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Au même moment, rue du Levant, à quelques mètres du Parlement européen. Marie-Louise, des cheveux blancs et les yeux gentils d’une grand-mère, promène sa chienne. Elle l’assure: "C’est calme, on ne rencontre presque personne après le couvre-feu. Il y a quand même des coureurs de temps en temps". Sa petite boule de poils blanche au bout de la laisse, Gena, fait la fête et demande des caresses. Alors qu’elle s’éloigne, elle s’exclame: "Ah bah tiens regardez!" Deux coureurs en tenue fluo traversent la rue.

19h30, dans la Petite France. Deux hommes discutent aux abords de l’Hôtel du département, l’un assis, l’autre debout, tous deux tournés vers l’Ill. "Bah comme vous voyez on boit des canettes en attendant un pote", évacue l’un deux, un rien méfiant. "Comme c’est le week-end pour nous on attend qu’il sorte du travail pour aller se poser chez lui", raconte l’autre, plus détendu. "On préfère l’attendre là et aller chez lui, parce qu’il y a de la famille chez moi. On ramène pas des gens comme ça."

19h18, arrêt Aristide Briand, au sud-est de la ville. Malik, 22 ans, est accoudé à une barrière en attendant son tram. L’heure ne le stresse pas pour un sou. Il sort du domicile d’une amie et rentre au sien : "Je ne me soucie pas du couvre-feu, si je dois être dans la rue après 18 heures, j’y suis c’est tout." Les possibles contrôles et l’amende qui irait avec ? "Je n’ai presque jamais croisé les flics et quand c’est le cas, ils ne s’arrêtent pas. Ils ont autre chose à faire en fait !"

19h10, gare de Strasbourg. Pas un bruit, si ce n’est le répétitif message automatique "rouge piéton", piaillé au niveau des bandes blanches, et le ronronnement des moteurs de bus qui attendent leurs passagers. Un groupe de huit étudiants sort de la gare : ils ont entre 20 et 25 ans et rentrent du conservatoire de Colmar. Les trois derniers jours de la semaine, leurs cours de théâtre se finissent à 18 heures, d’où une arrivée tardive à Strasbourg. Ils ne se sont encore jamais fait contrôler après l’heure du couvre-feu et ne semblent pas s’en inquiéter. "On a une attestation", explique une des étudiantes. "Je l’ai jamais imprimée", lance un de ses camarades, sourire aux lèvres et cigarette à la main, provoquant les rires des autres jeunes.

19h04, rue de Stosswihr, non loin de là. "Il est en retard ça me soule". Charles, 29 ans, s’impatiente au pied de son immeuble. Il a commandé chinois mais n'a toujours pas de nouvelles de son repas, et encore moins de son livreur Uber Eats. Il est rejoint par sa concubine, Pauline. "Sur l’appli, ça met qu’il a déposé la commande dans le jardin”, informe-t-elle. "Putain !", s’emporte Charles. "On avait la flemme de préparer à manger mais si on avait su…J’ai la dalle ! ", souffle Pauline avant de ratisser la cour de l’immeuble à la recherche de l’offrande, sans succès. Charles décide, lui, d’explorer la rue pour trouver le livreur, peut-être égaré. 

 

Ne le cherchez pas chez lui à Helsinki (Finlande), Ari Huusela n’est pas du genre casanier. Au civil, il est dans les airs : pilote de ligne sur les A350 de la compagnie Finnair. Il totalise à ce jour plus de 20 000 heures de vol à travers le globe. Le reste du temps, il est en mer, à la recherche des meilleurs réglages pour son voilier Stark. C’est avec ce dernier qu’il participe depuis trois mois et demi au Vendée Globe, tour du monde solitaire sans escales.

18h55, à proximité du square Julius Leber, dans le Neudorf. Philippe sort du travail et promène son chien Gus. Les aboiements de l’animal sont incessants. L’homme, 52 ans, se justifie: “il n’y a aucune agressivité”, promet-il en tenant plus fermement la laisse. Depuis la crise sanitaire, il ressent une augmentation du stress chez son animal. “Nos angoisses se répercutent sur eux. Ils le ressentent et sont extrêmement nerveux.” Une voiture passe, Gustave reprend de plus belle. 

18h40, Place des Tripiers, près du palais Rohan. “S’ils nous voient avec les bières, on est dans la merde”, concède Laure dans un sourire. Accompagnée de deux amies, Diane et Léa, l’étudiante en ostéopathie s’est offert un réconfort à emporter au bar The Dubliners. Et même munies d’une attestation les autorisant à être dehors après les cours, les trois femmes se savent trahies par leur breuvage en cas de contrôle. C’est toutefois leur première entorse à la règle, jurent-elles. “Normalement, on va chez des gens, explique Diane. C’est une façon de se faire plaisir”.

18h12, avenue Jean Jaurès, dans le Neudorf.  "Sohan ! T’es cherché !" Chaque soir, la scène se répète. Michaela fait le pied de grue à la grille de l’école élémentaire de la Musau et appelle au compte-goutte les enfants. "J’ai une soixantaine de petits à la garderie le soir. Les parents viennent les chercher après leur travail, mais c’est souvent après 18 heures", témoigne l’animatrice. La maman de Sohan s’est garée rapidement devant l’école. "Je n'ai pas pu faire mes courses ce soir, je suis sortie trop tard du boulot. Parfois je suis à l’heure ici, parfois non, c’est comme ça." Mais ces débordements après le couvre-feu ne la stressent pas. "Je suis dans les règles : j’ai l’attestation de mon employeur et le mail de la garderie, il n’y a pas de soucis", glisse-t-elle avant d’embrasser son fils et de filer chez eux en voiture.

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