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La mobilisation grandit contre les violences sexuelles et met en lumière les limites des dispositifs actuels d’aide aux femmes.

"Nous sommes les voix de celles qui n’en ont plus !" Le 8 mars, plus de 500 personnes ont scandé ces mots dans les rues de Strasbourg. La journée internationale de lutte pour les droits des femmes ou l’occasion d’attirer l’attention sur les violences sexistes et sexuelles. Celles-ci "prennent leurs sources dans les inégalités et les rapports sociaux entre les sexes", soutient Alice Debauche, docteure en sociologie et auteure de l’enquête nationale Virage (violences et rapports de genre)1. Les femmes de l’Eurométropole n’échappent ni à ces violences, ni au décompte funeste du collectif Féminicides par compagnons ou ex. En 2019, deux des 149 Françaises assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint sont mortes à Strasbourg et Ostwald. Elles s’appelaient Sandra et Céline.

En réaction, la mobilisation s’amplifie. "Coller notre colère dans la rue, c’est un bon moyen de sortir ces violences de l’ombre, de confronter et forcer celles et ceux qui ne veulent pas les voir à le faire." 

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Les militantes occupent l’espace public pour alerter sur les violences et mobiliser davantage, notamment les jeunes. © Killian Moreau

C’est pour ces raisons que Fanny (le prénom a été modifié) a rejoint les Colleuses strasbourgeoises. La nuit, les militantes affichent sur les murs des messages : "Je te crois", "Enseigner le consentement c’est urgent". "Chaque Colleuse agit dans un but qui lui est propre et peut proposer des slogans", explique l’étudiante de 21 ans.

Ces mots font écho aux histoires personnelles des femmes. Pour Louise Battisti, membre de l’association Entendre, croire, agir – qui lutte contre le harcèlement au travail – exprimer publiquement un problème améliore la prise de conscience, première étape pour s’extirper des situations violentes : "Quand on subit du harcèlement sexuel au travail, c’est compliqué de s’en rendre compte. J'ai vécu des trucs que je n'aimais pas, quand j'avais 20 ans et que je travaillais comme assistante d’éducation dans un lycée, mais je ne savais pas que c'était du harcèlement", confie-t-elle. Avec la médiatisation, "les jeunes y sont plus exposés et plus sensibilisés. Ils tolèrent beaucoup moins le harcèlement dans l’espace public, par exemple", remarque Alice Debauche. C’est ce qui a motivé Lisa Weissenbach et trois de ses camarades de l’École de management (EM) Strasbourg à créer l’association Mad’emoiselle. "Quand une femme se trouve dans une situation de harcèlement dans un de nos bars partenaires, elle commande un 'mademoiselle' pour demander de l’aide", explique la présidente de l’association étudiante. À l’énoncé de ce cocktail fictif, le gérant peut "mettre la femme en sécurité dans une pièce à part, si c’est possible, escorter la personne qui pose problème à l'extérieur de l'établissement ou menacer de le faire", détaille Lisa Weissenbach.

"Un seul acte suffit"

Louise Battisti est l’une des fondatrices du collectif Entendre, croire, agir. Voici ses conseils en cas de harcèlement au travail : "Tout noter dans un cahier et garder les preuves (textos, photos, etc.) ; saisir les syndicats ; saisir l’inspection et la médecine du travail, qui peut délivrer un arrêt de travail pour montrer que l’on cherche à sortir de cette situation de harcèlement." Et d’ajouter : "L’employeur a obligation de mener une enquête, mais si c’est lui qui harcèle… Il faut essayer d’identifier d’autres victimes."

L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) peut également être contactée. Son site internet contient une boîte à outils pour engager des démarches. L’AVFT se porte régulièrement partie civile lors de procès.

Enfin, le sexisme au travail consiste parfois à imposer une tenue vestimentaire. Courant dans la restauration ou dans les métiers d’accueil, le port d’une tenue "courte" peut se révéler insupportable pour la salariée, alerte le syndicat CFDT sur son site internet

"Le harcèlement sexuel va de la blague lourde au viol sur le lieu de travail en passant par les commentaires sur le physique ou les vêtements et la main aux fesses. Il n’y a pas besoin de répétition pour le qualifier. Un seul acte suffit", rappelle en conclusion Louise Battisti.

