L'entraînement


L'entraînement

Faire corps

La cohésion est l'un des principes essentiels de l'architecture militaire. Le but des premières semaines de formation : casser l'individualité pour créer du collectif, « faire corps ».

Sur les bancs de l'armée

Loin de l'action et des terrains de guerre, les militaires passent régulièrement des examens théoriques. Comme des étudiants, ils potassent les règles et les obligations spécifiques à leur fonction.

« Vous avez le droit de penser tout ce que vous voulez mais pas de le dire, c’est clair ? » Dans une petite salle de classe du camp militaire de Bitche, une quarantaine de recrues, âgées de 18 à 27 ans, écoutent silencieusement leur professeur. Treillis pour tout le monde et paquetage au pied des tables. Derrière leurs bureaux en bois, les premières classes sont formés au statut général du militaire. À l’extérieur, c’est parcours d’obstacles et entraînement sportif pour les autres.

Sur les tables, tout le matériel d’un écolier normal : trousse, règle et une bouteille d’eau sur chaque bureau. « Il faut donner une chance à tout le monde de poursuivre son parcours le plus loin possible, explique le lieutenant. Alors on insiste sur la tenue des cours et on cherche à leur donner le goût d’apprendre. »

Photo Théau Monnet
Photo Théau Monnet

Arrivés il y a seulement quelques semaines au centre de formation initiale des militaires du rang de Bitche, les « hussards » alternent entre cours théoriques et cours pratiques. « On fait des séances d’une heure et on enchaîne avec des exercices sur le terrain pour maintenir l’attention », poursuit le lieutenant. Clairement et simplement, il décline les droits et les restrictions des soldats. Au tableau, une diapositive sur la grève. « Que se passe-t-il si un militaire fait grève ? », demande un peu naïvement une fille au second rang. « Si vous faites valoir vos droits individuels avant votre mission c’est que vous n’avez pas saisi le sens de votre engagement, vous comprenez ? », lui rétorque l’instructeur. « Oui mon lieutenant ! », répondent d'une seule voix les élèves.

« La baïonnette intelligente »

Adhésion à un parti politique : impossible pour un militaire, sauf en période de campagne électorale et uniquement s’il prétend à un poste d’élu local. Liberté de circulation et de résidence : elle est restreinte, les soldats pouvant être appelés à servir en tout temps et en tout lieu. Liberté d’expression : interdiction d’exprimer des idées politiques ou religieuses en public et de se syndiquer. À l'inverse, ils doivent mettre en pratique la théorie de la “baïonnette intelligente” : désobéir à toute ordre illégal donné par un supérieur. Toutes ces règles sont résumées dans le code du soldat. Onze dispositions que le militaire doit connaître par cœur. Écrit sur les murs du dortoir du bâtiment où les élèves dorment, le dixième commandement : « Le soldat s’exprime avec réserve pour ne pas porter atteinte à la neutralité des armées en matière philosophique, politique et religieuse. » Ces règles, ces jeunes militaires y seront soumis toute leur carrière.

Photo Théau Monnet
Photo Théau Monnet

Famas posés à terre, entre deux entraînements au combat en zone urbaine, les premières classes du régiment de marche du Tchad révisent. Ils profitent de leur rare temps libre de la journée, la pause déjeuner. Sur un petit carnet, certains ont surligné des passages de leurs cours. Ils ont régulièrement des évaluations de connaissances. Les rappels constant de ce cadre légal servent à canaliser le comportement des soldats une fois en opération. Dès qu'ils sont projetés sur un terrain, intérieur ou international, les militaires doivent respecter les règles d’engagement. Celles-ci définissent le degré et le type de force à laquelle les soldats peuvent avoir recours : « Face aux populations civiles, la force ne doit être utilisée qu’en cas de nécessité et en adéquation avec la menace. Il ne s’agit pas de vaincre la foule, ni de l’humilier. L’action militaire doit donc viser à maintenir la violence à son plus bas niveau possible. »

