Le combat


Le combat

Carnets d'un légionnaire au Mali

Pierre*, légionnaire, part au Mali en mai 2013 pour l'opération Serval. Il travaille à l'aménagement de la base, à la formation des postes de combat. Il aide aussi les autres sections d'infanterie à faire des patrouilles et des missions dans le désert pour chercher des caches d'armes ennemies.

Pendant sa mission sur place, il tient des carnets. En voici des extraits.

* le prénom a été modifié

Profession : combattant

Le guerrier, ce héros sanguinaire bravant le champ de bataille, nourrit l’imaginaire collectif depuis des siècles. Autant de clichés que l’on peut assimiler à l’armée mais qui sont finalement bien loin du ressenti de ceux qui la composent : les soldats.

Photo DR
Photo DR

« À 13 heures, on passe devant deux, trois grottes. Arrivés à la quatrième, on avait peu de renseignements, il y avait des mecs qui nous attendaient à l’entrée. J’ai été blessé à ce moment-là. Résultat, on a dû redescendre pour me sauver. » Le 2 mars 2013 dans l’Adrar des Ifoghas (Mali), Brice, parachutiste de 24 ans, a pris une balle dans le tibia. Il raconte ces coups de feu mécaniquement, comme s’il revivait la scène encore et encore. « On ne se rend pas forcément compte de suite, parce qu’avec l’adrénaline, on a beau se faire tirer dessus, on ne ressent rien. On est dans l’action. »

Lorsque l’on demande à Brice si le militaire est un guerrier, sa réponse est sans équivoque. « Oulà ! Je pense que le guerrier n’existe pas. On est tous pareil donc au final il n’y a pas de guerrier, il n’y a pas de surhomme. Dans ma compagnie, jamais personne ne dira qu’il est un guerrier. On est juste des militaires, on fait notre travail et si on peut tous rentrer tant mieux. » De l’Antiquité à Hollywood, le guerrier est une figure qui cristallise tous les mythes littéraires et cinématographiques, s’appuyant sur une Histoire et une actualité militaire sanglantes. Si l’on doit en chercher dans nos sociétés modernes, ce n’est pas dans l’armée que l’on va les trouver à en croire la plupart de ses membres. D’autres nous diront l’inverse, mais tous ont vivement réagi à cette façon d’envisager leur métier.

Fusil d’assaut

Porter une arme et être entraîné à s’en servir pour tuer caractérise le militaire, quel que soit son grade ou sa mission. « On ne sait jamais ce qui peut se passer, donc vous avez toujours votre arme et vous savez vous en servir, explique Guillaume, lieutenant au 6ème régiment de matériel de Gresswiller. Un soldat ne peut pas, ne doit pas avoir peur de son arme et ne doit pas avoir peur d’éventuellement s’en servir. En fait il est vraiment formé à ça. » Il définit sa relation à l'arme comme purement professionnelle. « Il n'y a pas d'affiliation en plus, comme dans les films américains où ils lui donnent un nom ou ce genre de trucs », assure-t-il.

Photo Nicolas Serve
Photo Nicolas Serve

L'avis de Clem, commando, va également dans ce sens. « J’aime m’entraîner à tirer et être meilleur dans la manipulation de l’armement. Quand on saisit un flingue on veut qu’en face le mec se dise : “ok il sait s’en servir.” » Le fusil d’assaut famas équipe la plupart des unités de l’armée française. « C’est une protection, mais c’est aussi une force de dissuasion. Le but, avant tout, est d’éviter de s’en servir. C’est dangereux et on en est bien conscient », détaille Flavien, chasseur parachutiste projeté au Mali et en Centrafrique. « Chaque théâtre a ses règles d’engagement qui définissent le cadre dans lequel on a le droit d’ouvrir le feu », explique Clem. Toutes les missions présentent leurs spécificités mais ont un point commun : le danger.

