À 20 minutes de marche de Tesla Medical, dans la vieille ville, trône un grand bloc en béton, le « Dom Zdravlja Stari Grad », centre public qui dispense les premiers soins dans le quartier éponyme.
« Les bâtiments n’ont pas été rénovés depuis 20 ans », témoigne Mirko Cvigović, Serbe de 42 ans qui a connu l’époque yougoslave. Trous dans les murs, lumière blanchâtre, couloirs déserts : les locaux semblent abandonnés. Sur un mur de la section affectée à la psychologie, une affiche précise qu’il n’y a aucun médecin disponible.
Le peu de fonds alloués au secteur de la santé se ressent à plusieurs niveaux. Les hôpitaux publics sont confrontés à un manque de personnel, surtout de médecins spécialistes, et d’équipement. « En 24 heures, je traite une centaine de patients », relève Kadir Jahić. Et les Serbes en paient le prix en faisant face à des listes d’attente interminables. « On ne meurt pas en attendant de se faire opérer de la cataracte. Mais en cardiologie, des gens meurent avant d’avoir pu être pris en charge », déplore Dragan Milić, 59 ans, cardiologue à Nis. D’après l’Institut pour la santé publique, en 2021, près d’une personne sur cinq âgée de plus de 15 ans n’avait pas reçu un soin dont elle avait besoin. Mais ce sont les contraintes financières qui affectent le plus les Serbes (31 %). Peđa est dans une situation difficile. Il s’est cassé le pied il y a six semaines et marche sur des béquilles depuis. Parce qu’il ne travaillait pas légalement au moment de l’accident, il n’avait pas d’assurance maladie publique pour couvrir ses frais médicaux. « Je paye environ 6000 dinars (51 euros) chaque semaine pour mes médicaments », regrette-t-il, reconnaissant envers ses proches qui le soutiennent financièrement.
Sol brillant, lustres futuristes, larges baies vitrées et murs immaculés accueillant par endroit des inscriptions dorées. La réceptionniste propose diverses variétés de café. Nous sommes dans la clinique privée Tesla Medical, au cœur de Belgrade. Plus précisément, au pied des grands buildings en construction du quartier le plus onéreux de la ville, le Waterfront. Ici, depuis 2021, les patients mettent le prix dans toutes sortes de consultations médicales, d’une prise de sang à un rendez-vous gynécologique en passant par de légères opérations chirurgicales.
« Cette clinique, fondée par un chirurgien, va bientôt s’agrandir », précise avec fierté le chirurgien orthopédique Kadir Jahić qui travaille ici. Cet homme de 27 ans est aussi interne à l’hôpital universitaire de Belgrade, en parallèle. « Nous avons une des meilleures cliniques privées de Belgrade, avec le meilleur équipement. »
Depuis l’abandon du socialisme et la dislocation de la Yougoslavie dans les années 1990, le secteur médical privé a explosé. Entre 2010 et 2020, le nombre d’établissements de santé privés a augmenté de 48 %. D'après la banque mondiale, entre 2002 et 2022, la part du financement public dans l’ensemble des coûts de santé a baissé de 72 % à 62 % tandis que les dépenses des citoyens dans le privé ont doublé.
Ex-puissance communiste de 6,6 millions d’habitants, la Serbie est aujourd’hui l’un des États avec la plus grande croissance économique des Balkans. Pourtant, le 78e PIB (par habitant) mondial a encore de nombreux défis à relever : exode des cerveaux, inégalités croissantes et surtout corruption endémique.
La Serbie enregistrait un taux de croissance de 3,8 % en 2023, alors que la moyenne au sein de l'Union européenne était de 0,4 %. Diriez-vous que la Serbie vit une période de prospérité économique grâce à Aleksandar Vučić ?
