Vous êtes ici

Le module est validé, il peut être inséré dans un article pour être consulté par les internautes.

[ Plein écran ]

D'origine palestinienne, les Jordaniennes Alaa Bouchnaq et Hiba Abou Chawareb ont revu leurs contenus pour les aligner avec le contexte géopolitique et leurs valeurs. © Célestin de Séguier

Dans la salle aux persiennes baissées, la parole se libère. Réunies par l’Organisation des femmes arabes (AWO, son sigle anglais), une association de défense des droits des femmes, la dizaine de Syriennes portant le hijab s’écoutent attentivement. « Je voulais juste une belle robe. Une enfant, ça ne pense pas au mariage, je ne me rendais pas compte de ce que ça impliquait », confie Rana, âgée de 34 ans. Autour de la grande table, l’une d’elles se démarque. Elle semble plus jeune que les autres. Confiante, elle se lance : « Je m’appelle Eman, j’ai 33 ans et j’ai été mariée à 16 ans. »

Cette situation, toutes les femmes autour d’elle la connaissent bien. Nées et mariées en Syrie alors qu’elles étaient adolescentes, elles se sont installées à Mafraq en Jordanie, à une quinzaine de kilomètres de la frontière. Elles font partie des 60 % de la population ayant fui la guerre civile qui déchire la Syrie depuis 2011. Plus de 630 000 réfugiés sont recensés en Jordanie, ce qui en fait le troisième pays d'accueil des Syriens qui ont fui le régime de Bachar Al-Assad. La ville de Mafraq accueille un grand nombre d’entre eux. Et c’est dans ce gouvernorat qu’est observé l’un des taux de mariages précoces les plus élevés du royaume. Parmi les dix femmes autour de la table, seules deux se disent heureuses de leur union. Pour toutes les autres, le mariage a été synonyme de regrets, de restrictions et souvent, de violences.

En Jordanie, l’âge minimum pour se marier est fixé à 18 ans. Pourtant des dérogations, valables aussi pour les réfugiés, permettent de contourner cette limite en passant devant un tribunal islamique. Avant 2019, ces exceptions étaient possibles dès 15 ans. Désormais, c’est à partir du premier jour des 16 ans. Une maigre évolution qui ne satisfait pas les associations féministes. « On se bat pour que l’âge légal du mariage soit augmenté car ces exceptions sont devenues la norme. Et le gouvernement ne fait rien, déplore Layla Naffah Hamarneh, directrice des programmes de l’association de défense des droits des femmes, qui gère notamment le centre de Mafraq, où des groupes de discussions sont organisés. Ce sujet est notre priorité. » D’autant que, dans la pratique, il n’est pas rare que les mariages se fassent encore plus jeunes. « Ils ne sont ensuite déclarés qu’une fois les 18 ans atteints », explique une membre de l’AWO à Mafraq.

En septembre 2023, avant même le début de la guerre, une nouvelle loi sur la cybercriminalité est entrée en vigueur. Officiellement adoptée contre le hacking ou le vol de données, elle est aussi utilisée pour réduire la liberté d’expression sur Internet. Les auteurs de messages en ligne, considérés comme « méprisant la religion » ou « mettant en péril l’unité nationale », peuvent être emprisonnés. Mi-mai 2024, Hiba Abou Taha, journaliste, a ainsi été détenue pendant une semaine pour avoir écrit un article sur les exportations de produits jordaniens vers Israël. Un an auparavant, Tik Tok, plateforme très prisée, était interdite. Un obstacle néanmoins contourné grâce aux VPN, selon les deux influenceuses, déterminées à poursuivre leur engagement pour gagner le soutien des internautes du monde entier.

Milan Derrien

Les répercussions sont aussi économiques. « Après le 7 Octobre, une grande enseigne occidentale de vêtements, aujourd’hui honnie, m’a proposé un contrat de plusieurs milliers de dinars jordaniens, rembobine Hiba Abou Chawareb encore émue. Avant, je l’aurai accepté sans réfléchir ! C’était le contrat de mes rêves. Mais j’ai refusé. » Un engagement moral pas forcément suivi par tout le monde, d’autant que « les marques ont augmenté les montants des partenariats avec les influenceurs pour redorer leur image », assure l'influenceuse.

[ Plein écran ]

Depuis deux ans, Tamir Akili est écologue dans la réserve d'Azraq. © Lisa Delagneau

Mais la reconversion en militant n’est pas sans risque. Face au succès de sa vidéo sur le boycott, Hiba Abou Chawareb s’est vue attaquée en justice pour diffamation par les entreprises pointées du doigt. « J’avais montré leur logo, sans citer leur nom, se défend-elle. Mais ce type de vidéo n’est pas autorisée en Jordanie. Je dois bientôt me rendre au tribunal. Toutes ces entreprises nous mettent la pression. À vrai dire, je fais davantage attention à ce que je dis depuis. »

« J’ai refusé le contrat de mes rêves »

Les répercussions sont aussi économiques. « Après le 7 Octobre, une grande enseigne occidentale de vêtements, aujourd’hui honnie, m’a proposé un contrat de plusieurs milliers de dinars jordaniens, rembobine Hiba Abou Chawareb encore émue. Avant, je l’aurai accepté sans réfléchir ! C’était le contrat de mes rêves. Mais j’ai refusé. » Un engagement moral pas forcément suivi par tout le monde, d’autant que « les marques ont augmenté les montants des partenariats avec les influenceurs pour redorer leur image », assure l'influenceuse.

[ Plein écran ]

350 espèces d'oiseaux peuplent la réserve. © Lisa Delagneau

Certains sont allés plus loin. Grâce à des associations humanitaires, les fers de lance de l’influence jordanienne en ligne, comme Deya Elayyan (2,2 millions d’abonnés) ou Tamer Bessiso (un million), se sont rendus sur place pour filmer au plus près les ravages de la guerre. Une stratégie qui a décuplé leur audience, leurs « reportages » au milieu des ruines de Gaza dépassant tous le million de vues. « Il y a une autre guerre qui se déroule en ce moment sur les réseaux sociaux pour montrer la vérité. Ils sont les meilleurs outils pour partager ses opinions », analyse Alaa Bouchnaq.

 

En Jordanie, les vlogueurs ou humoristes les plus populaires sur Internet ont changé leur ligne éditoriale. Soutenus par des millions de followers, ils évoquent le conflit en relayant notamment les images terribles de victimes et de l’enclave bombardée. « Quand la guerre a commencé, j’étais très triste. Je savais que j’avais des abonnés français, américains, anglais…, se rappelle Alaa Bouchnaq, 32 ans, étudiante en journalisme d'origine palestinienne et suivie par 600 000 abonnés sur Instagram. Je voulais montrer que nous n’étions pas des terroristes, contrairement à ce que disent les médias occidentaux. J’ai essayé de rappeler le contexte de la guerre en anglais. D’autres influenceurs ont aussi partagé des vidéos dans plusieurs langues pour parler au plus grand nombre. »

[ Plein écran ]

Les deux réfugiées, Oum Mohammad et Oum Nabeel, aident Maria Haddad pour les cours et la cuisine. © Azilis Briend

Pages