Menace

La menace est constamment présente mais protéiforme. L’ennemi en Centrafrique n’est pas le même qu’au Mali. Dans le premier cas, la France est une force d’interposition entre deux communautés religieuses qui s'entre-déchirent, décrit Clem. « La Centrafrique c’est un territoire qui est très en dents de scie au niveau de la situation. Donc ça peut être très calme et puis d’un coup ça s’enflamme pour très peu de choses. »

Au Mali, les missions opérationnelles, les patrouilles pour la recherche de caches d’armes ou de combattants ennemis sont un autre cas de figure. « On a eu quelques problèmes, raconte Pierre, légionnaire de 25 ans qui a passé six mois à Kidal dans le nord du pays. Lors de pas mal de patrouilles, on a découvert quelques engins explosifs improvisés à base de mines, de charges explosives, des trucs comme ça. » Les mines artisanales sont la principale crainte des militaires français au Mali. Autre menace : la présence d’un ennemi qui n’hésite pas à se camoufler parmi les civils. « On a eu quelques accrochages quand on était à Kidal : des djihadistes qui se sont mis sur la gueule avec d’autres, se rappelle Pierre. On était au milieu, c’était assez compliqué. »

Une unité de l'armée de terre découvre une cache d'arme dans le désert. Photo État-major des armées
Une unité de l'armée de terre découvre une cache d'arme dans le désert. Photo État-major des armées

Coup de feu

Et puis, un jour ou l’autre, un coup de feu rend ce danger concret. Que l’on en soit l’auteur ou la cible, il s’agit d’un moment marquant dans la vie d’un soldat. C’est justement pour ce moment que Brice s’est engagé : « Dans l’armée, c’est sûr qu’on a toujours envie d’aller au contact. C’est le métier. Une fois qu’on l’a vécu, ça ne nous dérange pas de le connaître à nouveau. » « C’est de la peur, mais c’est l’adrénaline qui prend la pas. Et puis on n’a pas le temps de penser à quoi que ce soit, décrit Pierre. Ça va à une telle vitesse que n’importe qui, même quelqu’un de pas entraîné, n’aurait pas le temps de penser à quoi que ce soit. »

En cas de riposte, il est très difficile de savoir si l’on a fait mouche ou pas. « C’est très dur de déterminer ce genre de choses, confirme Pierre. On se retrouve à plusieurs contre plusieurs donc au final on tire tous dans la même direction, on voit les mecs tomber en face, on ne sait pas qui a touché quoi. »

Même si notre société lui accorde le monopole de la violence, le soldat agit dans un cadre légal et professionnel strictement défini par la loi, grâce auquel on étouffe l’éventuel instinct guerrier. « Quand il y a une ouverture du feu, il y a tout de suite une enquête derrière, décrit Clem, à propos de la Centrafrique. Des gendarmes sont sur le théâtre, il faut toujours rester dans ce cadre et se justifier derrière. »

Mort

Ce qui justifie l’usage de la force, non seulement chez les militaires mais également aux yeux des civils, c’est la menace d’un ennemi prêt à tuer. Concernant l’ennemi, « on essaye d’être impartial, explique Clem. On peut le respecter et trouver que c’est un soldat au même titre que nous. Dans les conflits actuels ce n’est pas trop le cas. On a affaire à des bâtards sans foi ni loi, qui en plus n’ont pas le courage de venir se confronter à une armée ».

Clem n’a pas eu a ouvrir le feu lors de sa mission en Centrafrique, mais il n’est pas soulagé pour autant. « C’est ce pour quoi on s’entraîne et c’est l’intérêt de tirer souvent et d’être prêt à le faire. » Pierre n’a pas eu cette chance. Car derrière ce métier jugé nécessaire, il y a quand même le risque de tuer. « À l’entraînement, vous êtes posé à plat ventre, vous prenez le temps de viser. Quand c’est réel, vous envoyez 20 cartouches et vous voyez. Dès que le mec ne bouge plus, c’est bon, ça veut dire qu’on l’a eu. »

Une fois tiré d’affaire, les interrogations commencent. « Elles viennent quelques jours après ou en rentrant, une fois que tout le mouvement de la mission s’est un peu calmé. Ça dépend des gens. Je me suis posé la question [au retour du Mali] : est-ce que je le vivais mal, est-ce que j’étais prêt à re-risquer ma vie, est ce que j’étais prêt à re-tuer un jour. Il n’y a pas vraiment de réponse. Si on a plus envie que ça arrive, il suffit de raccrocher les gants. »

Volodia Petropavlovsky, Nicolas Serve

Propos recueillis par : Margaux Bachelier, Romain Boulho, Hélène Capdeviole, Olivia Chandioux, Volodia Petropavlovsky, Nicolas Serve

La faiblesse du sexe fort

Photo Nicolas Serve
Photo Nicolas Serve

Dans les régiments d’infanterie, les femmes se comptent sur les doigts d’une main. La France se situe pourtant au quatrième rang mondial pour la féminisation de son armée. En 2014, 31 958 femmes y exerçaient, soit 15,40% des effectifs. Mais elles sont très rares sur le terrain.

