Parés pour riposter
Ils évoluent dans des milieux sociaux différents mais ont tous vécu des expériences violentes, qui ont laissé des traces. Ces événements les ont poussés à s’armer pour être capables de se défendre. Leurs derniers recours, ce sont des pistolets à blancs, des couteaux, des bombes à poivre, qu’ils gardent toujours à portée de main. En France, les femmes, qu’elles soient étudiantes comme Maëva, ou escort girl comme Cindy, sont les premières victimes de violences avec plus de 500 000 agressions chaque année. Pour Léon*, sans-abri depuis quatre ans, le quotidien rime avec tension. Celle de vivre chaque instant sur ses gardes.
Léon, les cicatrices de la rue
Maëva, du poivre dans la poche
Cindy, sous l’oreiller le couteau
Escort girl nancéienne, Cindy s’expose parfois à des clients violents. Dans ces situations, la jeune femme de 32 ans ne compte que sur elle-même pour se défendre.
Cindy n’ouvre jamais la porte à un client sans que de longues lames ne soient dispersées dans son appartement. Sous le lit ou derrière le canapé : les grands couteaux doivent être à portée de main au cas où la situation venait à dégénérer. Depuis deux ans, la jeune transsexuelle travaille comme escort girl à Nancy. Elle reçoit jusqu’à six clients par jour dans son petit studio.
Je ne suis jamais sûre de leurs véritables intentions
Dans la pénombre des fenêtres obturées par des rideaux de velours, seule la lueur de la guirlande du sapin de Noël éclaire le visage de Cindy. Une coupe de champagne rosé à la main, elle raconte : « J’ai peur à chaque fois que je rencontre une nouvelle personne. Même si je fais tout pour sélectionner mes clients, je ne peux jamais être sûre de leurs véritables intentions. Je suis transsexuelle et parfois, cela peut attirer les personnes mal intentionnées. »
Elle ne s’est servie qu’une seule fois de ses couteaux. « Il y a quelques mois, un client qui avait pris énormément de cocaïne s’est évanoui chez moi, commence la jeune femme. J’étais paniquée, j’avais peur qu’il crève ici. » Appeler la police ou faire venir les secours était impensable. « Je fais un métier illégal, si la police le découvre, je perdrais tous mes droits », précise Cindy, qui a obtenu le statut de réfugiée il y a quelques années. Elle a dû se débrouiller toute seule. Pour forcer le client à partir, « j’ai attrapé un des couteaux cachés et je l’ai menacé ».
J’ai peur d’aller trop loin
Mais ses couteaux ne l’ont pas toujours sauvée. « Je me suis fait violer récemment », dit-elle froidement. Les lames étaient à leur place, prêtes à servir, mais elle n’a pas su réagir. « D’un côté, je me rends compte que j’ai aussi peur de les utiliser, reconnaît Cindy. Je ne me suis jamais battue mais, par contre, je me suis beaucoup fait violenter au cours de ma vie. J’ai peur d'aller trop loin, de cette colère que j’ai accumulée et qui, un jour, pourrait ressortir », achève-t-elle.
Près de 1 000 euros par jour
De ce quotidien violent, la jeune femme a du mal à sortir. « Je suis devenue dépendante d’un mode de vie. Je peux gagner jusqu’à 1 000 euros par jour », explique Cindy. Sur les murs de son studio, des étagères débordent de paires de chaussures– toutes à talons –, de vernis et de tubes de rouge à lèvres. Sa peur, elle la noie dans une boulimie consumériste.
Mais aujourd’hui, Cindy arrive au bout de ce qu’elle peut endurer. « Certains clients font partie de la mafia, d’autres ont des fantasmes sexuels au-delà de l’acceptable, raconte-t-elle. Cela me dégoûte, j’ai déjà passé des heures sous ma douche tellement je me sentais sale. Ou même, à tenter de chasser l’odeur d’un homme de mon appartement… » L’argent, les cadeaux l’ont longtemps fait tenir mais aujourd’hui, elle veut raccrocher.
