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Par Sophie Allemand

La cuisine, un métier d’homme ? Où sont les femmes cheffes ? Allons les chercher ! Souvent placées derrière les fourneaux à la maison, elles se font rares dans les brigades des grandes cuisines. En 2018, sur les 621 restaurants primés par le guide Michelin, seulement 16 d’entre eux sont tenus par des femmes. Une seule femme, Anne-Sophie Pic, détient les trois étoiles… Le prix « Femme chef » vient d’être créé : Fanny Rey l’a reçu en 2017. Expériences, anecdotes et questionnements : suivez Marion Goettle, 23 ans, dans la cuisine du Café Mirabelle qu’elle a récemment ouvert à Paris. Écoutez le point de vue d’élèves de terminale en alternance cuisine au Lycée Guebwiller en Alsace et celui de Louise Jacob, cheffe adjointe du restaurant Pottoka à Paris.

Remerciements au Lycée Guebwiller, en particulier à Diane Kauffmann, la professeure de français et ses élèves Lisa, Célia et Oriane. Également aux gourmets journalistes Jordan Moilim et Estérelle Payany pour leur participation et le café. Et bien sûr à Louise Jacob et Marion Goettle !

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Pour aller plus loin

Estérelle Payany est journaliste et critique culinaire pour Télérama Sortir, auteure de nombreux ouvrages sur la gastronomie. Depuis quelques années, elle prête une attention particulière aux cheffes et se rend principalement dans des restaurants tenus par des femmes, qu’elle recense.

« Étant moi même une femme, je vois le monde à travers un certain type de lunettes. Une fois j’ai un peu écorché un restaurant de viande dans un article. J’ai entendu : « tu sais c’est une femme,  elle ne sait pas vraiment manger de la viande ! »  Je n’ai pas particulièrement apprécié. Mon rôle de critique, c’est de concilier ma subjectivité et l’objectivité. Ma subjectivité je ne peux pas la changer : je suis une femme, parisienne, d’une quarantaine d’années. Mon rôle est de me demander ce qui touchera les lecteurs du magazine pour lequel je travaille. »

« Les critiques gastronomiques d’aujourd’hui jugent avec des critères et des lunettes très masculines : est-ce que c’est bien vu de manger dans ces lieux là ? On peut changer de lunettes et se mettre dans une vision que certains diraient « féminine », que moi j’appelle de « mangeur contemporain ». Est-ce que c’est bon, bien fait et intéressant ? Oui c’est intéressant de bien nourrir les gens. Des femmes il y en a beaucoup : dans les cuisines collectives, cuisines du monde et des petits restaurants. Ce ne sont pas ceux que l’on trouve dans les guides. Mais lorsque l’on passe devant, ils sont pleins. 

Ce sont deux catégories différentes de cuisine. Pour moi les deux sont nobles. Réussir à bien nourrir au quotidien est aussi difficile que nourrir de façon exceptionnelle une fois par an. La gastronomie dans le sens du Guide Michelin n’est peut-être pas la plus intéressante. On s’éloigne de l’aspect paillettes pour revenir aux fondamentaux. Ce qu’il y avait dans les années 30 du Guide, où il pas mal de femmes se trouvaient à l’époque. »

« Les premières femmes étoilées, étaient les mères lyonnaises. La première femme étoilée était la mère Brazier en 1933. C’est aussi la première personne au monde à avoir eu deux fois trois étoiles ! Paul Bocuse a travaillé dans son restaurant et lui doit beaucoup de ses recettes. Dans les années 50, il y en avait bien plus qu’une, comme la mère Bise. Années 30, années 50 : toujours des périodes d’après-guerre. Il a fallu que les hommes désertent les cuisines pour que les femmes prennent le pouvoir.

Tous les grands chefs parlent avec émotion de la cuisine de leurs grand-mères. Elles faisaient ca pour rien, alors qu’eux pouvaient en faire de l’argent. Il y a eu une confiscation du savoir faire. C’est comme pour la haute couture, dès qu’il y a eu des capitaux financiers en jeu, ce n’était plus l’affaire des femmes. On a fait de la cuisine une affaire d’homme, tout en laissant aux femmes la charge du quotidien.

« Il ne faut pas forcément révolutionner le Michelin. Chaque guide a le public qui va avec, chaque génération veut créer son nouveau guide. Le Michelin restera Le Michelin. On ne peut pas lui demander d’évoluer. C’est comme demander à un grand-père d’avoir des idées très progressistes. C’est un témoignage de générations, des témoignages patriarcaux en quelque sorte. Le Michelin reste un critère important, ils font du très bon boulot sur de nombreux points. Si le moule ne va pas, il faut changer le moule. C’est à nous de faire évoluer les critères par lesquels on choisit d’ouvrir la porte d’un restaurant et d’aller dîner tous les jours.

« Oui, on peut choisir volontairement de visiter plus de restaurants tenus par des femmes »
Avec Vérane Frédiani, la réalisatrice du film À la recherche des Femmes Cheffes, on a lancé la collecte de noms de femmes cheffes. Pour montrer aux médias qu’il y a beaucoup de femmes dans les cuisines en France mais qu’ils ne les voient pas, qu’ils ne les cherchent pas. C’est à nous de les mettre en avant.

« Le prix Femme Chef du Michelin vient un peu tard. » Il y a eu Fanny Rey en 2017 pour la première édition. Mais il ne faut pas que ce soit l’arbre qui cache la forêt. Il y en a une, demain j’espère qu’il y en aura 10 000. Cela a le mérite d’ouvrir une porte, d’inciter les médias à parler d’elle. Des petites filles verront que c’est faisable et oseront dire : « moi plus tard je veux être cheffe », sans ce sentiment perpétuel de défricher. On est au début de l’histoire. C’est un combat de visibilité, de reconnaissance, d’affirmation.

 

Les femmes cantonnées à la pâtisserie ?

« La pâtisserie est souvent reliée à la séduction. Donner du sucre, c’est donner de l’amour : être gentil et doux. La cuisine est un acte beaucoup plus barbare. C’est un lieu où l’on donne la mort : vider des poissons, des poulets, les couper et avoir du sang sur les mains. 

Il y a un côté « Eros Thanatos » (pulsion de vie/pulsion de mort, ndlr) que l’on oublie facilement avec la cuisine en pièces détachées, souvent pratiquée à la maison avec deux blancs de poulet. L’anthropologue Alain Testart parlait du tabou ancestral qui séparait les femmes de la chasse, du malaise de voir une femme avec un couteau. Il y a un interdit inconscient là dessus. Les femmes utilisent des aiguilles, des objets émoussés mais les choses tranchantes sont l’apanage du mâle. C’est en creux dans la civilisation occidentale : attention, il y a le sang qui va jaillir, de l’impureté. Il y a un interdit très sous-terrain. On ne met pas de grands couteaux dans les mains des filles pour qu’elles apprennent à les aiguiser. Elles sont infantilisées. » 

Estérelle Payany

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