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Le Grand Est n'a pas attendu le reste de la France pour voter Front National. En 2002, 2816 communes, sur les 5254 que compte la région, placent Jean-Marie Le Pen en tête du scrutin lors du premier tour. Le phénomène s'accentue en 2017, où le FN atteint de nouveau le second tour. Cette fois, Marine Le Pen arrive en pôle position dans 3872 communes. 

 

Une région culturellement et historiquement ancrée à droite

Les raisons du succès du Front National dans le Grand-Est, et particulièrement en Alsace, sont en premier lieu historiques. Richard Kleinschmager, géographe et professeur émérite à l'Université de Strasbourg, a déterminé quatre facteurs clefs pour comprendre l'implantation profonde de la droite dans le Grand-Est :

  • Un rejet de la gauche et du communisme. Richard Kleinschmager explique que « l'Alsace a toujours été une terre de droite, et ce encore plus après 1945 ». Alors que le Parti communiste récolte plus de 20 % des voix dans le reste de la France, il est quasi-inexistant en Alsace. « Les Alsaciens associent le communisme au régime soviétique où de nombreux malgré-nous (130 000 Alsaciens enrôlés de force dans la Wehrmacht) ont été emprisonnés »,poursuit le géographe. Dans les campagnes, c'est le parti centriste qui structure la vie sociale et politique. Cette mouvance rencontre cependant une résistance dans les villes qui vont se tourner vers la gauche.

 

  • Des religions engagées politiquement. La relation des Alsaciens avec la religion est aussi un facteur déterminant : « C'est une région pluri-confessionnelle, où le régime concordataire est encore en vigueur. Les religions ont toujours eu un pied dans la vie politique locale, elles vont même jusqu'à donner des consignes de votes lors des prêches. Le catholicisme, majoritaire, a toujours prôné un vote centriste ou de droite. Par opposition, les protestants ont voté à gauche ou ont rejoint De Gaulle » estime l'universitaire.

 

  • Une tradition ouvrière de droite. Le Grand Est est une région profondément ouvrière. Traditionnellement, les ouvriers votent à gauche. Mais pas dans le Grand Est, où les syndicats de gauche sont peu présents. Pour Richard Kleinschmager, le phénomène d'ouvrier-paysan dans les campagnes est primordial : « La journée, il travaille à l'usine puis le soir il rentre chez lui dans son exploitation agricole. Ces personnes se sentent plus paysans qu'ouvriers et ont donc une tendance à voter à droite ».

 

  • Une situation géopolitique unique. Le Grand Est a été marqué par les guerres. Placé en première ligne lors des conflits de 1870-1871, 1914-1918 et 1939-1945, le territoire a vécu de nombreuses invasions et batailles. C'est une région exposée, une région profondément militaire avec de nombreux forts et casernes. « Les notions de sécurité, d'autorité et de nationalisme sont très imprégnées, et donc, la propension de voter à droite y est très forte, explique le professeur. Le général De Gaulle a incarné ces valeurs après la guerre. Lorsque le gaullisme s'est étiolé dans les années 1970, les Alsaciens ont cherché un nouvel homme providentiel. Jean-Marie Le Pen a fait office de De Gaulle de substitution pour nombre d'entre eux ». 

La classe ouvrière, moteur du vote FN

Le vote Front national était en 2002 et reste en 2017 un vote porté par les ouvriers et les employés. Un vote qui, selon Bernard Schwengler, docteur en science politique, est "l'expression politique de la contestation sociale de ces classes". C'est un vote populaire. Le seul vote populaire étant donné la faiblesse du Parti communiste et de la gauche en général dans le Grand Est.

Cette forte structuration ouvrière du Front national dans la région explique l'autre phénomène qui se dégage de la lecture de la première carte : la ruralité du vote FN. En effet, le Grand Est en général et l'Alsace en particulier, ne sont pas un territoire à dominante agricole, même si certains départements de Champagne font exception. Dans les zones rurales, les ouvriers sont ainsi plus nombreux que les agriculteurs. Phénomène qui s'est accentué ces dernières années. N'ayant pas les moyens de vivre dans les grandes villes ni même dans leur périphérie, cette catégorie professionnelle se rabat dans les campagnes. Alors que chez les agriculteurs, le Front national fait traditionnellement des scores faibles (voir graphique ci-dessous), la présence en masse d'ouvriers dans les campagnes explique qu'aujourd'hui celles-ci mettent souvent le FN en tête lors des élections présidentielles.

Cette forte structuration ouvrière du Front national s'illustre aussi dans les grandes villes. Le FN arrive en tête en 2002 et en 2017 dans douze grandes villes (communes où l'on dénombre plus de 10 000 inscrits sur les liste électorales). Or, celles-ci sont pour la plupart des villes dites « ouvrières » et en crise : Forbach, Wittenheim, Saint-Dizier, Charleville-Mézières, Sedan…

Mais, même si le FN y arrive en tête, le score qu'il fait reste inférieur au score départemental. En 2017, dans le département des Ardennes, le score de Marine Le Pen était de 32,41 %, alors qu'à Charleville-Mézières son score était inférieur de 8 points. Il y a un réel « effet ville » concernant le vote FN. Avec une population en moyenne plus diplômée et moins ouvrière, les grandes villes sont moins concernées par ce vote.

Mulhouse, cas à part

Dans le groupe des villes marquées par le FN, Mulhouse est un cas intéressant. L'ancienne « Manchester française » est marquée par un passé ouvrier qui vit encore à travers l’industrie automobile ou spatiale. Cet héritage se retrouve aussi au niveau social, avec un taux de pauvreté parmi les plus élevés de France métropolitaine selon l’Observatoire des inégalités (31%). Dans cette ville, le taux d'abstention aux différentes élections a toujours été plus élevé que la moyenne nationale (30,43 % d'abstention au premier tour de l'élection présidentielle de 2017). Mulhouse détient toutes les caractéristiques sociologiques d'une grande ville ouvrière. Pourtant alors que le parti frontiste était arrivé en tête lors du premier tour de la présidentielle de 2002, son score à la présidentielle 2017 a été inférieur, en nombre de voix et part d'électeurs.

Fief traditionnel de la gauche, Mulhouse est devenu un bastion du lepénisme au début des années 1980. Grâce au travail de terrain réalisé par les élus FN locaux, le Front national a réussi à s'implanter dans cette partie du Haut-Rhin, une anomalie pour le parti qui pendant longtemps n'a pas eu d'ancrage local. En 1986, les électeurs de Mulhouse envoient un député frontiste, Gérard Freulet, à l'Assemblée Nationale, grâce notamment aux votes du canton nord.

Le score de 2017 peut donc paraître surprenant. Marine Le Pen arrive derrière François Fillon et Jean-Luc Mélenchon. Richard Kleinschmager l'explique par « le culte alsacien pour les personnalités fortes et charismatiques » : l'attrait pour le candidat de la France Insoumise viendrait du statut de tribun et de défenseur des classes populaires qu'il s'est construit.

Jean-Luc Mélenchon a fondé sa campagne sur la contestation sociale, à travers des objectifs comme la transition écologique et la lutte contre la désindustrialisation. Ces thèmes ont trouvé un important écho dans le Grand Est, frappé de plein fouet par les délocalisations et concerné par plusieurs grands projets environnementaux contestés. 

Kévin Brancaleoni, Franziska Gromann, Tanguy Lyonnet, Sophie Motte, Victor Noiret, Paul Salin, Margaux Tertre.

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