Une mèche de cheveux qui tombe sur l’épaule, un regard plus profond qu’un autre, des effluves d’odeurs corporelles féminines. Les soldats admettent qu’il leur en faut peu pour être perturbés sur le terrain par tout ce qui caractérise la féminité de près ou de loin.

La plupart des femmes travaillent dans l’administratif ou encore les transmissions. À en croire trois sergents aux grandes qualités d’observation, « les plus belles sont dans les transmissions ». Une petite dose de sexisme assumé. Mais leur problème est ailleurs. Rien à voir, disent-ils, avec l’incapacité des femmes à faire la guerre, mais plutôt la présence d’une d’entre elles sur le terrain. « Nous avons tous des pulsions, mais il faut faire attention, car les mecs ne sont pas pareils en opex [opération extérieure]. »

« Aptes à défendre la nation »

Les soldats rencontrés nous confient que lors des longs mois sur les théâtres d’opération, leurs sens sont en éveil. Et que même imperceptibles, les odeurs deviennent entêtantes. « Une femme sent différemment d’un homme, c’est plus doux », déclare un des sergents du régiment. Les soldats jurent que les phéromones dégagées par l’odeur féminine contribuent à leur déconcentration sur le terrain.

Philippe* a combattu sur une quinzaine d’opérations extérieures, de l’Afrique à l’Europe de l’est en passant par la Guyane. Il a de l’expérience et le revendique. Le militaire affirme avec fermeté que les femmes sont souvent meilleures que les hommes : « Elles ont une sensibilité différente et comprennent souvent plus vite les situations délicates. » Pour lui, elles sont tout à fait « aptes à défendre la nation ». Et pourtant, même lui est perturbé : « Une femme te déconcentre sur le terrain. Dans un trou de combat, tu mates plus son cul que la cible. » Pour la majorité des soldats rencontrés dans un régiment d’infanterie de l’est de la France, les femmes apparaissent même comme « un danger ».

 

Une question d’instinct

« Sur le terrain, on devient vraiment des animaux. On répond à un instinct primaire », ajoute Philippe. Et les conditions de vie sur la zone de combat, hygiène comprise, ne font que renforcer cet état. Tous jugent qu’il est plus compliqué d’être une femme dans cette situation. « En plus, une fois par mois elles ont quoi ? Leurs règles, et elles ne peuvent rien faire ! » La cohabitation des genres implique aussi des aménagements particuliers : « Tu dois leur mettre une bâche pour qu'elles se lavent, et nous on se trimbale limite à poil. »

Il arrive aussi qu’elles soient au cœur de rivalités et de petites jalousies dans les groupes de soldats masculins. Philippe explique que souvent, le soldat veut jouer au héros pour protéger la femme. Surtout, il veut lui plaire.

En quête d’équilibre

« Certaines tentent de faire comme les hommes, histoire de se fondre dans la masse », confie Philippe. Mais la tentative a ses limites. Les « barèmes féminins » leur imposent d’avoir moins de poids dans leur sac à dos et de disposer de plus de temps pour les parcours du combattant.

Trop féminines, les femmes soldats « perturberont » leurs camarades masculins. Trop masculines, elles produiront le même effet. Et il y aura toujours un collègue masculin pour dire que l’une est « trop aguicheuse » ou que l’autre « boit trop ».

Et que si la femme soldat est l’égale de l’homme, elle reste différente : « J’en ai tué des plus jeunes que toi, lance un militaire avec provocation à son interlocuteur. Mais voir une femme soldat, morte devant mes yeux, je ne peux pas. » Il aurait l’impression de voir sa mère, sa femme ou encore sa fille.