Lola Breton et Léa Giraudeau

 

La Ville aide aussi de plus petites associations sur présentation de projets. "Mais, selon Alice Debauche, se pose un problème de financement récurrent" et de temps consacré à remplir des dossiers pour continuer à mener leurs actions de sensibilisation ou d’accompagnement juridique.

À Strasbourg, les subventions municipales accordées aux quatre grandes structures leur permettent notamment de former les agents de police, qui se portent volontaires, à recevoir la parole des victimes. 

Sos Femmes Solidarité a longtemps mis en place ces formations. "Depuis trois ans, il faut répondre à des appels d’offres pour les mener, donc nous avons arrêté”, explique Thomas Foehrlé, directeur de l’association. Le CIDFF et l’organisme de formation Themis ont pris le relais. Un apport essentiel pour Françoise Bey : "Ce n’est pas toujours évident de faire parler quelqu’un, de l'écouter et de le mettre en confiance pour qu’il soit bien pris en charge et qu’il se sente en sécurité. Quand on comprend dans quelle situation une personne se trouve, on peut apprendre à la faire parler."

Les mobilisations contribuent ainsi au développement de structures d’accompagnement. Indispensables pour permettre aux victimes de s’exprimer à chaque étape d’un parcours qui va de la prise en compte de la parole à la plainte. Ces dispositifs sont toutefois perfectibles.

Donner la parole et l’écouter

Au niveau national, le numéro vert 39 19 est destiné aux femmes victimes de violences (au travail, conjugales, sexuelles, mariages forcés, mutilations sexuelles), à leur entourage et aux professionnels concernés2. Mais, comme le rappelle Claire Fritsch d'Osez le Féminisme 67, "ce numéro sert uniquement à orienter les victimes. Il n’est en aucun cas un numéro d’urgence. Il permet d’expliquer les démarches judiciaires et dirige vers les services de police pour porter plainte". Les femmes trouvent plus facilement une oreille attentive dans des collectifs locaux, C’est le cas d’Entendre, croire, agir, né lorsque trois employées de la maison des associations de Strasbourg ont porté plainte contre le directeur pour harcèlement sexuel, en mars 20193. Mais l’objectif du collectif dont est membre Louise Battisti n’est pas d’accueillir les victimes : "Quand on reçoit des femmes, on les réoriente vers le Planning familial, Sos Femmes Solidarités ou Viaduq 67", des associations constituées, stables et dont les moyens financiers sont plus conséquents. Ainsi, le Centre d’information sur le droit des femmes et des familles (CIDFF), le Planning Familial 67, le Mouvement du Nid et Sos Femmes Solidarités reçoivent chacun 15 000 euros de subventions municipales par an, sur la base d’un contrat d’objectif renouvelé tous les trois ans. "Cela permet à ces quatre structures à dimension étatique d’avoir une visibilité sur leurs financements, tandis que la mairie peut suivre les actions qu’elles mènent", explique Françoise Bey, adjointe au maire de Strasbourg chargée des droits des femmes et de l'égalité de genres. 

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Françoise Bey, adjointe au maire chargée des droits des femmes et de l'égalité de genre, souhaiterait que le budget de la Ville soit genré : "Les femmes ne doivent pas être les oubliées des subventions." © Jerome Dorkel/Strasbourg Eurometropole

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Le sacre de Roman Polanski aux Césars a ravivé la colère face à l'impunité des auteurs de violences sexuelles© Killian Moreau

Favoriser le dépôt de plainte

En France, seules 12% des victimes de violences sexuelles et 11% des victimes de violences conjugales ont déposé plainte en 20194. Selon Louise Battisti, elles ne sont que 5% de femmes à le faire dans les cas de harcèlement au travail. 30% en parlent uniquement à leur employeur. "Le problème est que les femmes ont très largement intériorisé qu’on ne les croirait pas, que porter plainte serait difficile", analyse Alice Debauche. Il existe un vrai enjeu autour de la formation des policiers. Des témoignages réguliers montrent que des plaintes ne sont pas enregistrées5. "Les fonctionnaires de police ont l’obligation de rediriger les victimes vers des associations après le dépôt de plainte”, comme le rappelle Nous Toutes 67. Or, ce ne serait pas systématiquement le cas, selon le collectif.