Si je n'arrête pas, il partira
Cindy s’efforce de faire le tri dans ses clients, d’écarter les plus dangereux et de ne plus voir que les plus réguliers en qui elle a confiance. « C’est surtout pour mon fiancé que je fais cela. Je sais très bien que si je n’arrête pas, il partira », ajoute l’escort. Cette démarche l’a conduite à remettre de plus en plus souvent ses couteaux dans le tiroir de la cuisine et ne les ressortir que pour certains clients. « À présent, mon fiancé n’est jamais très loin, donc s’il y a un problème c’est lui que j’appellerai en premier », observe Cindy. La sonnerie de son téléphone retentit : « C’est un client, un ami aussi », dit-elle. Ce soir, les couteaux ne sortiront pas de leur tiroir.
Ignacio Bornacin et Camille Toulmé
* Le prénom a été modifié.
Contrôler les citoyens armés
Les armes ne sont pas prohibées en France. Leur détention et leur usage ont toujours été strictement encadrés. Éclairage historique sur la réglementation et sur la place de la légitime défense dans le droit français.
SourcesLe délit de port d’armes prohibées, Henri Barbier, 1939
Les armes, André Collet, Que sais-je, 1986
« L’armement de la résistance et des Allemands », Guy Giraud
« Comment la France a encadré strictement le port d’armes », Abdelhak El Idrissi, 24.03.2018
« Karl der Große verhängt Waffenembargo über Slawen », Die Welt, 11.12.2018
Excuser l’inexcusable
Plusieurs années de prison ferme en France, un acquittement au Canada : deux verdicts opposés pour un même crime. Les conditions d’application de la légitime défense varient d’un pays à l’autre. L’historienne Vanessa Codaccioni analyse les débats suscités autour de cette question.
La légitime défense, comment la comprendre ?
Être reconnu en état de légitime défense dispense de poursuites l’auteur d’un homicide en le déclarant pénalement irresponsable de son acte. La loi lui reconnaît une excuse à condition que son geste ait eu pour objet de défendre son intégrité physique ou celle d’autrui.
En droit français, quels sont les critères pour qu’une personne soit reconnue en état de légitime défense ?
Trois conditions doivent être réunies. L’auteur de l’acte doit avoir riposté de manière simultanée et proportionnée à une menace réelle.
Les juges français ne prennent pas en compte la situation psychologique au moment du passage à l’acte. Cela signifie que si la menace ressentie n’était pas réelle, l’auteur de l’homicide ne sera pas reconnu en état de légitime défense. Le droit français distingue menace réelle, menace ressentie et menace inventée. Parmi les cas étudiés, 90 % des auteurs d’homicides déclarant avoir tué en état de légitime défense ne l’étaient pas au regard du droit français. En Grande-Bretagne, où la loi reconnaît la légitime défense subjective, le jury accorde davantage d’importance au ressenti de l’auteur de l’homicide. Ce dernier peut soutenir qu’il a réagi sous l’emprise de la peur, qu’il était donc en incapacité d’évaluer lucidement la situation et de mesurer son acte.
Concernant le critère de la simultanéité, prenons l’exemple des femmes battues qui tuent leur mari ou leur conjoint violent. En France, près de 90% de ces femmes ne sont pas reconnues en état de légitime défense car elles ne tuent pas au moment où elles sont battues, mais avant ou après. C’était le cas de Jacqueline Sauvage qui a tué son époux violent en 2012. Elle a vainement invoqué la légitime défense et a été condamnée à dix ans de réclusion. Ce n’est que par la grâce présidentielle de François Hollande qu’elle a pu sortir de prison en 2016. Au Canada en revanche, la loi prévoit la possibilité d’une légitime défense différée : elle reconnaît un droit pour les femmes battues d’agir en état de légitime défense même sans simultanéité.
