté le quartier Gare.
Au-delà des embouteillages aux heures de pointe, il suffit de passer quelques minutes sur ce boulevard pour faire un autre constat : on n’y comprend rien du tout. Bus, voitures, vélos, piétons, les usagers ne savent ni où rouler, ni où marcher. “La première fois que je suis venu sur le chantier, j’ai failli me faire empaler par une voiture”, raconte Bertrand. Malgré les multiples panneaux de signalisation et le marquage au sol temporaire, la confusion domine : aucune déviation n’est schématisée.
Nombreuses sont les voitures qui s’engagent dans les sens interdits, ou qui manœuvrent au beau milieu d’un carrefour pour faire demi-tour. “Et encore, dès qu’il pleut ou qu’il fait nuit, c’est pire, s’agace un conducteur expérimenté de bus CTS. C’est très stressant de rouler ici !”
“La difficulté, c’est que le chantier évolue en permanence”
Les cyclistes se sentent particulièrement vulnérables : “C’est vraiment galère”, juge Léa. “C’est n’importe quoi”, s’emporte Nina. Jean-Mathieu parle carrément d’un “gros bordel”. “D’un côté les voitures sont tellement perturbées qu’elles ne font pas attention aux vélos, et de l’autre, la piste cyclable provisoire est régulièrement coupée par les barrières”, résume Nathalie.
Marie-Dominique Dreyssé, élue référente du quartier Gare, reconnaît qu’il y a “une marge de progrès. La signalétique est assez précaire et les habitudes tenaces. Mais la difficulté, c’est que le chantier évolue en permanence.” Nathalie, elle, relativise : “L’ancienne piste cyclable était constamment encombrée. Je suis contente qu’ils construisent une vraie piste séparée des voitures, pour être en sécurité.”