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La moitié des communes du Grand Est ne possède ni service ni commerce. Un isolement qui profite au Front national, dans une région marquée par la désindustrialisation.

C’est à Brachay, petit village de 50 âmes en Haute-Marne, que Marine Le Pen prononce chaque année depuis 2013 son discours de rentrée politique. Un choix judicieux quand on sait que c'est dans cette commune que la candidate FN a réalisé son meilleur score national en 2017, avec 83,72 % des voix au premier tour. Un résultat loin d’être un cas isolé dans le Grand-Est. Entre 2002 et 2017, le FN a gagné du terrain dans cette région et est plébiscité dans les communes rurales et les petites villes, tandis que les villes comme Nancy ou Strasbourg ont rassemblé davantage de voix en faveur d’Emmanuel Macron.

L’espace géographique est déterminant dans l’analyse de cette tendance. Les espaces ruraux et périurbains du Grand Est se caractérisent en général par un taux de chômage plus élevé qu’ailleurs, un accès difficile aux services publics (gares, hôpitaux, bureaux de poste, pharmacies...) et une raréfaction des commerces. Nous avons choisi ces critères pour caractériser l’isolement de ces territoires. Les cartes et infographies ci-dessous montrent une corrélation entre l’enclavement et le vote FN.

L'évolution du vote FN dans le Grand Est comparé à l'isolement des communes

Dans une étude publiée en mars 2016, intitulée « L'influence de l'isolement et de l’absence de services et de commerces de proximité sur le vote FN en milieu rural », l’Institut français des opinions politiques (IFOP) s’est intéressé à ces terres électorales “déconnectées”. L’institut note que plus on s’éloigne des grands centres urbains, plus la couleur des bulletins se fait bleu marine.

L'absence de services publics, terreau favorable au FN

Les territoires ruraux doivent faire face à la fois à des crises agricoles répétitives et à l'inexorable disparition des services publics. Une aubaine pour le Front national. « Marine Le Pen a bien identifié le potentiel électoral qu’elle pouvait retirer de la sourde colère qui gronde dans les campagnes à la fois contre l’Europe, mais aussi contre les responsables politiques qui auraient abandonné les territoires ruraux aux profits des banlieues », remarque l’étude de l’IFOP. Elle fait également apparaître que les communes de moins de 500 habitants n’ayant aucun commerce ni service ont voté en moyenne à hauteur de 30% pour le Front National lors des élections européennes de 2014, contre 23,5% pour celles disposant de six services ou plus. Ainsi, l’absence de commerces et de services publics favoriserait considérablement le parti d’extrême-droite. Le démographe Hervé Le Bras, auteur du livre Le pari du FN, ajoute que « plus on réside dans une zone difficile à atteindre par les transports en commun, plus on est isolé des grands axes, plus on choisit le bulletin FN ».

Entre 2002 et 2017, c’est dans les communes les plus isolées que le vote Front national a le plus progressé. Dans la plaine du Rhin, bien desservie, et dans l’axe Thionville-Metz-Nancy, il a peu amélioré ses scores antérieurs. En revanche, il a augmenté de manière saisissante dans toute la Champagne-Ardenne (à l’exception du bassin de Reims), et dans une grande partie de la Lorraine rurale et périurbaine (bassins de Forbach, de Saint-Dié-des-Vosges, l’ensemble de la Meuse). Dans beaucoup de ces localités, il n’y a ni épicerie, ni bureau de poste, ni pharmacie.

La désindustrialisation : un autre facteur aggravant

Le recul de l’industrie a joué un rôle majeur dans l’isolement de ces territoires. La Lorraine est un cas d’école en la matière. Marquée par les mines puis par l’industrie métallurgique, la région connaît un fort déclin à partir des années 1980. Les plans sociaux se multiplient, les usines ferment, la sidérurgie reflue. Cette crise durable se poursuit de manière continue pendant les décennies suivantes. De 1998 à 2011, près de 50.000 emplois industriels ont disparu (voir graphique ci-dessous).

Aujourd’hui, les bassins de Forbach, Longwy et Sarreguemines sont déshérités. Dans l’ensemble du Grand Est, ce sont 95000 postes qui ont été supprimés dans l’industrie entre 2004 et 2013. Ce recul de l’activité a entraîné de nombreuses fermetures de commerces et de services.

Ce constat suffit-il à parler de “France périphérique”, théorisée par le géographe Christophe Guilluy ? Dans ses livres Fractures françaises (2010) et La France périphérique (2014), celui-ci oppose cette notion à la France métropolitaine gagnante de la mondialisation, qui concentre investissements, emploi, services, activité culturelle, où cohabitent classes sociales supérieures et classes populaires immigrées. Selon Guilluy, la “France périphérique” se caractérise par un faible dynamisme économique, une certaine homogénéité sociologique (fonctionnaires, commerçants, professions intermédiaires, ouvriers qualifiés, employés, artisans) et un accès restreint aux services. 