La réponse de l’auteur doit aussi être proportionnée. Tout recours aux armes à feu, même à des fins défensives, contre un agresseur désarmé, sera jugé disproportionné. La théorie de l’égalité des armes prévoit que l’arme utilisée par l’auteur de l’homicide ne doit pas être supérieure à celle utilisée par son agresseur tué.
La notion de légitime défense a-t-elle évolué dans le temps ?
Au départ, la légitime défense était considérée comme un droit. Sous l’Antiquité, il était accepté qu’une personne puisse donner la mort si autrui adoptait un comportement dangereux, menaçant, attentatoire à l’honneur ou à l’intégrité physique.
À partir du Moyen Âge, des systèmes de justice publique ont été mis en place lorsque des États forts et centralisés se sont instaurés, en France et dans d’autres pays européens. À partir de ce moment, la légitime défense va être perçue comme un acte de justice privée que l’État cherche à éradiquer. La légitime défense fait son apparition dans le Code pénal de 1810.
Y a-t-il une période durant laquelle la légitime défense a été plus fréquemment appliquée ?
Entre 1970 et 1990, la légitime défense est fréquemment retenue en France. Entre 1978 et 1980, on compte 40 cas. À cette époque, en réaction à une hausse de la délinquance, davantage de personnes se procurent des armes d’auto-défense. Et, plus il y a d’armes en circulation, plus il y a de personnes qui s’en servent. De surcroît, l’association Légitime Défense, créée en 1978, popularise le slogan : « Vous avez le droit d’être en état de légitime défense ».
Depuis les années 1990, le nombre des affaires jugées en état de légitime défense a énormément diminué. D’abord, parce que l’État a progressivement limité le nombre d’armes d’auto-défense en vente libre. Ensuite, parce que la loi a été durcie en inscrivant les critères de simultanéité, de proportionnalité et de la réalité de la menace dans le Code pénal en 1994.
D’un point de vue sociologique, quelles conclusions peut-on tirer des profils des auteurs d’homicide et de leurs agresseurs décédés ?
Il existe un préjugé selon lequel la légitime défense serait la loi des plus faibles. Selon ce préjugé, une personne vulnérable tuerait dans le but de se défendre contre plus fort qu’elle, ce qui est ensuite excusé avec l’argument de la légitime défense. En réalité, ce préjugé est faux car le profil type des auteurs d’homicide reconnus en état de légitime défense montre que ceux-ci ne font pas partie des faibles et vulnérables, mais des dominants. Ce sont majoritairement des hommes d’une quarantaine d’années, qui ne sont pas connus de la justice, qui appartiennent aux classes moyennes et supérieures et qui sont dotés en capitaux et en ressources.
Le profil des agresseurs est à l’opposé : pour la plupart, ce sont des jeunes en situation d’exclusion sociale, qui sont au chômage ou précarisés, issus de l’immigration maghrébine et connus des services de police.
Par conséquent, cette cause d’irresponsabilité pénale profite davantage aux dominants, aux « gens honnêtes », qu’aux subalternes et vulnérables.
Texte : Annika Schubert
Infographie : Justine Zinssner
Dessin : Juliette Mariage
Liberté, égalité, droit de s'armer ?
« Vos mains nues ne vous sauveront pas. » Tel est le crédo de l’Association pour le rétablissement du port d’arme citoyen (Arpac). Pour elle, en cas de danger imminent, le citoyen doit pouvoir intervenir.
« Aujourd’hui, on a des morts et des blessés qui pourraient être évités. Après l’attentat de Strasbourg, j’ai vu une vidéo qui montre une femme qui filme le terroriste depuis son balcon. Si cette femme avait eu une arme, elle aurait pu intervenir », avance Adeline Petton, représentante de l’Arpac en Haute-Savoie. L'Arpac est née en 2015 après la vague d’attentats en France. Composée de 1 250 adhérents et suivie par près de 43 000 personnes sur sa page Facebook, l’association espère bientôt sortir de l’ombre.
