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Mais un regret demeure. Le public n’est pas là pour l’écouter. En ça, il jalouse les Libanais et leur humour « beaucoup plus libre » qui attire du monde. « En Jordanie, on peut rire de tout mais il y a des limites », assure l’humoriste, semblant presque passer à côté du paradoxe de la phrase. Les trois lignes rouges – la monarchie, la religion et le sexe – contraignent fortement l’expression dans le pays (à la 132e place sur 180 dans le classement Reporters sans frontières sur la liberté de la presse en 2024). L’humour s’en trouve aseptisé, vidé de son piquant par des interdits moraux et politiques.
Si tout ce qui vient des États-Unis est vu comme un repoussoir, certaines marques américaines sont encore prisées. Dans le centre-ville d’Amman, les mégots de Marlboro et de Philip Morris s’empilent dans les cendriers des terrasses. Question clope, la fièvre du boycott a du mal à prendre en Jordanie, l’un des pays comptant le plus de fumeurs dans le monde. « Ah, c’est sûr, les gens boycottent, mais les cigarettes, c’est autre chose, tout le monde fume au Moyen-Orient », sourit Mahmoud, accoudé au comptoir du Global Café, dégainant son paquet de L&M red comme une provocation. Comme tous les lundis soirs, Mahmoud est venu partager un thé avec son ami Abou, gérant du Global Café sur l’Al-Hashemi Street, face au théâtre antique. « Dans mon magasin, j’ai viré tous les produits boycottés », assure Abou fièrement. À une exception près. Ici, on achète du Matrix avec un paquet de Winston.
Laura Beaudoin
Milan Derrien
avec Malak Khamees
La caricature pour défier la censure
Au rayon snacks du supermarché Abu Odeh, une pancarte surmontée du drapeau jordanien et d’un poing levé incite à soutenir les marques locales. « Ça m’encourage à continuer le boycott et à chercher des alternatives. J’y arrive presque à 100 % mais il y a certains produits, notamment pour le soin de la peau, pour lesquels je ne trouve pas. Donc j’achète toujours de la crème Nivea », confie amèrement Lina, avant de passer en caisse. Le succès du boycott dépend des solutions existantes et surtout de leur qualité pour inverser durablement le rapport de force. La clef de survie pour Hussam Ayech : « Les produits locaux gagnent en qualité pour s’adapter à la demande. C’est indispensable pour fidéliser le client et devenir une marque de référence. »
Quoiqu’il y ait une exception : Hosne. Enfant d’une réfugiée de la Naksa (exode de quelque 300 000 Palestiniens après la guerre des Six Jours en 1967), il a grandi dans l’un des camps de Jordanie. Parler de lui, c’est parler de « tout ça ». « Pour moi, le retour de la guerre a tout changé dans ma vie, mais rien dans mon travail », raconte le comédien de 27 ans qui a toujours rit de son enfance et de ses origines. Ironie tragique : « Aujourd’hui, ça marche encore mieux avec l’actualité », dit-il.
Une aubaine pour les entreprises jordaniennes. Floqué sur une bouteille de jus de fruits ou un paquet de gâteaux, le drapeau jordanien est devenu un argument de vente féroce. Fastrin a remplacé la lessive Ariel tandis que Mr. Chips s’est substitué aux paquets Lay’s. Un site internet a même été lancé par la chambre d’industrie jordanienne, Urdoni (jordanien en arabe), qui recense une vaste liste de produits made in Jordan. Lancée en janvier 2024, Urdoni « permet au consommateur d’identifier les produits jordaniens dans tous les secteurs et les différents gouvernorats du Royaume », assure de son côté la chambre d’industrie. Le gouvernement surfe sur le phénomène pour promouvoir ce qui ressemble de plus en plus à du patriotisme économique.
En Jordanie, l’histoire est partout. « Chaque période de l’humanité a laissé sa trace, depuis la préhistoire », s’enorgueillit le Département des Antiquités (DoA), qui accorde chaque permis de fouilles dans le pays.
Dans le nuage de fumée ambiant, les humoristes défilent les uns devant les autres. Ça ne vole pas bien haut. « Avant, j’avais des abdos. Maintenant, j’ai une bouée à la place, c’est plus pratique » ; des histoires de chiens hystériques ; gros succès pour l’autodérision de Mohammed, non-voyant : « La seule chose que j’aime c’est l’amour car il rend aveugle. » On rit fort pour soutenir les copains et oublier les chaises vides. Mais pas un mot sur Gaza. « Les gens viennent ici pour déconnecter pendant une heure et ne rien faire d’autre que rire. On ne veut pas parler uniquement de la Palestine, on n'est pas là pour être des activistes politiques », justifie le patron des lieux. Loin donc de Bassem Youssef et de l’humour qui dénonce.