 

*Le prénom a été modifié.

Margot Delévaux

« Ramener la paix »

Photo Nicolas Serve
Photo Nicolas Serve

Le général Jean-François Lafont-Rapnouil est commandant de la 2ème brigade blindée et gouverneur militaire de Strasbourg depuis le 1er juillet 2014. Il réagit sur la problématique du guerrier en démocratie.

Comment transforme-t-on un jeune, élevé dans un contexte pacifique, en combattant ?

Il ne s’agit pas d’une transformation mais d'une adaptation. L’environnement du temps de paix ne prépare pas forcément les jeunes à évoluer dans un contexte plus violent. Avec les événements de janvier et novembre 2015, il y a une prise de conscience que nous vivons dans un monde dangereux. Il est risqué de créer une dichotomie entre les environnements militaire et civil. Ça voudrait dire qu’il y a le monde civil et la vie des militaires, qui, eux, sont en permanence plongés dans un monde de violence. C'est pour moi une vision assez dogmatique.

 

Le terme de guerrier induit l'idée de quelqu'un qui va faire la guerre. Quelle différence avec un militaire ?

Oui, le soldat est quelqu’un qui est appelé à faire la guerre. Mais vous savez que la guerre a de multiples visages. Plutôt que d’un guerrier, je parlerais d’un soldat, qui est formé pour combattre et éventuellement pour affronter des situations de guerre. Ce ne sont pas des gens qui font de la guerre leur finalité et leur profession. Aujourd’hui, une armée régulière n’a de légitimité qu’au travers de la population dont elle est l’émanation. Ce lien-là est indispensable. Si vous le décorrélez, on devient des mercenaires, prêts à tout, bons à rien, et sans aucune finalité.

 

Pourquoi s’engage-t-on aujourd’hui ?

Le cas emblématique du jeune, qui depuis tout petit, rêvait de défendre la nation, est quand même assez rare, parce que cette prise de conscience s’acquiert au fur et à mesure. Les motivations premières sont très diverses. Ce sont souvent des jeunes qui sont en perte de repères et qui retrouvent très rapidement dans ce cadre, une place, des responsabilités et un sens à donner à leur vie.

Photo Nicolas Serve
Photo Nicolas Serve

Comment l’armée a-t-elle fait évoluer son rôle depuis la fin des années 2000 ?

L’objectif d’un engagement armé est quand même de vaincre. Quel que soit le type de guerre, c’est toujours un affrontement de deux volontés. Il y a donc une évolution permanente.

C’est vrai que sur le territoire national, la population française n’a pas été directement menacée depuis des dizaines d’années. Elle a le sentiment, peut-être, d’évoluer dans un monde pacifié. Nos sociétés occidentales ont toujours privilégié la pacification. Aujourd’hui, l’intervention des forces armées se fait essentiellement pour ramener la paix ou à une situation moins conflictuelle. Depuis la fin des années 2000, nos engagements multiples sont particulièrement liés au développement d’un terrorisme qui menace, directement ou indirectement, notre population.

La société civile ne comprend pas forcément ce que font les armées aujourd’hui. Pourquoi elles sont engagées, quel est le sens et quels sont les intérêts, même à distance, qui sont défendus au nom de la France. Il faut bien rappeler que le chef des armées, qui est le président de la République, est élu. La politique de défense qu’il met en œuvre, il le fait au nom de tous les Français. Toute la formation que l’on donne à nos hommes, c’est d’essayer, en permanence, d’adapter la riposte et l’emploi de la violence au niveau de la menace. A chaque fois qu’on peut diminuer le niveau de violence, on le fait. Avoir une force armée, c’est déjà dissuasif.

 

Reste-t-on combattant pour toujours ?

On ne fabrique pas des bêtes à tuer, au contraire. L’essentiel de la formation est moral, pour bien comprendre le sens de cet engagement et comment utiliser la force à bon escient. On ne reste pas combattant. On reste attaché, je pense, à ce que l’on a fait. On a dans notre environnement une cohésion, une camaraderie, un sens des valeurs, de l’engagement. Le fait de former des combattants ne les dénature pas dans leur humanité.