La jeune femme de 22 ans ne veut pas que l’on caricature son engagement. « En France, dès que l’on parle de port d’arme, les gens disent : “Ça va faire comme aux États-Unis !” Non ! Nous, nous proposons un autre système. Le port d’arme ne sera pas généralisé. Sinon, ça serait n’importe quoi », concède-t-elle.
Des campagnes chocs
L’Arpac préconise neuf exigences qui devraient conditionner l’autorisation du port d’arme citoyen. Il faut être irréprochable sur le plan judiciaire, avoir une bonne santé mentale, s’entraîner régulièrement au stand de tir, porter son arme de façon discrète. Autant de prérequis qui rappellent les critères en vigueur chez les forces de l’ordre. Combien de citoyens seraient dès lors aptes à porter une arme si la législation française suivait ces recommandations ?
Pour les membres de l’association, les attentats sont la preuve que le « loup est dans la bergerie », comme on peut le lire sur son site internet. L’Arpac a déjà fait parler d’elle après plusieurs campagnes choc sur les réseaux sociaux.
La lutte contre la menace terroriste n’est pourtant pas la seule revendication de ce groupe d’intérêt. Ses membres envisagent le port d’arme citoyen comme une possible réponse aux violences sexuelles. « J’ai failli subir une agression sexuelle dans la rue quand j’avais 15 ans. Une personne qui passait par là est intervenue. J’ai eu beaucoup de chance, raconte Adeline Petton. Je sais que si je tombe sur quelqu’un qui est gros, moi en tant que petite crevette, je ne pourrais rien faire. »
De cet épisode, elle a acquis la conviction que « si les femmes avaient le droit de porter une arme dissimulée, les agresseurs se poseraient des questions avant d’agir ». Elle fait partie des rares femmes membres de l’association et souhaite porter la voix des femmes qui veulent pouvoir se défendre.
Suppléer les forces de l'ordre
Pour justifier le port d’arme citoyen, la représentante utilise souvent l’expression de « primo intervenant », tirée du jargon policier. Les forces de l’ordre ne peuvent pas être omniprésentes. « Beaucoup de gens pensent : "Ah, c’est bon il y a la police et les gendarmes !"" Mais ils ne seront pas toujours là ! L’État ne peut pas être partout pour la défense des gens. Nous, les citoyens, nous pouvons être les premiers à intervenir en cas de danger », affirme la jeune femme.
Si la question du port d’arme citoyen n’est pas au cœur du débat sécuritaire aujourd’hui, c’est parce que la culture des armes est en perdition, pense Adeline Petton. « Rien que la disparition du service militaire… Les jeunes ne savent plus ce que c’est. Quand tu rencontres des jeunes aujourd’hui, ils s’en moquent. Il y a une perte de la culture des armes. »
Cette culture des armes, elle la tient ses convictions de sa famille. Son grand-père était chasseur. Son père est chasseur. Elle se souvient que ces deux hommes lui ont appris « le respect de l’arme. Une arme, ce n’est pas un jouet. Ce respect des armes implique des responsabilités ».
S’il y a un problème, je pourrais intervenir.
« C’est un discours citoyen que j’ai. Ce n’est pas uniquement pour moi que je souhaite avoir le droit de porter une arme mais surtout pour les autres. » Protéger son prochain, elle s’y attache à sa manière : « Dès que j’arrive dans un lieu public, à chaque fois j’analyse et j’observe : où sont les issues de secours ? Les extincteurs ? J’analyse tout, tout le temps. S’il y a un problème, je pourrais intervenir », se persuade-t-elle d’un air déterminé. L’an prochain, elle tentera d’entrer dans la réserve de la gendarmerie.
Si l’Arpac s’inspire des libertés qui existent en Suisse vis-à-vis des armes à feu, elle ne souhaite pas calquer la législation française sur le modèle helvétique pour autant. Ce dernier est d’ailleurs remis en question suite à l’application des nouvelles directives Schengen. L’Union européenne demande au pays à la croix blanche de désarmer sa population. Une pilule difficile à avaler pour de nombreux Suisses.
