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Après l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et le début de l’offensive meurtrière d'Israël à Gaza, il a fallu dans l’urgence remplacer les grandes enseignes occidentales, et notamment américaines, qui paient le soutien de Washington à Israël. Pour la population jordanienne, la guerre à Gaza est un point de non-retour. Le boycott — l’action de cesser de consommer des biens ou des services pour une raison idéologique — est une arme politique qui n’est pas nouvelle.
Awad plante sa paille dans son americano. À côté de lui, Malek secoue son café au lait. Assis sur un bout de trottoir en plein cagnard, les deux amis sirotent leur boisson préférée face à la bruyante rue Al-Shahid, dans le nord d’Amman. « Le café, ici, c’est une tradition », lance le premier, très attaché à ce rituel matinal. Le Qahwa Black Coffee, ou « BLK » comme le surnomme les habitués, est devenu leur point de ralliement avant leurs cours à la fac, située pas loin. « Avant, on allait à Starbucks. » Maintenant, ils boycottent. « Ici, au départ, les produits n’étaient pas de très bonne qualité. Mais maintenant, c’est beaucoup mieux. BLK, c’est le meilleur choix pour nous car on développe notre économie. »
Pour les différencier, rien de mieux que de les tester. Retour dans la vieille ville d’Amman. Mon nez flaire un endroit où je pourrais goûter aux mélanges. Le vendeur me fait d’abord déguster le zaatar libanais, très vert et composé uniquement de sumac, graines de sésames non torréfiées et évidemment, de la plante zaatar. Son goût herbacé est doux en bouche. Le zaatar jordanien, d’un vert un peu plus sombre, est fait à base d’origan et frotté à l’huile d’olive. Puis, le dernier : le palestinien auquel on a ajouté du cumin, du carvi, frotté à l’huile d’olive, plus puissant en bouche, presque acide. Les papilles encore émoustillées par les épices, plusieurs questions me traversent l’esprit. Comment utilise-t-on le zaatar ? Est-ce un accompagnement ? Un assaisonnement ? Un condiment ?
L’ombre du conflit plane sans ambiguïté sur la soirée. Une fois entré dans la salle, à côté des portraits de la famille royale jordanienne taille XXL, un écran du même gabarit affiche un message – entouré de deux images de pastèque, devenu le symbole alternatif du drapeau palestinien.
Devenues symboles du soutien à Israël, les enseignes européennes et américaines sont la cible d’un mouvement d’ampleur en Jordanie. Depuis le début de la guerre à Gaza, la population pro-palestinienne refuse de consommer McDo et compagnie pour se tourner vers du made in Jordan.
Première étape : en savoir plus sur les origines du zaatar. On contacte Karim Azar, un chef jordanien qui a vadrouillé un peu partout aux États-Unis et qui est revenu travailler à Amman. « Premièrement, c’est une épice aux orthographes diverses : zaatar, zahtar ou même za’atar. Si beaucoup de gens associent aujourd’hui le mot arabe zaatar au mélange d’épices, il s’agit d’abord du mot désignant une herbe sauvage apparentée à l’origan et à la marjolaine, nommée l’hysope depuis l’Antiquité, expose-t-il. La véritable plante zaatar est actuellement difficile à trouver. Surtout en Jordanie. Beaucoup de zaatar proposés aujourd’hui sont en réalité des mélanges de thym, d’origan, de sumac et de graines de sésames torréfiées. »
S’il peut se manger fraîchement coupé en salade, cet ingrédient est principalement consommé séché, en poudre, et deviendra la base de votre mélange. « Les recettes varient beaucoup en fonction de la région d’où l’on vient », souligne le jeune chef.
Devant la Grande mosquée Husseini au centre d’Amman, des centaines de croyants prient. Sur le béton, à côté de leurs genoux, des pancartes « Rafah : arrêtez la guerre ». À la fin de l’office du vendredi 17 mai, l’imam adresse une prière pour les morts de Gaza. Le camion avec la tribune est prêt, les enceintes sont déjà en place. À peine la prière terminée, la manifestation s’élance : « Dieu est grand ; Remercions Dieu pour le Hamas ; Remercions-le qu’il se batte contre Israël. » Dans le cortège, les signes de la branche palestinienne des Frères musulmans sont visibles partout aux côtés du drapeau palestinien : bandeaux verts, drapeaux du Hamas, casquettes avec l’inscription « Déluge d’al-Aqsa », le nom de l’attaque du 7 octobre 2023.
Les orateurs se relaient, tous proches du Front d’action islamique (FAI), parti jordanien des Frères musulmans. Sur fond de références religieuses, ils affirment aussi leur soutien aux chefs du Hamas. Ils demandent l’annulation du traité de paix israélo-jordanien de 1994 qui établit des relations diplomatiques et commerciales entre les deux pays. Les manifestants sont plus frileux pour critiquer le pouvoir jordanien. Tous les slogans sont soit dirigés contre les États-Unis et Israël, soit louent le Hamas. Le mouvement palestinien a eu pendant des années son siège en Jordanie. Son dirigeant y a été la cible d’une tentative d’assassinat israélienne en 1997. En 1999 son bureau d’Amman est fermé par le pouvoir et ses dirigeants sont exclus du pays.
La star, c’est Mo Amer. Ce jeudi 16 mai, l’humoriste palestinien né au Koweït et désormais de nationalité américaine a déplacé les foules jusqu’au Cultural Palace, à cinq kilomètres du centre d’Amman. Depuis son spectacle The Vagabond et le succès de sa mini-série autobiographique sur Netflix, le comédien chouchou du Moyen-Orient a acquis une notoriété internationale. Fan de la première heure, Safa Makawi a un temps hésité à venir. « Depuis le début de la guerre, je ne suis allée à aucun événement. Je viens vraiment pour lui, parce qu’il est Palestinien », confie-t-elle avant le début de la rigolade.
Le souk d’Amman. 17 heures. Les marchands qui crient pour vendre leurs produits se mêlent aux promeneurs qui tentent de marchander, aux klaxons incessants et aux appels à la prière. L’étal de Mohammad, 53 ans, qui vit à Amman depuis toujours, attire l’attention avec une multitude de pyramides colorées nommées zaatar. Je l’avoue, mes connaissances occidentalo-centrées sur cette épice typique du Moyen-Orient se cantonnaient jusque-là aux livres d’Ottolenghi, chef israélien qui saupoudre son mélange aussi bien sur des pâtes cacio et pepe que sur un poisson pêché la veille. « Tu as du zaatar d’Alep, du libanais, du jordanien, du palestinien… », explique Mohammad qui s’empresse de me les faire goûter un par un. Révélation : il n’y a pas un zaatar mais mille et un zaatar. C’est le début d’une quête.
« Hahaha ! » « Say Hummus ! » Dans le hall de la salle de spectacle, les petites pancartes colorées donnent le ton de la soirée. Sur un faux décor de stand-up installé pour l’occasion, les spectateurs prennent la pose – les sourires flirtant avec l’insouciance pour la photo. Et ça dissone. Dehors, la guerre à Gaza et le deuil sont dans toutes les têtes ; dedans on rit, on s'esclaffe même.