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Vukašin Krstić est employé de la RTS depuis 1992. © Clara Lainé

« Urbanisme autoritaire »

À cause de ce manque de réglementation, le quartier présente des risques. En avril 2024, les balcons de l’immeuble Quartet 3, encore en construction, se sont effondrés. La photographie a alors été partagée sur le site du média proche de l’opposition N1. De plus, derrière la modernité affichée, l’urbaniste Nebojša Čamprag considère que les immeubles de Waterfront ne sont pas aussi avant-gardistes qu’ils en ont l’air. « Ils n'apportent rien en termes d’innovation et de durabilité », souligne-t-il. Pas de façades vertes, ni de matériaux novateurs, par exemple.

« Tous à Nis ! Nous ne céderons pas la Serbie » titre le tabloïd Informer, au lendemain du grand rassemblement pro-Vučić dans cette ville du sud du pays, le 17 mai. Le président serbe apparaît triomphant, bras levés devant une marée de drapeaux. Deux mois auparavant, le ton était beaucoup plus offensif à l’encontre des milliers de Serbes venus manifester contre la corruption à Belgrade : « Le peuple en a assez des blocages. Ceux qui [...] provoquent et bloquent veulent détruire l’État ! » Comme le quotidien Informer, une grande partie de la presse écrite serbe relaie sans réserve le narratif présidentiel.

Dans l’audiovisuel, les manipulations sont moins outrancières que dans les journaux, mais tout aussi évidentes. Au soir de la manifestation pro-Vučić, la RTS 1, première chaîne publique, donne le ton. Dans le JT, le micro ne change pas de camp. « Ces jeunes ont tort, ils ne se souviennent pas de la misère quand on versait du carburant dans des bouteilles pendant la guerre », assène l’un des nombreux soutiens qui défilent à l’écran. Et les étudiants, qui contre-manifestaient pour la tenue d’élections parlementaires anticipées, le même jour, à quelques mètres de là ? Évacués en vingt secondes, relégués à la fin d’un sujet de dix minutes largement acquis au pouvoir.

La télévision, principale source d’information

Le système médiatique reste trop verrouillé pour refléter cette fracture de la société serbe. « Vučić a parfaitement conscience de l’impact des médias, il a été ministre de l’Information sous Milošević », rappelle Ulrich Bounat, analyste géopolitique. Slobodan Milošević, à la tête de l’État durant les guerres de Yougoslavie, marquées par le nettoyage ethnique, a longtemps muselé la presse. L’actuel président serbe, Aleksandar Vučić, semble avoir été à bonne école, recyclant des « messages de peur » et faisant tout pour se positionner « comme protecteur paternaliste », continue l’expert. Quelques jours avant la grande manifestation anti-corruption du 15 mars, Vučić déclarait que « les crimes les plus graves » seraient commis, allant jusqu’à évoquer la menace d’un coup d'État. 

Dans un pays où la télévision reste la principale source d’information, la propagande résonne dans les salons. Les cinq chaînes nationales RTS 1, RTS 2, Pink, Happy TV et Prva, qui représentent près de 50 % d’audience en 2023, marchent au pas. « Cela n’a jamais été aussi flagrant. Les manifestations ont achevé de révéler leur vrai visage », confirme Igor Išpanović, doctorant en sciences politiques et journaliste. D’un côté, la télévision publique entièrement financée par l’État. De l’autre, les chaînes privées qui fonctionnent grâce à la publicité et peuvent aussi émettre sur des fréquences nationales, à condition de ne pas menacer le discours officiel.

Certes, aucune loi n’oblige formellement les médias à aligner leur discours sur le pouvoir. Il n’y a pas de censure officielle et la constitution de 2006 reconnaît la liberté d’expression. Mais les pressions sont indirectes et le plus souvent économiques. Un rapport conjoint de la Fédération européenne des journalistes et de plusieurs ONG souligne le rôle central de la publicité. « Les fonds provenant des contrats publicitaires avec des entreprises publiques sont orientés de manière disproportionnée vers les médias ayant une ligne éditoriale favorable au gouvernement », peut-on lire dans le document publié en mai 2025.

« Un climat de peur et d’autocensure »

Dans ce climat étouffant, certains se rebellent. Même à la RTS, le vent de la dissidence a fini par souffler en interne. Vukašin Krstić, voix off emblématique des reportages depuis 1992, est devenu l'un des visages du collectif Nas pRoTeSt (Notre protestation), né en novembre dans le sillage des manifestations étudiantes.