Tout au long de son engagement, le soldat retourne sur les bancs de l’école. Pour devenir caporal, un militaire doit passer plusieurs examens, pratiques et théoriques. La formation technique spécialisée par exemple : déjà enseignée lors des classes, elle impose au soldat de maîtriser la spécialité du régiment, les drones à Chaumont, la transmission à Bitche... Selon leurs niveaux, les plus gradés ne sont pas non plus exemptés d’évaluations. Les futurs officiers doivent suivre une formation à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. Elle forme des chefs destinés à encadrer les unités de l’armée de terre. Sa devise : « S’instruire pour vaincre.»

Aurélie Sipos et Théau Monnet

Infographie Camille Bécart
Infographie Camille Bécart

« Ne pas en faire des robots »

Entretien avec Claude Weber, sociologue, maître de conférences à Saint-Cyr, spécialiste en sociologie militaire.

 

Comment s'opère le passage entre la vie civile où la mort est un tabou, et le combat où le soldat peut donner et recevoir la mort ?

 

Plusieurs choses interviennent dans la formation, l'acquisition d'aptitudes techniques : apprendre à tirer, à connaître parfaitement votre arme, les postures, vous déplacer...

Le plus important pour accepter les risques, c'est la notion de cohésion.

Pour accepter de prendre des risques et éventuellement de se faire tuer, il faut faire adhérer et intégrer un certain nombre de valeurs très fortes, comme être au service de son pays. Mais il faut surtout créer des liens très forts entre les individus. Cette cohésion doit être construite et entretenue en permanence au sein des unités militaires.

Cette interdépendance se crée en faisant vivre ensemble les individus, ce qui explique les semaines d'initiation, de formation, pour apprendre à connaître les gens de l'unité à laquelle ils appartiennent. Ils vivent ensemble, surmontent ensemble des épreuves difficiles. Les stages d'aguerrissement sont très contraignants, très rustiques.

Vous rajoutez à cela un rôle très important qui est celui du chef qui doit essayer de mener à bien cette alchimie complexe.

On parle aussi du folklore militaire, mais on voit bien que ces traditions et ces rituels sont très importants. Cela développe chez les individus une identité commune, le sentiment d'appartenance très fort à un groupe, l'homogénéité, l'uniformité. Ça commence dès le début : le fait de leur couper les cheveux, ils se ressemblent, le fait de leur faire porter le même uniforme… Ensuite les insignes, les chants, les traditions, les fêtes, la “chouille” aussi…

Ce qui compte dans l'esprit des soldats au combat, c'est vraiment cette cohésion. C'est-à-dire savoir que mon camarade qui est juste à côté de moi va m'aider si je suis blessé et que je ferai de même.

 

Jusqu'à quel point les individus doivent-ils se fondre dans le collectif ? Quelle part de libre arbitre et d'individualité propre leur reste-t-il ?

 

L'idée c'est que chacun garde sa personnalité mais qu’il s'inscrive dans un collectif. L'idée ce n’est pas d’en faire des robots qui ne pensent pas, au contraire. Les situations sont tellement complexes, les règles d'engagement, c'est-à-dire quand vous avez le droit d'ouvrir le feu ou pas, imposent que chacun les comprenne. Ce ne sont pas juste des gens conditionnés au point de ne plus savoir ce qu'ils font.

Dans le règlement, dans le statut général du militaire et dans le code du soldat, tout individu a l'obligation de désobéir à un ordre illégal. Si quelqu'un donne un ordre illégal comme violer des femmes, incendier un village, s'en prendre aux civils, le soldat a l'obligation de désobéir. Donc il garde son libre arbitre.

 

Les soldats sont-ils « en dehors » de la société ? Quel rapport entretiennent-ils avec la citoyenneté ?

 

Depuis que l'armée est professionnelle, l'enjeu est de continuer à faire ce pour quoi elle existe, en étant adossée complètement à la société.