Martin Schock et Thomas Vinclair
Suisse : les pro-armes contre-attaquent
En septembre 2018, le vote par le Parlement fédéral d’une réforme qui durcit la législation sur les armes a eu l’effet d’une bombe. Le milieu pro-armes se mobilise pour faire annuler cette loi. Car à l’inverse de la France, les armes font partie intégrante de la culture helvétique.
Va-t-on vers un désarmement du peuple suisse ? Au pays de Guillaume Tell, on compte entre deux et trois millions d’armes à feu pour 8,42 millions d’habitants. En septembre 2018, les Suisses ont vu leur législation encadrant l’accès et la détention des armes devenir plus restrictive.
De Bâle à Lugano, les pro-armes sentent le vent tourner. Pour Jean-Luc Addor, président de l’association ProTell et député de l’Union démocratique du centre (droite nationaliste), ce vote porte atteinte « à des libertés et des droits ancestraux en Suisse. La tradition voulait que les hommes aillent voter et débattre au village avec leurs armes ».
Avec cette réforme qui s'appliquera fin mai 2019, les citoyens helvétiques doivent désormais justifier les raisons pour lesquelles ils souhaitent se procurer une arme. « Ce qui est aujourd’hui un droit, on va en faire un privilège que l’État nous accordera dans des conditions durcies, s’insurge Jean-Luc Addor. Il y a un changement de paradigme qui nous fait passer de citoyens dignes de confiance à des suspects, voire des criminels en puissance. » Le député de l’UDC estime que l’État ne fait plus confiance au citoyen : « Ici, les impôts sont déclarés librement par les citoyens. Les armes aussi étaient jusqu’ici librement déclarées. »
Une lutte contre le terrorisme
ProTell a depuis lancé une campagne pour récolter les 50 000 signatures nécessaires en vue d’un référendum. Sur de nombreuses affiches, l’association s’insurge contre ce « diktat » de l’Union européenne. La nouvelle législation suisse est la conséquence d’une demande d’harmonisation émise par Bruxelles après les attentats du 13 novembre 2015. Faisant partie des Accords de Schengen-Dublin qui prévoient des synergies dans les domaines de la justice, de la police, des visas et du droit d’asile, la Suisse est désormais tenue de reprendre ces directives dans sa législation.
Le député nationaliste se dresse contre ce qu’il estime être une ingérence européenne : « On nous vend une lutte contre le terrorisme alors que nous sommes l’un des pays les plus sûrs d’Europe. » La Suisse affiche en effet un taux d’homicide volontaire parmi les plus faibles du monde. Jean-Luc Addor renchérit : « Il n’y a donc aucun lien entre le nombre d’armes chez les citoyens libres et responsables et le niveau de sécurité publique. L’effet de cette révision sera nul sur le plan sécuritaire ».
L’étude « Sécurité 2018 » du Conseil fédéral suisse montre que 95% des citoyens se sentent en sécurité dans leur pays. Pour autant, 64% des personnes interrogées approuvent l’idée que « le terrorisme devrait être combattu avec tous les moyens dont nous disposons, même si cela doit entraîner certaines restrictions des libertés personnelles ». Il semble donc que la population suisse soit prête à rogner son droit aux armes pour répondre à la menace terroriste.
Le citoyen-soldat et son fusil d’assaut
En Suisse, le fusil d’assaut est le symbole du citoyen-soldat, membre de l’armée de milice. L’armée n’est pas professionnalisée comme en France, mais pour la plupart composée de miliciens, entraînés au cours d’un service militaire de dix-huit semaines. À l’issue de cette formation, ils repartent avec leur fusil d’assaut semi-automatique et doivent l’entretenir chez eux. Mobilisables à chaque instant, ils ont le devoir de continuer à s’entraîner sur les stands de tir au moins trois fois par an. Avant 35 ans, ils participent à « six cours de répétition » de trois semaines. L’interdiction par la nouvelle directive Schengen des armes semi-automatiques avec une capacité de tir de plus de dix munitions exaspère certains miliciens car leur arme deviendrait dès lors illégale en l’état.
