Entre 1440 et 1660, près de 5 000 personnes, principalement des femmes, sont exécutées en Alsace, accusées de pratiquer la magie de Satan. Retour sur ces chasses qui ont marqué la région.
L'Alsace serait-elle un terrain propice à la chasse aux sorcières ? Il semblerait. Pendant les deux siècles les plus meurtriers, 1 600 bûchers érigés dans la région ont vu mourir des milliers de victimes.
La figure de la sorcière, ou “Hexe” en alsacien, voit le jour au Moyen-Âge. Assimilées aux hérétiques, elles sont traquées par l’Inquisition, qui les accuse de complicité avec le Diable. Le système juridique de l’époque est éclaté et permet aux magistrats d’appliquer la justice comme ils l’entendent. Quitte à cuire à feu doux les femmes de la région. À Strasbourg, centre "industriel" de l’époque, les autorités civiles et religieuses sont intransigeantes; aucune chasse n’a eu lieu dans la capitale alsacienne. C’est dans les villages aux environs que se dressent les bûchers.
À la Renaissance — et non au Moyen-Âge — les chasses aux sorcières se développent sur le vieux continent, avec un pic vers 1560, alors que l’essor de l'imprimerie permet une diffusion massive des textes sur le sujet.
Le Maleum Maleficarum, ou “Marteau des sorcières”, est un texte écrit par l'Alsacien Henri Krämer et le Suisse Jakob Sprender, imprimé à Strasbourg en 1487. Les deux inquisiteurs y expliquent comment déceler la marque du Malin chez les femmes et traquer les sorcières. Réimprimé plus d'une quinzaine de fois, l’ouvrage sera vendu à 30 000 exemplaires dans toute l'Europe. Le Maleum, divisé en trois parties sous la forme de questions-réponses, sert alors de référence aux juges civils et aux religieux dans les procès en sorcellerie. Les exemplaires originaux qui subsistent, très difficiles à dénicher aujourd’hui, sont estimés à près de 200 000 euros.
Ce texte justifie le programme de répression de l'Église et les massacres qui l’accompagnent. Afin de rallier la population à sa lutte contre le Diable, Henri Krämer y détaille des anecdotes, censées prouver l’existence des sorcières et faire adhérer les plus sceptiques à son propos. Au chapitre six, le moine rapporte qu’à Reichshoffen, une femme provoquait des naissances prématurées. Cette sorcière, en touchant le ventre d’une femme, lui aurait fait perdre son enfant. «Elle accoucha des morceaux de la tête puis des mains et des pieds», détaille Henri Krämer. De quoi rassurer la population.
«La motivation principale — à ces procès —, est la peur de tout, de ce qu'on ne comprend pas: la maladie des hommes et des bêtes, les malheurs (incendie, grêle, ruine). Pour tout ce qu'on ne sait pas expliquer et qu'on attribue à un mauvais sort, on cherche une responsable», détaille Antoine Follain, professeur d’Histoire moderne à l’Université de Strasbourg.
Des épreuves imparables pour trouver la sorcière
«80% des accusés et 85% des exécutés sont des femmes», dénonce Mona Chollet, dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes, un essai féministe publié en 2018. Les rares hommes à être incriminés se retrouvent dans l’oeil de la justice pour leur "association” avec des pratiquantes de sorcellerie, suspectée d’être héréditaire. Pères, maris, frères, fils… Ils vont même jusqu’à dénoncer les femmes de leur famille pour être épargnés.
Antoine Follain parle ainsi de «procès d’éradication», où la justice s'auto-intoxique: «Comme il n'y a jamais rien de prouvable on utilise la torture pour avoir des aveux. On finit toujours par en avoir, donc on valide les plus bêtes des accusations qui ont été portées.»
Les pseudos sorcières étaient quant à elles soumises à des “épreuves”, qui en plus de divertir les foules, prouvaient à tous les coups qu’elles étaient des élèves de Satan. L’épreuve du bain demeure la plus connue: la femme accusée était jetée, pieds et poings liés, dans une rivière. Si elle coulait, elle était innocente ; si elle flottait, c’était bien une sorcière. Les assistantes du diable étaient abattues ; les non-coupables — dommage — mourraient noyées.
En Alsace, un compte-rendu des procès de sorcellerie des Seigneurs de Niedernai en 1627, explique comment déceler la marque du Diable. Margareth est d’abord déshabillée par son bourreau pour être inspectée sous toutes les coutures. «Sous l’épaule gauche il décèle un gros grain de beauté qu’il pique avec une aiguille … Il n’y a pas de sang qui coule! La preuve est faite. C’est une sorcière !». Un raisonnement imparable.
Évincer celles qui dérangent
Dans les faits, les condamnations à mort de soi-disant sorcières sont un prétexte pour se débarrasser des femmes qui dérangent. Érudites, sages-femmes, guérisseuses, femmes indépendantes, âgées... Toutes les raisons sont bonnes pour faire condamner celles qui sortent du lot.
Le climat de suspicion et de délation généralisée se transforme alors en règlement de compte. Beaucoup d’hommes en profitent pour «se débarrasser d’épouses ou d’amantes encombrantes, ou pour empêcher la vengeance de celles qu’ils avaient séduites ou violées», explique l’enseignante en sciences sociales Sylvia Federici, dans son œuvre “Caliban et la sorcière”.
Dans la commune de Rouffach (Haut-Rhin), jusqu’à 10 000 personnes se rassemblent chaque année, à la mi-juillet, pour la Fête de la sorcière. Choucroute, saucisses et bières sont de rigueur pour célébrer la cinquantaine de femmes brûlées vives.
Si “faire la chasse aux sorcières” est devenu un lieu commun aujourd’hui, c’est qu’on oublie trop souvent la terrible réalité à laquelle il est associé. Ces milliers d'exécutions représentent un des plus vastes féminicides de l’Histoire, traversant les siècles et les frontières. Des mises à mort sans procès équitable — voire sans procès du tout — avec des tortures quasi systématiques et des viols par les accusateurs : voilà le vrai sens de la chasse aux sorcières.