Propos recueillis par Hélène Capdeviole

« On ne se sent pas en guerre »

Gilets pare-balles sur le dos, famas en bandoulière et pistolet automatique accroché à la cuisse, une section du 13e régiment du génie arpente les abords du marché de Noël. Comme les 300 autres militaires mobilisés à Strasbourg dans le cadre de l'opération Sentinelle, ils patrouillent pour une période de six semaines dans les rues où l'uniforme est omniprésent. Portraits de ces guerriers dans la ville.

Guillaume, lieutenant. Lucie, 1ère classe. Photos Nicolas Serve
Guillaume, lieutenant. Lucie, 1ère classe. Photos Nicolas Serve

Guillaume, lieutenant

« La devise de l'arme du génie c'est : « parfois détruire, souvent construire, toujours servir. » On a certes le côté guerrier, parce qu'on a une arme entre nos mains, des séances de tirs, on s'entraîne, on fait du combat... Mais on a aussi ce côté bâtisseur. Construire des ponts, des routes, et intervenir au profit des gens, les aider. Donc guerrier, mais aussi en partie bâtisseur. L'intérêt d'avoir une arme c'est de pouvoir se dire : « Je peux faire quelque chose si la situation est grave ». Ce sera problématique le jour où on devra s'en servir. Ce ne sera pas bon signe. Après, cette arme a un effet dissuasif. Elle va empêcher les gens d'intervenir. Et puis je suis maître de mon arme. Elle n'a pas de volonté propre. Donc à partir de là, si je suis toutes les règles de sécurité et que je ne fais pas n'importe quoi, tout se passera bien. Le maître mot c'est de rester vigilant, il ne faut pas céder à la paranoïa. Il peut arriver n'importe quoi. Mais je ne me sens pas spécialement inquiet. En plus j'ai une entière confiance en mes chefs de trinôme. »

Lucie, 1ère classe

« Je ne me sens pas guerrier. Ce n'est pas parce qu'on a une arme dans les mains et un treillis qu'on doit se sentir supérieur. Enfin je ne le perçois pas comme ça. L'arme devient une partie de nous une fois qu'on est militaire, c'est notre outil de travail. Je me sens normale on va dire. C'est ce que j'ai toujours voulu faire en étant enfant. C'est un peu le cursus familial. On est « armée » dans la famille. Donc forcément… Là on est en train de patrouiller autour du marché de Noël. Donc ça consiste à appuyer les collègues qui font la sécurité autour du marché. Il faut rester attentif, ça demande beaucoup d'investissement. Je dois être très concentrée sur tout ce qui se passe autour. On regarde les gens, les sacs, les coins de rues, les poubelles, on regarde tout. »

Marc, sergent-chef. Marie, 1ère classe. Photos Nicolas Serve
Marc, sergent-chef. Marie, 1ère classe. Photos Nicolas Serve

Marc, sergent-chef

« Il y a un gros décalage entre le terrain en opération extérieure et le terrain ici à Strasbourg, en opération Sentinelle. Moi je sais que je suis autant attentif en opération qu'ici. Ce sont des missions différentes, mais ce sont des missions qui sont aussi importantes l'une que l'autre. Mais je ne m'étais pas engagé pour ça. Je m'étais engagé pour voyager, pour voir du pays. Mais on se sent utile malgré tout. On sait que le risque est là. On essaye d'observer tout le monde et de voir les réactions des gens. Et ce n'est pas évident. On n'est pas sûr d'y arriver à chaque fois, mais on fait ce qu'on peut. On a eu beaucoup d'alertes depuis qu'on a commencé, principalement des colis suspects, mais rien de bien concret au final. »

Marie, 1ère classe

« On ne se sent pas en guerre. Je me sens plutôt à l'aise dans mon rôle. Je me sens bien en portant mon treillis, j'en suis fière. On se sent utile parce que les gens nous remarquent. C'est vrai que c'est un petit peu impressionnant puisqu'on porte une arme. Mais au bout d'un an de service, c'est un peu normal. On a besoin de se sentir en sécurité et on a besoin que la population se sente également en sécurité. S'il y a le moindre problème, on peut riposter. On peut tuer quelqu'un si on est en danger de mort. C'est vrai qu'au début on ne se rend pas trop compte, on se dit que c'est impressionnant quand même. Et puis au final, notre famas on l'a en permanence sur nous. On se balade dans la rue avec notre arme, on sait ce qu'on peut faire avec. On sait l'utiliser et on n’y pense plus trop. »

Propos recueillis par Olivia Chandioux

Le technicien et le politique

Au cours de la Ve République, l’armée s’est considérablement transformée, sous l’impulsion du pouvoir présidentiel qui exerce une autorité croissante sur l’institution militaire. La figure d’un exécutant assujetti au politique a supplanté celle du militaire conquérant.

