Vous êtes ici

Par : Wyloën Munhoz-Boillot

Nicolas, 28 ans, est conseiller financier dans l'immobilier. Ce jeune cadre a commencé à consommer de la drogue de manière purement récréative, le week-end essentiellement. Puis, il s'est mis à en consommer avant d'aller travailler, pour « tenir le coup » après un week-end festif. Et petit à petit, pour faire face à une charge de travail toujours plus importante et une pression accrue de ses supérieurs, sa consommation est devenue quasi quotidienne.

Julien, 56 ans est un technicien du spectacle à la retraite. « Accro » pendant 27 ans, il a consommé toutes sortes de produits dopants. De l'héroïne à l'alcool, en passant par les opiacés et les médicaments antiasthéniques, comme le Guronsan. Parfois même sous forme de cocktails. Il ingérait alors plusieurs substances à la fois. Julien consommait lui aussi pour « tenir le coup »...

Nicolas et Julien ne sont pas des cas isolés. D’après une étude de la Mildeca, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (décembre 2016), les Français sont les premiers consommateurs de psychotropes (alcool, cannabis et médicaments type Guronsan en tête) au monde avec 20 millions d’actifs ayant recours à ces produits dopants. Et selon un rapport de l'OFDT, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (Juin 2010), la consommation de psychotropes touche toutes les professions et catégories sociales. Il s’agit donc d'un phénomène généralisé.

Des témoignages de consommateurs de psychotropes, il ressort que le travail est souvent le point de départ de l'addiction. Comme pour Nicolas et Julien, l’objectif avancé est d'assurer, d’être performant, de palier le stress ou encore de faire face à une charge de travail trop importante. Le phénomène serait donc lié au monde du travail d'aujourd'hui, caractérisé par la course à la performance, la pression de l’objectif, l’intensification, l’individualisation avec parfois une perte de sens, la peur de perdre son emploi, ...etc.

Pour aller plus loin 

INTERVIEW avec Isabelle Bidegain, médecin du travail

Selon la Mildeca, les Français sont les premiers consommateurs de psychotropes au monde. De quoi parle-t-on exactement ?

I.B. : Il faut différencier les substances psychoactives qui agissent sur le cerveau (tabac, alcool, caféine, cocaïne, cannabis), des produits médicamenteux autorisés (antidouleurs, somnifères, antidépresseurs). C'est cette dernière catégorie, que l'on qualifie de psychotropes. Les Français sont donc les premiers consommateurs au monde de produits médicamentaux délivrés par le corps médical, essentiellement pour des troubles d'anxiété, de dépression ou des troubles du sommeil. Mais aujourd'hui, quand on parle de psychotropes, cela inclut souvent les substances psychoactives.

D'après l'OFDT, la consommation de psychotropes touche toutes les catégories socio-professionnelles.

I.B. : Bien sûr. Et les produits consommés dépendent du secteur d'activité. Par exemple, dans le secteur du BTP, le produit le plus consommé est l'alcool. Parmi les saisonniers, c'est le cannabis. Dans les secteurs bancaire, financier et de l'audiovisuel, il est surtout question de cocaïne et d'ecstasy. Et dans le secteur de la santé, ce sont les psychotropes médicamenteux.

Comment luttez-vous contre ce phénomène ?

I.B. : Ce n'est plus uniquement l'affaire du médecin du travail, ce qui était le cas jusque là. Mon rôle aujourd'hui est d'amener les partenaires du monde du travail à apporter une réponse pluridisciplinaire. L'idée est d'associer les représentants des employeurs, des salariés, les caisses régionales d'assurance maladie, les organismes professionnels et le monde de la santé au travail (médecins, infirmiers, psychologues) afin de construire ensemble une réponse par rapport à la problématique de la consommation au travail.

Et les entreprises coopèrent ?

I.B : Évidemment toutes les entreprises ne sont pas volontaires. La tendance actuelle vise plutôt à développer des contrôles en entreprises. Les employeurs favorables à ces contrôles inopinés pensent que cela suffit à réduire la consommation au travail. Je pense que c'est une illusion.

Mais la méthode de traitement a évolué ?

I.B. : Oui. Il y a quelques années, on interrogeait les personnes essentiellement sur ce qu'elles consommaient. Aujourd'hui, on les interroge plutôt sur les causes de leur consommation. On est passé du simple traitement de l'usager au traitement de l'usage. Car si vous ne traitez pas ce qui déclenche la consommation (par exemple, le stress au travail), ça ne sert à rien d'interdire un produit ou de traiter la personne qui consomme. Ce qui pose problème, ce sont les facteurs professionnels qui conduisent à la consommation. Par exemple, le management à l'objectif, avec à chaque fois un objectif plus poussé. Cela n'entraîne pas une consommation de cocaïne pour toutes les personnes. Mais pour certaines, notamment celles qui ont déjà une consommation festive de cocaïne, ces méthodes de management - à l'objectif - vont renforcer leur consommation.

Le travail à l'objectif est répandu dans notre société. La consommation de psychotropes est-elle liée à la conception actuelle du travail ?

I.B. : Bien sûr. Et c'est cette conception du travail qu'il faut changer. C'est la seule façon de faire évoluer les choses. Mais cela nécessite une prise de conscience, de la part des entreprises comme des salariés. Par exemple, une entreprise automobile qui pratique le management à l'objectif doit faire prendre conscience à ses salariés que leur consommation de cocaïne peut être liée au stress. Mais au-delà, l'entreprise doit évidemment réorganiser le travail pour diminuer la source de stress et la pression que subissent ses salariés. L'idée derrière tout cela, ce n'est pas d'obtenir que les gens ne consomment plus du tout, mais qu'ils ne se mettent pas en danger dans le cadre de leur travail du fait de leur consommation.

Cette consommation de psychotropes en lien avec le travail, est-ce un phénomène nouveau ?

I.B. : Le phénomène s'est beaucoup développé depuis les années 1980 avec la réorganisation du monde du travail, c'est-à-dire avec la précarisation, l'instantanéité, le développement des nouvelles technologies ayant entraîné une surcharge. À cela, s'est ajouté une perte du collectif. L'intensification du travail a poussé les personnes à chercher des réponses individuelles. Chacun a développé une stratégie individuelle pour s'en sortir au mieux, aux dépens d'une stratégie collective. C'est devenu chacun pour soi. Cet isolement peut renforcer les troubles anxieux des personnes concernées et donc leur consommation de psychotropes.

Imprimer la page