Retentissements
Le claquement sec des tirs. Le son mat des corps qui tombent. La chape de silence dans les rues désertes. Le soulagement. Les bruyants hommages. Une musique inhabituelle s’est installée à Strasbourg entre le 11 et le 16 décembre. Récit de ces cinq jours au fil du son.
« On aurait dit des pétards. Ça tirait au coup par coup. » Le boucher de la rue des Orfèvres est formel : « Ça ne ressemblait pas aux bruits des coups de fusil que tirait mon père quand j’étais petit ». Et brusquement, des cris d’effroi transpercent les murs.
Les forces de l’ordre gueulent des « Barrez-vous ! » qui se mêlent aux grésillements des talkies-walkies. Les sirènes hurlantes des ambulances amènent la cacophonie dans les ruelles. La ville en a plein les oreilles. Puis motus. Dans une ambiance grave, presque étouffante, nul ne bouge en attendant une réplique.
Ville aphone
De 20 heures à 23 heures, mardi 11 décembre, un calme tourmenté règne à l’étage du McDonald’s de la place Kléber. « Les gens murmuraient. D’un côté, il y avait les parents qui essayaient de rassurer leurs enfants, de leur parler, de les faire un peu rire avec des jeux sur les téléphones. Et de l’autre, il y avait ceux qui regardaient des vidéos sur Twitter, où on entendait des gens crier. Moi aussi j’avais envie de crier, mais je ne pouvais pas. » Agathe est comme bâillonnée.
La ville est aphone. Le « silence macabre, lugubre et glauque » du centre-ville glace un habitant de la rue de l’Épine. Un blanc sonore dure jusqu’à l’aube, seulement perturbé par la ronde des hélicoptères et les deux-tons filant dans la nuit.
Le matin du 12 décembre, le grincement des rideaux métalliques des magasins ne réveille pas les lève-tard. Pas de bavardages légers avec les badauds pour les commerçants du marché. Mais à midi, les cloches de la cathédrale fracassent le silence. Dix minutes d’hommage aux victimes à toute volée.
Le soir venu, les recueillements spontanés sont intimes, quasi secrets. La Grande Île chuchote. Elle commence à panser ses plaies.
Jeudi. « L’ambiance est irréelle. Vous savez, comme quand il a neigé. » À la fois douce, froide, et feutrée. La patronne du Levi’s, rue des Grandes Arcades, prend une profonde inspiration, suivie d’un long soupir. Peut-être n’a-t-elle pas les mots pour témoigner. Le nuage de ouate se dissipe progressivement. Le métronome déréglé commence à retrouver son tempo.
Crescendo, allegro
La traque du tireur tient Strasbourg en haleine. Les hommes en noir, armés et cagoulés, fouillent les recoins du quartier de Neudorf. Soudain, les vrombissements des rotors d’hélico s’intensifient. Le quartier suffoque. « On a entendu une série de tirs », témoignent deux habitants. Il est 21 heures. Cherif Chekatt est mort. Une colonne de véhicules de police fend la voie du tram.
L’escorte rugissante annonce l’arrivée imminente du ministre de l’Intérieur. Il descend l’avenue de Colmar d’un pas pressé. Une voix féminine lance un « merci » à son passage. Quelques « Macron, démission ! » fusent en retour. Des « bravo » s’élèvent, entre deux rafales d’applaudissements. Après la fanfare, des brins de conversation s’improvisent.
Les places retrouvent leurs accents avec la réouverture du marché de Noël, vendredi 14 décembre. Strasbourg a soigné son aphasie. Pourtant, les airs du trompettiste installé place de la Cathédrale sonnent bizarrement : « Je joue spécialement pour les victimes ». À l’approche du cortège des politiques, il entame subitement une Marseillaise qui fait sourire.
Dimanche, le disque repart. La ville au souffle coupé, agressée cinq jours plus tôt, respire enfin, presque paisiblement. Dans la foulée des chants, musiques et lectures, un instant de bruit remplace la traditionnelle minute de silence : beaucoup d’applaudissements, quelques cris du cœur, des voix étranglées. Un chahut nécessaire qui n’adoucit pas le chagrin coi.
Sophie Wlodarczak
Tous les jours, 4 morts par balle
Environ 15 millions d'armes circuleraient aujourd'hui sur le territoire. Une législation stricte encadre leur achat, leur détention et leur port. Et chaque jour en France, quatre personnes décèdent des suites d'une blessure par arme à feu.