Les militaires ne voulaient pas être professionnalisés, ils souhaitaient garder la conscription, parce que ça leur permettait tous les ans de recevoir des civils pendant dix ou douze mois et de garder un lien avec la société. Maintenant ils sont professionnalisés, mais on voit bien que le souci, c'est d'être en phase avec la société, de ne surtout pas s’en couper. Donc beaucoup de valeurs sont mises en avant : le patriotisme, le service au pays… L'armée ne veut surtout pas faire des citoyens à part, coupés de la société, ça serait catastrophique en termes de recrutement, d'image et de légitimité... Donc les grands chefs sont soucieux de ça, et ça fonctionne.

Propos recueillis par Loup Espagilière et Théau Monnet

 

Peine de mort

Tuer, être blessé, voir un camarade mourir. Autant d'épreuves auxquelles l'armée tente de préparer ses soldats. Les formateurs le savent bien, ils ne remplaceront pas le baptême du feu.

Sons d'explosions et de tirs en rafale, paroles menaçantes proférées en arabe ou en espagnol, fumigènes, une lampe pour dix dans l'obscurité du tunnel : les nerfs des premières classes du régiment de marche du Tchad (RMT) de Meyenheim sont mis à rude épreuve lors d'un parcours individuel sous haute tension. Pour tester leur sang-froid, il leur est demandé de se plier à un exercice de calcul mental sous les vociférations d'un officier et, à l'issue de l'épreuve, d'être en mesure de réciter deux phrases apprises quelques secondes avant l'action.

« Il faut les mettre en situation de fatigue, de stress, parce que c'est la réalité, explique le sergent Florent. Le combat, c'est comme ça. » Dans un autre exercice, ils affrontent leurs cadres au famas laser. Munis de gilets équipés de capteurs, un boîtier leur indique leur état de santé. Touchés, ils doivent attendre d'être soignés. Morts, ils quittent la partie. Ils savent que dans quelques mois, ils partiront en guerre. Les coups de feu ne seront plus fictifs, les explosions, bien réelles. La mort cessera d'être un jeu.

 

Photo Margot Delévaux
Photo Margot Delévaux

Le jeu d'équilibriste des formateurs

Comment dès lors préparer les apprentis soldats à la mort, celle qu'ils devront donner ou recevoir ? Une question épineuse, à en croire le sergent Laurent : « Je ne sais pas si on peut y être préparé réellement. Dans sa tête, on peut se faire une carapace psychique, se dire "pour moi, c'est rien, je le ferai", mais il faut le vivre, c'est tout. » La mort donnée, à en croire ceux qui reviennent d'opérations extérieures, constitue un sujet tabou. « On ne partage pas vraiment cette expérience, considère pour sa part le caporal-chef Eddy, ancien « para » et instructeur au RMT. Un militaire aguerri ne raconte pas sa vie, il garde ça pour lui. »

Pourtant, les recruteurs affirment ne pas chercher à cacher les réalités du métier aux potentiels futurs soldats. Les jeunes doivent connaître les risques et étudier la question avant de signer en leur âme et conscience. C'est le message qu'essaye de faire passer Marie-Ange Tourillon, chef du centre d'information et de recrutement des forces armées (Cirfa) de Strasbourg aux candidats : « Je leur dis que c’est un engagement, l’engagement suprême. On va jusqu'à risquer sa vie. » Une approche que partage le maréchal des logis-chef Joackim, qui officie ponctuellement pour le Cirfa auprès de lycéens et de jeunes adultes au sein du centre d'information et d'orientation (CIO) de Strasbourg : « C'est un petit peu notre métier, le risque d'être tué. On leur en parle de façon directe, on ne tourne pas autour du pot, comme ça c'est clair. » Il leur dit sans détour : « Attention, c'est quand même un métier à risque, on ne recrute pas des civils, on recrute des militaires qui vont porter des armes. »