À ce clivage socio-économique se superpose un clivage politique. Alors que les grandes villes, favorables au libre-échange et au multiculturalisme, votent plutôt au centre, la France périphérique préfère le souverainisme économique et désire plus de sécurité. D’un côté les partisans du marché, de l’autre ceux de l’Etat social. Les faits donnent a priori raison à Guilluy : Marine Le Pen a enregistré ses meilleurs scores dans les communes rurales et Emmanuel Macron dans les grandes villes.

Une corrélation à nuancer

Cette divergence spatiale doit être nuancée. Entre dirigeants d’entreprises et simples employés, gros exploitants agricoles et petits paysans, l’espace périphérique est extrêmement hétérogène et connaît de fortes inégalités. Certaines communes périphériques sont très riches, d’autres très pauvres, en raison des différentes réalités socio-économiques. À la Chapelle Saint-Luc, dans l’Aube, 33% des habitants sont pauvres (personnes percevant moins de 60% du revenu médian français) et le revenu médian s’élève à 14810 euros. C’est deux fois moins qu’à Rosnay, dans la Marne, qui profite des retombées du champagne, où il est de 30067 euros. 

L’isolement n’explique pas à lui seul le vote pour le Front national. Pour rappel, l’Alsace est un territoire dynamique, bien relié aux réseaux de transports et doté d’un accès aux soins relativement bon, au moins pour la plaine du Rhin. On compte 89 gares SNCF desservies au moins une fois par jour par un train dans le Bas-Rhin, contre 5 seulement dans l’Aube. L’accès aux services est bien plus dégradé en Lorraine et Champagne-Ardenne qu’en Alsace, comme le montre la précédente carte. Pourtant, c’est un bastion du Front National depuis des décennies. Marine Le Pen y est arrivée en tête au premier tour, avec 25,6% des voix. La culture électorale joue un rôle majeur dans la décision politique. Déjà en 1995, le parti d’extrême-droite avait recueilli plus de 25% des voix. Bernard Schwengler, auteur d’une thèse sur le FN en Alsace, explique cette particularité :

À partir de la fin des années 1980, la composante urbaine du vote Front national a décliné et le vote Front national est devenu de plus en plus un vote ouvrier et un vote rural. Ces deux dimensions du vote FN sont d’ailleurs complémentaires car, hors banlieues des zones urbaines, la composition socioprofessionnelle des zones rurales est beaucoup plus ouvrière que celle des zones urbaines. Or, cette évolution du vote ouvrier vers le Front national s’est effectuée plus tôt en Alsace que dans d’autres régions de France.

En outre, les centres des aires urbaines du Grand-Est, par définition connectés aux services et accessibles, ne résistent pas à la vague du vote frontiste. Des villes moyennes comme Saint-Dizier, Epernay ou Sarreguemines sont les centres économiques d’arrondissement très isolés. La progression du vote FN se constate donc autant dans ces villes que dans leurs communes périphériques. A l’inverse, à quelques exceptions près (Reims), le vote FN ne progresse pas dans les grandes agglomérations (aires urbaines > 250 000 habitants : Mulhouse, Reims, Metz, Nancy et Strasbourg).

Dans l’Ouest de la France, une tendance inverse se vérifie. Des territoires isolés comme l’Ariège, la Lozère ou l’Ardèche ont donné de nombreuses voix à Jean-Luc Mélenchon, et la plupart des communes de Bretagne, y compris rurales, ont placé Emmanuel Macron en tête. Le contexte politique joue également un rôle majeur lors de ces élections. La défiance envers le système politique, la peur de la mondialisation et de l’islam, la crainte de perdre son emploi... Autant de facteurs qui favorisent le FN et qui se retrouvent partout en France.

Le Grand Est reste une terre électorale particulière, une région qui n’a pas attendu les dernières élections présidentielles pour se tourner vers la famille Le Pen. Le vote des Alsaciens, entre autres, est historiquement ancré à droite. Une tendance qui trouve ses origines dans l’histoire de la région, mais aussi sa sociologie.

Aurélia Abdelbost, Paul Boulben, Camille Langlade, Ferdinand Moeck, Thomas Porcheron

 

Méthodologie de la carte : Afin de caractériser l'isolement d'une commune, nous avons pris en compte la présence de services suivants: police, gendarmerie, banque, bureau de poste, relais poste, agence postale, gare, établissements de courts, moyen et long séjour, urgences, maternité, centre de santé, maison de santé, pharmacie, ambulances et médecins omnipraticiens. Nous avons également pris en compte les commerces de proximité: salon de coiffure, restaurant, hypermarché, supermarché, épicerie, boulangerie, boucherie, poissonnerie, librairie, magasin de vêtements et magasin d'équipements du foyer. Nous avons ensuite discrétisé les communes du Grand Est en trois classes : les communes ne possédant aucun service et/ou commerce, les communes disposant de 1 à 10 commerces et services et enfin, les communes ayant plus de 10 commerces et/ou services.

Source : La base permanente des équipements produite par l'INSEE pour 2016, parue le 11 juillet 2017 (https://www.insee.fr/fr/statistiques/2410933)

 

 
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