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Un attachement profond
Arrivée à la porte, Branka ne parvient pas à la fermer derrière elle, le vent s’engouffrant sans cesse dans l’interminable cage d’escalier. Les murs d’un mauve pâle sont noircis par la poussière, les interphones en panne, une partie des boîtes aux lettres fracturée. Les portes de l’ascenseur qui permettra à la femme de 80 ans d’atteindre sans difficulté son logement s’ouvrent. « Heureusement, ils fonctionnent correctement maintenant ! » En 2001, lorsque News d’Ill s’était immiscé à l'intérieur de la tour Genex, ils tombaient régulièrement en panne sans pouvoir être réparés : les pièces étaient introuvables en raison de l’embargo mis en place contre la Yougoslavie entre 1992 et 1999. Pourtant, Branka n’a jamais songé à quitter son deux-pièces, d’où tout lui semble minuscule. « La tour est si majestueuse. Si elle pouvait redevenir comme au début sans les tags et tout ce qu’il y a autour… »
C’est aussi par là que Nevana, 21 ans, qui vit au 23e étage avec ses parents, descend trois ou quatre fois par jour avec Billi, son bulldog blanc et noir de 17 ans. « Billi n’aime pas trop l'ascenseur », rit-elle, ses cheveux rouges au vent. Une fois sur le parvis, elle le fait zigzaguer pour éviter les éclats de verre. Peu importe les générations ou les dégradations, le même attachement transparaît chez les résidents. « Mon rêve est de pouvoir y acheter un appartement. J’ai tout ce qu’il me faut et la vue est si belle. »
Un vestige yougoslave
Cet espace entre les deux gratte-ciels, Branka Šucin, 80 ans, le traverse tous les jours en milieu d’après-midi, lorsqu’elle revient du kiosque, journal en poche. Depuis 46 ans et l’ouverture de la tour, elle vit au 29e avec son mari, qui travaillait dans la partie commerciale. Genex a fait construire ces deux bâtiments côte à côte pour que ses employés n’aient pas de difficultés à trouver un logement. L’État possédait les trois quarts des appartements en ville, ce qui créait de longues listes d’attente.
Après cet instant de répit, la femme originaire du Monténégro regagne la porte de l’entrée B en évitant scrupuleusement les dalles grises. « Un hiver, j’ai glissé et je me suis cassé les deux bras. Si c’était le seul problème ici… » Depuis l’éclatement de la Yougoslavie, dès 1991, les abords des deux tours se sont progressivement détériorés, à l’image de la prospérité de l’entreprise, compromise au même moment par la chute de l’URSS, qui lui fait perdre son principal partenaire commercial.
Le départ définitif de l’entreprise Genex n’a fait qu’acter son abandon. Véranda prête à s'effondrer, fenêtres et portes brisées, vieux mobilier entassé dans le hall : la tour commerciale n’est désormais qu’un vestige de l’époque glorieuse de la société. Ni le classement de la tour comme monument du patrimoine culturel en 2021, ni son rachat pour millions d’euros par le magnat de la nuit Aleksandar Kajmaković, propriétaire de casinos, établissements de nuit et magasins de luxe à Belgrade, mais aussi connu pour ses relations avec les milieux criminels serbes, n’ont changé la donne. L’entretien de l’esplanade est délaissé par la municipalité belgradoise qui en a la charge. « Le gouvernement ne veut pas entretenir la mémoire du passé socialiste, analyse Vladana Putnik. Il veut que Belgrade soit authentique mais n'exploite pas l'authenticité de cette tour. » Des emblèmes de ce yougo patrimoine comme l’hôtel Jugoslavija ou le Old Sava Bridge sont en passe d’être détruits pour faire place nette à de nouveaux projets immobiliers démesurés comme le Belgrade Waterfront, dans lequel le gouvernement investit des milliards.
La première jambe, de 26 étages, accueillait les bureaux de l’entreprise jusqu’à sa faillite définitive en 2017 ; la seconde, de 30 étages, héberge toujours 182 appartements. Au-dessus du pont, un restaurant circulaire, avec une vue à 360° pour accueillir les déjeuners d'affaires, est désormais fermé.
Sa façade de béton nu, ses formes géométriques massives et son absence d'ornements font de celle originellement nommée la Porte occidentale de Belgrade, un archétype du style brutaliste de l’ère yougoslave. Mais cette architecture n’a, dès sa construction, pas fait l’unanimité. « Les gens disaient que la passerelle ferait un parfait échafaud pour que l'architecte se pende », rappelle Vladana Putnik, chercheure associée en histoire de l’art de l’université de Belgrade et spécialiste de l’architecture yougoslave.