Il y a une trentaine d’années, Florian* a fait le service militaire : « On nous donne une arme à la fin de notre formation. Pourquoi ne plus nous faire confiance ? s’interroge-t-il. Je ne suis pas nationaliste, ni pro-armes de base, mais aujourd’hui, il faut choisir un camp sur ce sujet sensible et clivant. J’ai fait le mien », affirme celui qui est aujourd’hui réserviste de l’armée de milice.
Derrière cette question du soldat-citoyen et du rapport aux armes, Florian se montre nostalgique au regard de nombreux changements. « Au-delà de la législation, j’observe que notre culture de l’arme est moins importante aujourd’hui. À l’avenir, on devra peut-être demander de l’aide à l’extérieur. Les citoyens suisses doivent garder le droit de se défendre. »
Une tradition en danger ?
Au cœur de Genève, à la société de tir de l’Arquebuse, la galerie des portraits des anciens présidents et les armes de collection témoignent d’une longue tradition. Fondée en 1474, c’est l’une des plus vieilles sociétés de tir de Suisse. On compte environ 3 000 adhérents dans le canton de Genève. Chaque année, près de 650 demandes de jeunes tireurs (âgés de moins de 18 ans) sont comptabilisées pour seulement 450 places.
Avec la nouvelle législation, des armes de tir à 300 mètres et 25 mètres vont passer sous le régime de l’interdiction. « De grandes fêtes populaires sont aujourd’hui mises en péril », peste André Maury, président de l’Arquebuse. La plus célèbre est la fête fédérale du tir qui a lieu tous les cinq ans. La dernière a eu lieu en en 2015 à Rarogne dans le canton du Valais. Près de 80 000 tireurs et spectateurs de toute la Suisse se sont rassemblés pendant près d’un mois. Pour André Maury, « avec cette nouvelle législation, on n’est plus propriétaire mais détenteur d’une arme. On pourra nous l’enlever plus facilement ».
« Les gens sont aujourd’hui fiers de dire que c’est l’arme du grand-père. Avec la nouvelle loi, il faudra déclarer ces armes, on ne peut plus hériter directement en toute légitimité. Certaines armes seront interdites, donc plus de transmission de la culture et adieu notre tradition. »
Les résultats de l’appel aux signatures sont attendus pour le 17 janvier. Si 50 000 signatures sont rassemblées, un référendum se tiendra mi-mai. En cas de victoire des pro-armes, la nouvelle loi sera annulée. La place de la Suisse dans les accords de Schengen serait alors remise en question.
* Le prénom a été modifié.
Texte : Martin Schock et Thomas Vinclair
Infographie : Justine Zinssner
Photos : Martin Schock
Les Kurdes en ordre de bataille
À Strasbourg, les membres de la communauté kurde s’estiment menacés par les partisans du président Erdogan et veulent renforcer leur sécurité.
Rue de La Broque à Strasbourg, au numéro 7, une devanture discrète, sans enseigne. À l’entrée, quelques hommes surveillent en permanence les locaux appartenant aux partisans du PKK, le Parti des travailleurs kurdes.
« Comment avez-vous trouvé notre adresse ? Grâce à quelqu’un qui connaît la communauté ? », demande immédiatement Hazal Karakus, représentante du Mouvement des femmes kurdes en France (TJKF). Elle exige de voir des papiers d’identité, note minutieusement nom et prénom dans un carnet.
Une communauté suspicieuse
Hazal Karakus dit qu’elle ne possède pas d’adresse mail, ni de téléphone portable, car elle ne veut pas avoir de contact en dehors de la communauté. « Je vis dans un pays qui n’est pas le mien et les forces de l’ordre françaises ne sont pas toujours là pour nous protéger », estime-t-elle.
Pendant toute l’interview, deux hommes surveillent la grande salle commune. Bien qu’il y ait de nombreuses tables dans la pièce, ils restent assis tout à côté. « On se méfie beaucoup car on a subi des insultes et des menaces de mort », dit Hazal Karakus.