Entre manipulations médiatiques et autocensure, l’information en Serbie reste verrouillée. Mais le mouvement étudiant a ravivé une prise de conscience chez certains journalistes, jusque dans les rangs de la RTS, principale chaîne publique du pays.

« Les gens nous disent toujours qu’avec ce quartier nous ne sommes pas dépaysés, mais ça n’a rien à voir avec la Russie. Chez nous, il y a un type de bâtiment qui a été reproduit des millions et des millions de fois parce qu’après la guerre, il fallait construire très vite pour donner un endroit pour vivre à tout le monde », compare Masha, balayant du regard les bloks (pâtés de maison) au loin. « Ici, l’architecture est plus travaillée, ça donne des bâtiments plus uniques. Quand on se promène dans chaque blok, on sent qu’ils ont leur identité », ajoute Sergey.

Dans la salle de leur café, parmi les meubles chinés aux quatre coins de la Serbie, une table en métal et un fauteuil en chrome et cuir noir tout droit sortis de l’ère yougoslave ont trouvé leur place. « La tour commerciale a été vidée après son rachat, on les a récupérés », se souvient Sergey. De quoi entretenir l’héritage de la tour Genex.

Louise Pointin

Ismérie Vergne

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Chaque mois, au moins cinq touristes sonnent chez Goran et Jaïna pour voir la vue depuis le haut de la tour. © Ismérie Vergne

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La tour Genex était le plus haut bâtiment de la ville jusqu'en 2021. © Ismérie Vergne

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Venus de Moscou, Masha et Sergey ont fait leur nid au pied de la tour. © Louise Pointin

« Cette architecture n’a rien à voir avec la Russie »

Au pied de la tour résidentielle, derrière la vitrine du Ca.ca.fe, Siba surveille les allées et venues des passants. Ce Shiba Inu japonais de cinq ans a fait le voyage avec ses maîtres depuis Moscou vers Belgrade il y a trois ans, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. 

À 32 et 35 ans, c’est dans ce symbole du passé que Masha Ovcharova et Sergey Kostromin « qui ne se sentaient plus en sécurité là-bas » projettent leur futur. Ce couple « d’artistes underground », comme ils se présentent, elle dans la mode, lui dans le cinéma, loue depuis huit mois le local qui abritait autrefois un bar à chicha. Dans la salle, les tables et les chaises sont encore empilées, les tasses et couverts n’ont pas encore remplacé les outils et pots de peinture. Ici se prépare l’ouverture le mois prochain d’un café-cantine qui proposera pâtisseries maisons et plats végétariens de saison.

Le couple est arrivé à la tour Genex, comme il est arrivé en  : en s’aventurant dans l’inconnu. Ils ont bénéficié d’une législation serbe plus favorable aux ressortissants russes pour obtenir un permis de séjour. Comme eux, plus de 300 000 Russes ont immigré depuis 2022 en Serbie. Dans le centre de Belgrade, les quartiers de Dorcol et Varcar attirent les nouveaux cafés, restaurants, salons de coiffure russes, mais c’est à Novi Beograd, sur l’autre rive de la Save, que Masha et Sergey ont choisi de s’installer. 

Une attraction touristique depuis 2018

Depuis l’appartement du 24e étage de Goran Miljius et de sa femme Jaïna, les 160 m de la tour de Belgrade, qui ont dépassé la tour Genex, se détachent dans le ciel bleu. Le ballet des voitures s’anime sur l’autoroute voisine, sans que les bruits ne troublent la quiétude du logement. Cette vue imprenable sur le centre-ville belgradois, beaucoup de touristes veulent la découvrir. « Rien que chez nous, il y a au moins cinq touristes par mois qui sonnent pour monter la voir, raconte le président du syndicat de l’immeuble. Mais quand je les vois prendre des photos du bâtiment, je ne comprends pas ce qu’ils lui trouvent. » « La tour Genex n’a pas été pensée comme une attraction touristique, rappelle Miloš Ničić, chercheur en sciences politiques à l’université de Belgrade, spécialisé en études culturelles. L’idée était de représenter la puissance de la Yougoslavie en mettant en valeur les secteurs de l’économie, de l’architecture et de la construction »

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