Texte : Juliette Mariage
Infographie : Sabin Muntean et Justine Hanquet
« On n’aime pas tellement le mot suicide dans la police »
PODCAST | Eux aussi, il leur arrive de craquer. 50 policiers se sont suicidés en 2017, souvent avec leur arme de service. Surcharge de travail et pression hiérarchique s’ajoutent aux problèmes personnels. Quatre gardiens de la paix racontent comment ils ont été affectés par le suicide de leurs collègues.
« Un policier, c’est fort, c’est fier, ça pleure pas » (1/4)
Il y a plus de 20 ans, à Lyon, Philippe apprenait le suicide d’un collègue. Un souvenir toujours aussi douloureux lorsqu’il refait surface.
Séverine Agi
« Le goût du canon dans la bouche » (2/4)
Jules* est policier en région parisienne. Depuis deux ans, il se mobilise pour dénoncer le silence de sa hiérarchie. Il raconte comment, à la machine à café, on parle du suicide entre collègues.
Marianne Naquet
« Elle avait tout pour passer à l’acte » (3/4)
Il y a sept ans, une des collègues de Bruce s’est suicidée au stand de tir. Remise en question, encadrement psychologique, constitution des équipes : c’est tout le commissariat qui a été secoué.
Émilie Sizarols
« Parfois, ça effleure » (4/4)
En Alsace, Jean* exerce depuis dix ans. Proche de la retraite, ce gardien de la paix se remémore les suicides de ses collègues. Et des moments où, lui aussi, a failli basculer.
Marianne Naquet
Texte : Séverine Agi, Marianne Naquet et Émilie Sizarols
Musique : Bensound et Smoothies et Lemonade
Photo : Émilie Sizarols
* Les prénoms ont été modifiés.
Chairs à portée de canon
Trois hommes racontent leurs blessures par arme à feu : l’un à la chasse, l’autre à l’armée, le dernier dans son quartier.
« Si tu fais une radio de mes jambes, c'est la guerre des étoiles »
Le 4 décembre 2011, un éclat de balle traverse la cuisse de Samuel Fluhr de part en part lors d'une battue. Une journée pluvieuse et venteuse, dans la forêt, aux alentours de Sewen (Haut-Rhin). « J'étais chef d'une ligne de traque. Je m’éloignais car j'avais vu que deux chasseurs étaient sur une laie. Tout à coup j'ai senti une brûlure, comme une aiguille qui passe. Ça picotait un peu et de la fumée sortait. » Pompier volontaire, Samuel a le réflexe de s'allonger. « C'est à ce moment que j'ai pris conscience de ce qui m'arrivait. Bouger mes jambes était terriblement douloureux. J'ai soufflé cinq fois dans ma corne, pour prévenir les autres. »
J'avais une chance sur un milliard pour que ça arrive.
Vingt-cinq minutes plus tard, les secours arrivent en hélicoptère. « Les balles de fusil de chasse sont conçues pour exploser dans le corps de la bête. Le point d'entrée dans ma cuisse mesurait deux millimètres, mais le point de sortie en mesurait six ou sept. » L'éclat n'a touché ni nerf, ni artère. « J'avais une chance sur un milliard pour que ça arrive, selon le médecin qui m'a examiné. Aujourd'hui, j'ai récupéré ma mobilité à hauteur de 95%. Mais si tu fais une radio de mes jambes, c'est la guerre des étoiles, il y a de minuscules éclats de balle partout. »
Samuel n'a jamais été indemnisé par l'auteur du tir : malgré les reconstitutions, la balle n'a pas été retrouvée et l'enquête a été classée sans suite par le parquet de Mulhouse. « C'est un manquement mineur à la sécurité qui a engendré un truc grave. Nous étions six fusils et 25 traqueurs, beaucoup dans le périmètre. Moi, je n'aurais jamais eu l'idée de tirer. En général, les règles sont efficaces, mais le risque zéro n'existe pas. » Samuel dit ne pas avoir eu peur sur le moment. Un mois après, il était de nouveau en battue : « Je n'abandonnerai jamais la chasse car la forêt m'apaise ».
« Avec 80% de perte à une oreille, j’ai été déclaré inapte à l’armée »
Se prendre une balle, se faire tirer dessus, se faire flinguer : autant d’expressions qui renvoient à des blessures par arme à feu. Mais il n’y a pas que l’impact de la balle, la détonation peut elle aussi blesser.