Cette militante se sent en danger. Et effectivement, les choses ont beaucoup changé depuis le 9 janvier 2013. En plein jour, trois activistes kurdes, dont Sakine Cansiz, l’une des fondatrices du PKK, ont été froidement abattues de plusieurs balles dans la tête dans un appartement hébergeant un centre communautaire kurde, rue La Fayette, dans le Xe arrondissement de Paris. Les enquêteurs français ont conclu à l’implication de membres des services secrets turcs dans le triple assassinat.
Deux hommes turcs passent, ils me demandent d'enlever le drapeau
L’événement a marqué au fer rouge tous les membres d’une communauté persuadée de voir ses ennemis se multiplier. « La France n’est pas capable de juger un crime politique commis sur son territoire », s’indigne Hélène Érin, la porte-parole des Kurdes de Strasbourg.
En novembre 2018, Bernard Revollon, co-président de l’association Les amis du peuple kurde, a été insulté lors d’un rassemblement de solidarité : « Je me trouvais place Kléber pour tenir un stand. J’avais un drapeau et quelques dépliants à distribuer. Deux hommes turcs passent, ils me demandent d’enlever le drapeau en menaçant de casser le stand. »
Les manifestations et conférences sont systématiquement sécurisées et surveillées. « Le risque d’avoir une intervention de partisans de l’autorité turque est assez fort, on a vécu un cas pendant une manif à Mulhouse », rapporte Bernard Revollon.
Climat de défiance
Le 17 décembre 2018, des centaines d’activistes se mobilisent avenue de l’Europe à Strasbourg, devant la veille permanente du parti kurde, pour demander la libération de leur chef Abdullah Öcalan emprisonné en Turquie depuis 1999. La méfiance règne.
Aux abords du rassemblement, un service d’ordre contrôle et fouille les personnes étrangères à la communauté. Les photos et les vidéos pendant le meeting sont interdites sans accréditation des organisateurs.
Gilets fluorescents sur les épaules, les membres du service d’ordre sont présents à chaque défilé à Strasbourg. Toutes ces précautions sont prises malgré la présence de policiers français à dix mètres de là, en face de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Notre image devant les institutions européennes a été dégradée
C’est le premier rassemblement kurde depuis celui du 6 novembre 2018 qui avait dégénéré, faisant sept blessés parmi les forces de l’ordre. Quatorze manifestants, treize hommes et une femme avaient été placés en garde à vue pour participation à un attroupement armé. À l’issue de cet incident violent, les partisans d’Öcalan avaient écopé d’une interdiction de manifester pendant un mois.
Certains membres de la communauté se sont désolidarisés du mouvement. « Notre image devant les institutions européennes a été dégradée. On vit en paix, je n’ai jamais eu écho de menaces véritables et rien ne justifie ce sentiment d’insécurité », lâche le journaliste franco-kurde Hussein Elmali.
La force du nombre
Tous ces dispositifs de contrôle se justifient aux yeux de Fayik Yagizay, l’un des dirigeants kurdes à Strasbourg, représentant du HDP, le parti turc pro-kurde : « Le service d’ordre est composé de jeunes sélectionnés qui fréquentent le milieu. Ils viennent de partout, notamment de Belgique et d’Allemagne, et protègent les manifestants. Souvent, il y a des individus étrangers qui rentrent dans les manifestations pour faire de la provocation. »
Les associations kurdes de France envoient parfois leurs agents de sécurité, selon les besoins. « Un coup de téléphone, un SMS et je peux rassembler des centaines d’hommes, des gardes rapprochées », confirme Hélène Erin. Ces membres des services de sécurité kurdes sont-ils armés ? À cette question, Fayik Yagizay se braque : « Les manifestations sont organisées légalement. Je rappelle que le PKK est officiellement interdit en Europe. Pour ma sécurité, je m’en remets à l’État français. »