Les éclats de verre craquent sous les pieds. La fontaine est désormais asséchée. Sur l’esplanade, les corbeaux viennent dévorer leurs proies. Assis sur un muret décrépi, souvent utilisé comme banc, Goran Miljus lève les yeux vers les 140 m de façade bétonnée conçus par Mihajlo Mitrović, le plus haut gratte-ciel de la ville jusqu’en 2021. « Au premier regard, l’ambiance est un peu post-apocalyptique, on dirait que les tours sont tout droit sorties de Mad Max », ironise celui qui est président du syndicat de la partie résidentielle de la tour Genex depuis onze ans, en reprenant une gorgée de sa canette de Stella Artois. Ces tours jumelles reliées par une passerelle et situées à la lisière de l’autoroute, dominent depuis la fin des années 1970 le quartier de Novi Beograd, dans l’ouest de la capitale serbe. Elles tirent leur nom de l’entreprise à l’origine de leur construction : le fleuron yougoslave du commerce extérieur, Genex, qui a aussi investi dans le tourisme, le transport aérien et l’immobilier.
À Belgrade, la tour Genex, et en particulier ses extérieurs, n'est plus entretenu. L'intérêt touristique croissant pour ce symbole brutaliste n’y a rien changé.
Dans la nuit du 24 au 25 avril, des bâtiments du quartier de Savamala sont démolis par des hommes armés de battes de baseball. Zdravko Janković raconte ainsi cette nuit-là : « Alors que l’attention de tous était tournée vers les élections, des gens masqués sont entrés avec des bulldozers dans la rue Hercegovacka. » Des habitants ont appelé la police à l’aide, mais personne n'est venu à leur secours. « En deux heures, ils ont détruit tous les bâtiments de la rue qui faisait partie de la zone du projet Waterfront », détaille-t-il. Sept ans après jour pour jour, lors d'une conférence de presse, Aleksandar Vučić a admis qu'il avait ordonné lui-même la destruction des bâtiments.
Dans une aire de jeux flambant neuve à quelques mètres de l’hôtel, Daria, 35 ans, surveille son fils qui zigzague entre les toboggans. Cette architecte russe est arrivée en Serbie il y a maintenant deux ans et demi, suite à la guerre en Ukraine, et loue depuis un an et demi un appartement au Waterfront avec son mari ingénieur. « On a déménagé dans ce quartier lorsque j'étais enceinte, explique t-elle. C’est propre et adapté pour les enfants : il y a des infrastructures pour eux, des pistes goudronnées, c'est plus sécurisant. »
À l’intérieur du centre commercial Galerija – le plus grand de la région, selon l'investisseur du projet – une robe longue à paillettes attire l’attention. L'étiquette affiche 145 000 dinars, soit 1 236 euros. Des prix élevés qui s’observent dans l'ensemble du quartier. Le mètre carré est l’un des plus chers de la capitale. Nemanja s’apprête à changer les draps de son appartement acheté dans l’immeuble Arcadia il y a maintenant trois ans. Il le loue à des touristes 8 210 dinars la nuit, soit 70 euros. Il confirme : « Le mètre carré coûte environ 7 000 euros, et dans la tour derrière moi, cela va jusqu’à 12 000. » Alors que le prix moyen du mètre carré à Belgrade est de 2 489 euros, celui de Waterfront commence à 4 000 d’après les agents immobiliers installés dans le centre commercial pour appâter de futurs investisseurs. À titre de comparaison, dans le quartier le plus coûteux de Strasbourg, il atteint au maximum 4 600 euros.
Même au plus bas, ce prix est bien trop élevé pour une majorité de Serbes. « L’achat d’un appartement à Belgrade Waterfront est bien au-delà des moyens d’un Serbe de classe moyenne, affirme l’opposant Zdravko Janković. Avec le salaire moyen serbe, à environ 900 euros, il faudrait travailler plus d’une vie pour 100 m2 d’appartement. »
Détruire l'histoire de Belgrade
Depuis ses débuts, le projet est bercé par les contestations. Les habitants se sentent dépossédés d'un espace autrefois public, devenu privé et pensé pour des élites. Les événements survenus en 2016 vont marquer un point de non retour.
« Urbanisme autoritaire »
À cause de ce manque de réglementation, le quartier présente des risques. En avril 2024, les balcons de l’immeuble Quartet 3, encore en construction, se sont effondrés. La photographie a alors été partagée sur le site du média proche de l’opposition N1. De plus, derrière la modernité affichée, l’urbaniste Nebojša Čamprag considère que les immeubles de Waterfront ne sont pas aussi avant-gardistes qu’ils en ont l’air. « Ils n'apportent rien en termes d’innovation et de durabilité », souligne-t-il. Pas de façades vertes, ni de matériaux novateurs, par exemple.
Concernant le coût des travaux, les chiffres diffèrent selon les médias. Eagle Hills promettait un investissement de 3 milliards d'euros, mais cette enveloppe a été drastiquement réduite selon l’urbaniste : environ 150 millions d'euros. Pour Nebojša Čamprag, il s'agit « d'un urbanisme autoritaire ».