Quand la question n'est pas abordée frontalement, elle est amenée de manière détournée. Comme à Saint-Cyr, l'école qui forme les futurs officiers de l'armée de terre. Selon Claude Weber, maître de conférence en sociologie, les étudiants viennent à en discuter lorsque certains évènements dans l'actualité les rappellent aux réalités du champ de bataille. Il affirme par ailleurs traiter cette thématique : « En termes d'enseignement, c'est évoqué. Dans un cours, j'aborde la peur. »

Il assure cependant que la mort, « donnée ou reçue », est essentiellement une question individuelle. Le caporal-chef Eddy n'évoque pas directement le sujet non plus et il a ses raisons : « Ça ne sert à rien de leur parler de ça. Ce n'est pas ce qu'ils vont rencontrer en premier. On leur parle des effets des armes par exemple, on l'amène comme ça : "Les armes tuent des gens" ». Il renchérit : « L'expérience, c'est le plus important. Le "faire" c'est bien, le "sentir" c'est mieux. L'odeur du sang dans le nez, ce n'est pas la même chose que les balles à blanc. »

Photos Margot Delévaux
Photos Margot Delévaux

Se préparer à la mort avant le baptême du feu

Pour pallier ce manque d'expérience, le RMT mise sur une journée de sensibilisation à destination de certains soldats prêts à partir en opex. À cette occasion, ils suivent des équipes d'intervention d'urgence, celles des pompiers ou du Samu, afin de s'habituer « ne serait-ce qu'à la vue du sang, explique le caporal-chef Gabriel. Supporter ces situations, voir un cadavre, ce n'est pas donné à tout le monde. On est dans un pays en paix. » Une formation, précise-t-il, mise en place « après l'Afghanistan ». En août 2008, l'embuscade d'Uzbin avait entraîné la mort de dix soldats français, dont le caporal Baouma du RMT. La forte émotion populaire qu'elle avait suscitée, y compris dans les rangs de l'armée, avait rappelé avec force à quel point la mort, même celle d'un soldat, est un événement tragique dans nos sociétés pacifiées.

Tous ne participent pas à ces exercices. Sont concernés au premier chef ceux qui risquent d'avoir la mort en ligne de mire : « Ce sont des stages orientés pour des postes de tireurs de précision par exemple, des gens susceptibles d’avoir dans leur lunette à grossissement la vision de la mort. Le but étant de leur donner une première rencontre avec les blessures graves de façon à ce qu’ils ne soient pas paralysés par le choc lors de la confrontation sur le terrain », raconte le capitaine Bruno, passé par l'un de ces stages. D'autres donneront peut-être la mort sans le savoir avec certitude. Lors d'un assaut, comme le raconte Pierre, légionnaire au 1er régiment étranger du génie : « Vous visez à peu près, vous envoyez 20 cartouches et vous voyez. Dès que le mec bouge plus, ça veut dire qu'on l'a eu. Vous n'étiez pas tout seul, vous étiez à huit contre un. 180 cartouches qui traversent une fenêtre... Il y en a bien une ou deux qui va aller au but. »

Les jeunes recrues attendent pour leur part l'épreuve du feu avec un certain fatalisme : « Je pense qu'on est entraînés sur la théorie, comment réagir face à ça, mais après, chacun l'interprète à sa manière, résume le première classe Axel, 24 ans. On ne peut pas être entraîné à notre future réaction. Une fois que ça devra être fait, ça sera fait. » Ou, des mots de Xavier, 18 ans : « On appréhende un peu. Mais c'est quand on aura vécu la mort qu'on le saura. »

 

Loup Espargilière
Propos recueillis par Loup Espargilière, Volodia Petropavlovsky, Marie-Charlotte Roupie et Jule Scharr.

La mécanique du combat

La violence est au coeur de la formation d'un soldat. Savoir l'exercer et savoir contenir celle des autres sont les deux piliers pour être opérationnel sur le terrain.

remonter_combat