Il y a deux ans, Nicolas* a consulté un ORL : « Avec 80% de perte à une oreille, j’ai été déclaré inapte à l’armée ». À 21 ans, il a subi un traumatisme sonore alors qu’il était élève officier à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Une blessure invisible qui ne s’est pas manifestée sur l’instant. « Normalement, ça provoque une douleur intense et des bourdonnements à l’oreille », explique-t-il. Traitée rapidement, une blessure sonore peut ne pas affecter l’audition. « Moi, je n’ai eu aucun symptôme. Je m’en suis rendu compte dans des actions du quotidien. Quand j’étais au téléphone avec ma copine, si c’était du mauvais côté, je n’entendais rien. » Cette blessure a aussi atteint l’oreille interne : « Quand on marche au pas, on doit rester dans un rang, maintenir un certain rythme. Ça m’est arrivé plusieurs fois de ne pas réussir à me situer par rapport aux autres et d’être décalé ».
Être dans un placard à balai pendant toute une carrière, non merci.
Cet accident est probablement survenu lors d’un entraînement de tir, et comme à chaque fois, Nicolas portait ses bouchons d’oreilles. « Le son est impressionnant, 170 décibels. Même avec des bouchons, ça fait mal. Et en tant que chef de sections, on est censé entendre et donner des ordres. On ne peut pas avoir quelque chose de totalement occultant. Il faudrait que l’armée fournisse des bouchons à protection active qui ne se déclenchent qu’en cas de gros saut de décibels, mais c’est un autre budget. »
Lors de sa dernière année à Saint-Cyr, Nicolas a été réformé pour accident de service. « C’était à ça que je me dédiais et j’ai dû quitter l’armée avant même d’avoir commencé. » Ses supérieurs l’ont soutenu, il a obtenu gain de cause auprès de la compagnie d’assurance, mais faire une croix sur sa carrière militaire lui a coûté : « Quand t’intègres une école comme ça, c’est pour les valeurs qui vont avec. Mais je préférais partir de l’armée plutôt que de finir dans un bureau. Être dans un placard à balai pendant toute une carrière, non merci. »
Nicolas s’est reconverti dans la sécurité informatique et travaille dans une entreprise qui emploie principalement… d’anciens militaires.
« Je regarde ma jambe, elle était pleine de sang, il y avait un trou »
À 18 ans, Sami* se fait tirer dessus dans un immeuble de son quartier, l’Elsau, à Strasbourg. Vingt ans après, l’agent de sécurité n’a rien oublié de la scène.
« À l’époque, j’étais un jeune lycéen, je passais mon bac pro. Avec mon grand frère et un pote, on était en bas d’un immeuble du quartier. » Vers 20h30, le cousin de Sami arrive par hasard devant le bloc. La petite troupe patiente en bavardant. Soudain, un homme se met à leur crier dessus depuis sa fenêtre, au quatrième étage.
L’homme sort une arme, qu’il pointe d’abord vers eux avant de tirer en l’air. Le cousin de Sami, pas du genre à se laisser démonter, s’engouffre dans la cage d’escalier et avale les marches quatre à quatre. Sami le suit. « C’est une image que je n’oublierai jamais : l’homme nous attendait devant sa porte, avec une carabine. Il nous visait. » Le cousin de Sami se tourne et montre ses fesses à l’individu en lui disant, d’un ton provocateur : « Vas-y, tire, si t’es un homme. »
Comme si on m’avait percé quelque chose.
Sami commence à trouver la situation dangereuse. Il s’interpose entre l’homme et son cousin. « C’est allé très vite. Il m’a tiré dessus. Le bruit a résonné dans tout l’immeuble. Je tombe par terre directement. Je regarde ma jambe, elle était pleine de sang, il y avait un trou, comme si on m’avait percé quelque chose. » La balle traverse la cuisse de part en part, et ressort en-dessous de la fesse gauche. « T’as une sensation moche », se remémore t-il. Sa tête se met à tourner et au bout de dix minutes, la douleur le submerge. Son jogging est plein de sang. Heureusement, l’artère fémorale est intacte.
Quelques minutes plus tard, les secours arrivent. Sami échappe à l’opération. Après quelques mois de rééducation, il peut reprendre le chemin des terrains de football. « J’étais sportif, j’étais jeune et ça m’a beaucoup choqué, surtout que je n'avais rien fait : j’ai pris une balle, je me suis fait tirer dessus gratuitement. » Arrêté par la police, le tireur, alcoolisé au moment des faits, a été condamné à un an de prison ferme. Sami n’est pas passé loin de perdre sa jambe. Aujourd’hui, il en garde des cicatrices et un mauvais souvenir dont il n’aime pas parler.
Séverine Agi, Juliette Mariage et Marianne Naquet
Débris de chasse
Jean-Michel, garde-chasse dans le Nord, a perdu son œil droit lors d'un lâcher de faisans en famille. Vingt-cinq ans après, le traumatisme habite encore la victime et le tireur.