Mihailo Gajić : La situation économique s’est nettement améliorée depuis dix ans. Le taux de chômage est historiquement bas : en 2012, il était de 25%, alors qu’aujourd’hui il stagne autour de 8%. Et, oui la pauvreté a baissé, mais il reste encore des problèmes sociétaux et économiques profonds. La Serbie fait toujours partie des pays les moins développés d’Europe. En ce qui concerne Vučić, ses politiques fiscales ont globalement été bonnes. Ses réformes pour attirer des investissements étrangers ont porté leurs fruits. Mais tous ces facteurs de croissance commencent à s’épuiser, et il faut en trouver de nouveaux.
Comment expliquez-vous ce faible niveau de chômage ?
M.G. : Chaque année, environ 25 000 personnes de moins entrent sur le marché du travail, par rapport à celles qui partent à la retraite, donc forcément le chômage baisse. De plus, les travailleurs comme les médecins, les ingénieurs, les chauffeurs ou les ouvriers migrent vers l'Autriche et l'Allemagne. Là-bas, leur salaire est trois ou quatre fois plus élevé pour le même métier. Par ailleurs, les investissements étrangers ont beaucoup augmenté et représentent entre 6 et 8 % du PIB par an. C'est un niveau très haut comparé au reste de l'Europe.
Qui sont les premiers investisseurs étrangers en Serbie ?
M.G. : Près de 370 000 emplois ont été créés par les investissements directs étrangers (IDE) dans le pays, pour la plupart dans le secteur de l’industrie. La majorité de ces IDE viennent de l’UE. La Chine est aussi considérée comme importante, même si 90 % de ses investissements sont concentrés sur seulement trois projets : les mines de cuivre à Bor – que Pékin veut faire évoluer pour qu'elles deviennent les premières d'Europe – l'aciérie de Smederevo et une société qui produit des pneus à Zrenjanin. Et puis il y a la Russie qui investit principalement dans la société de pétrole et de gaz serbe nationale Nis.
La France avec Vinci a rénové l'aéroport de Belgrade et s'occupe désormais de sa gestion. Diriez-vous que les entreprises françaises sont importantes dans le pays ?
M.G. : Il y a plusieurs grandes entreprises françaises en Serbie, mais ce n'est pas le pays le plus représenté. Ces sociétés n'emploient d'ailleurs que 14 000 personnes, contre 80 000 pour les allemandes. En revanche, elles sont actives dans des secteurs clés de l'industrie. Par exemple, Veolia est impliquée dans la construction du futur métro de Belgrade, dans le traitement des déchets et dans la supervision des projets d'infrastructures gouvernementales.
La Serbie est 105e sur 180 pays dans le classement de l’ONG Transparency International, qui révèle l’état de corruption du pays. Quel impact sur les IDE ?
M.G. : La corruption n’entrave pas le développement des IDE en Serbie. Les grandes entreprises étrangères bénéficient d'un soutien gouvernemental, les formalités administratives sont simplifiées, voire supprimées. Pour elles, la corruption n’est qu’une forme de taxe parmi d'autres, et elles sont déjà peu prélevées grâce à diverses exonérations. Elles peuvent également compter sur le soutien de leur ambassade et de leur gouvernement pour les protéger. En revanche, la corruption est un problème plus grave pour les entreprises serbes, en particulier les petites ou moyennes entreprises qui ne bénéficient d'aucune protection. Elles versent des pots-de-vin à des représentants de l'État, non pas pour obtenir un avantage illégal, mais pour que les services publics fassent leur travail. Cela freine la croissance de l'économie locale, ce qui entraîne un très faible investissement des entreprises privées serbes, à seulement 4 % du PIB, soit moins de la moitié de la moyenne des pays d’Europe centrale et orientale. À titre de comparaison, en Pologne c'est 15 à 16 %.
Propos recueillis par Athénaïs Cornette et Tristan Vanuxem
Mihailo Gajić, directeur de recherche au think tank Libek, dresse le portrait de l'économie serbe, largement dépendante des investissements étrangers.