Le 21 avril 1961, en pleine guerre d’Algérie, des généraux soutenus par une partie de l’armée française tentent de prendre le pouvoir. Maurice Challe, Edmond Jouhaud, André Zeller et Raoul Salan s’opposent à la volonté de Charles de Gaulle de tendre vers l’autodétermination de l’Algérie. C’est la dernière fois qu’on parlera autant des hauts gradés de l’armée française. Pourtant, par l’intermédiaire des guerres coloniales, ces derniers occupaient une place très forte dans l’opinion publique. Aujourd’hui, le général Pierre de Villiers, chef d’état-major de l’armée est connu seulement des initiés.

Photo Présidence de la République
Photo Présidence de la République

De plus en plus, le politique commande, le militaire exécute dans l’ombre. Cette métamorphose du militaire en technicien a été initiée dès 1958 et l’avènement de la Ve République, voulue par de Gaulle, consacre cette omnipotence. L’article 15 de la Constitution de 1958 proclame que « le président de la République est le chef des armées », tandis que l’article 16 lui donne les pleins pouvoirs « lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate ».

La prééminence du président

Le chef de l’État devient une figure toute puissante, vitale pour la sauvegarde de l’intégrité du territoire, d’autant plus qu’il dispose dès les années 60 du feu nucléaire, moyen politique de dissuasion plus qu’arme de guerre absolue. La Constitution entretient ainsi la confusion en conférant une légitimité au président pour mener l’action de défense, comme si lui revenait la responsabilité de la stratégie elle-même.

Cette traduction juridique d’une mutation politique se poursuit en 1962. La modification constitutionnelle du 6 novembre bouleverse la façon de faire de la politique : le président, et donc implicitement, le chef des armées, est élu au suffrage universel direct. Comme aux États-Unis, le chef militaire suprême est un élu du peuple, très sensible aux sondages et mesures de cote de popularité. Le risque de conflit d’intérêt pointe inexorablement. Comment savoir si une opération de l’armée est dictée par des intérêts militaires ou politiques, voire personnels ? Dans son article « le politique et le militaire », le général Desportes, professeur associé à Sciences Po, évoque des « relations parfois tendues aujourd’hui, au plus haut niveau » du fait que « les logiques et les horizons sont différents ».

Une nouvelle vocation

Parfois, les contours sont plus flous qu’on ne le croit. Les événements de mai-juin 68 en sont l’exemple frappant. Le 29 mai, de Gaulle, remis en cause par une partie de la population et de la classe politique et confronté à un mouvement de grève que certains jugeaient pré-insurrectionnel, disparaît pendant une journée. Où est-il ? Personne ne le sait. Il s’est en réalité réfugié à Baden-Baden, chez le général Massu, commandant en chef des forces françaises en Allemagne. Une rumeur plane : et si de Gaulle revenait avec l’armée pour réprimer l’ébranlement populaire ?

À l’opposé de cette tension nationale, la France connaît une longue période de pacification à l’international, qui s’achève avec l’engagement massif des forces armées dans des opérations extérieures : Tchad, Liban, guerre du Golfe, puis l’enchaînement des conflits au Kosovo, en Afghanistan, en Libye, au Mali, en Centrafrique et contre le groupe terroriste EI. Décidée en mai 1996 par Jacques Chirac, la fin de la circonscription constitue l’apogée de la volonté de rendre l’armée professionnelle. Une nouvelle logique se profile : le militaire français est désormais formé essentiellement au maintien de la paix et à une mission, presque messianique, de la baisse du niveau de violence. La réalité du technicien s’est substituée à l’imaginaire du guerrier.

Romain Boulho

Morts en Opex

remonter_combat