Strasbourg a expérimenté à partir de 2011 le "téléphone grave danger". Désormais généralisé à l’ensemble du territoire national, il est attribué au cas par cas pour six mois renouvelables aux victimes de violences conjugales ou de viol.  Il leur permet de prévenir les forces de l’ordre en urgence pour qu’elles interviennent au plus vite. Ce dispositif n’a pas empêché le meurtre de Laetitia Schmitt à Schweighouse-sur-Moder en 2018. À la mi-2019, 15 femmes détenaient un téléphone grave danger sur les 22 que se répartissent les parquets de Strasbourg et Saverne.

Bonnie, du collectif Nous Toutes 67, appelle à généraliser ces téléphones, "dès que l’on a connaissance de violences dans le couple". Cela permettrait d’aider "les femmes cloitrées chez elles avec leurs agresseurs et qui n’osent pas appeler le 39 19", avance-t-elle.

Améliorer l’hébergement d’urgence

"Lorsque les femmes victimes de violences conjugales quittent leur domicile, et dès lors qu’elles appellent le 17, elles deviennent prioritaires à l’hébergement d’urgence", précise Françoise Bey. À Strasbourg, deux structures seulement accueillent les victimes de violence et les femmes à la rue de tout le Bas-Rhin6. Une situation que déplore Françoise Bey : "Les femmes ne devraient pas avoir à faire des kilomètres pour se mettre à l’abri quand elles fuient leur domicile."

Accéder à des places en hébergement d’urgence ou en foyer n’est pas facile. Thomas Foehrlé en est persuadé : "Si on ouvrait un autre centre, du jour au lendemain il serait plein." "Le temps d’attente est parfois très long, regrette Claire Fritsch. Et puis, on pense trop souvent que c’est à la femme de partir, ce qui n’est pas toujours possible ou souhaitable. Les départs rapides présentent un risque de retour au domicile élevé. Souvent les femmes battues partent plusieurs fois avant de quitter définitivement le foyer conjugal", explique-t-elle. Le phénomène d’emprise de l’homme violent sur sa conjointe est très souvent négligé par les travailleurs sociaux "mieux formés sur l’aspect juridique", à en croire Claire Fritsch. Les retours au domicile peuvent être vécus comme des échecs par ces femmes et les rendre réticentes à redemander de l’aide. Pour Françoise Bey, "la question de l’hébergement est aussi un problème d'argent : il faut y mettre les moyens. Il va falloir regarder tous les locaux vides de l’Eurométropole pour voir ce que l’on peut en faire, en concertation avec l’État", appelle l’élue.

Dans certains cas, encore rares, le parcours se termine par la condamnation des auteurs de violences. En 2017, en France, 16 829 hommes et 730 femmes ont été condamnés pour violence entre partenaires7. Dans les cas de viols, 3% font l’objet d’un procès et seulement 1% débouchent sur une condamnation8.

Lola Breton et Léa Giraudeau

L’Institut national d’études démographiques (Ined) a réalisé en 2015, une enquête quantitative (intitulée Virage) portant sur les violences subies par les femmes et par les hommes. Elle a pour objectif de saisir les multiples formes de la violence et de l’aborder dans une perspective de genre.

2 Anonyme et gratuit, ouvert 7 jours sur 7 de 9h à 22h du lundi au vendredi et de 9h à 18h les samedi, dimanche et jours fériés.

3 L’homme devait être jugé par le tribunal de Strasbourg le 17 mars 2020. L’audience a été reportée à une date ultérieure en raison de l’épidémie du Covid-19.

4 2e état des lieux du sexisme en France, rapport du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, 2 mars 2020.

En 2018, l’étude “Paye ta plainte” réalisée par le collectif féministe Le Groupe F et le tumblr Paye Ta Police recueillait plus de 500 témoignages en dix jours, dont 91 % décrivaient une "mauvaise prise en charge". Surtout, dans 60 % des cas, les femmes disaient avoir "essuyé un refus ou avoir dû insister pour pouvoir porter plainte".

C’est le cas du centre Flora Tristan, géré par Sos Femmes Solidarité, et du centre d’hébergement et de réinsertion sociale géré par l’association Home Protestant.

La lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, n°13, Novembre 2018.

The Enliven Project.

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