Accident, violence, sinistre... ce que les mots veulent dire

Accident

Collision

Sinistre

Violence routière

Public à risque

Sécurité

Le débat autour du terme « accident » se situe principalement autour de la part de déterminisme qu'on lui attribue. Pour Thierry Brenac, chercheur à l'Institut français des sciences et technologies des transports (Ifsttar), le mot « renvoie à des questions qui sont celles de la prévisibilité et du hasard. Ce qui est gênant dans l'accident, c'est cette idée de hasard, de quelque chose qui vous tombe dessus. En fait, quand on observe des accidents, on voit bien qu'il y a des enchaînements de causalités. » La notion d'accident implique les dégâts matériels et corporels entraînés par l'événement. « Qui dit accident lorsqu'il y a mort d'homme, dit violence, explique Gilles Huguet, responsable de la Ligue contre la violence routière. La plupart des accidents représentent une violence insupportable au plan humain. L'alcoolique qui est condamné en récidive, c'est pour moi un homicide volontaire qu'il faudrait requalifier au plan juridique. Les grandes vitesses, elles, sont des violences potentielles. »

Laurent Carnis, chercheur à l'Ifsttar, évoque l'utilisation d'un terme moins ambigu que celui d'accident. « D’autres collègues dans la communauté internationale vont plutôt parler de collision. C’est le résultat d’une confrontation physique de véhicules qui se traduit par de la taule froissée ou des victimes – accident corporel ou décès. On voit que dans collision, terme plus neutre, il peut y avoir des facteurs ou des agents d’accident et en cela il n’y aurait pas fatalité. Plus récemment, alors qu’on était passé de cette notion de hasard, d’aléa ou d’accident à la collision, certains collègues avancent qu’on doit de nouveau parler d’accident car la « cause » de l’accident est multifactorielle (la consommation excessive d’alcool, la vitesse excessive ou inadaptée, la fatigue, l’inexpérience, la consommation de substances illicites, la prise de médicaments, les conditions physiologiques dégradées d’une personne, etc.) et contingente à un certain nombre de considérations. »

Pour Marc Camiolo, sociologue et formateur au centre de formation des moniteurs de Lorraine, il faut faire la différence entre « accident » et « sinistre ». « Un accident en français, c'est la survenue d'un événement imprévu, pas forcément imprévisible, mais en tout cas qui n'a pas été prévu sur le moment et qui entraine des conséquences peut-être négatives mais aussi positives ; alors qu'un sinistre c'est des dégâts matériels à la suite d'une collision. (…) Les conséquences d'un accident ne sont pas forcément des dégâts matériels. (…) En fait il pourrait y avoir un sinistre mais par chance il n'y en a pas. Par exemple, si un chat fait brusquement irruption sur la route, vous pilez, vous n'avez pas le temps de regarder derrière vous. Si vous n'êtes ensuite pas percuté par l'arrière par un autre véhicule, c'est parce que vous avez la chance que personne ne vous suive de trop près à ce moment-là. C'est un accident sans sinistre. »

L'expression suscite une vive controverse. Pour certains, elle ne fait que désigner l'ensemble des accidents mortels sur la route, pour d'autres comme Thierry Brenac, chercheur à l'Ifsttar, elle suggère une volonté d'infliger des blessures à autrui. « Ce qui me gène dans ce terme de violence, c'est qu'on rapproche cela des violences conjugales par exemple. C'est-à-dire des actes intentionnellement violents, (…) des actes délibérément créateurs de dommages. Et l'accident généralement ne correspond pas à cela. On ne fait pas exprès, personne ne fait exprès d'avoir des accidents. C'est extrêmement rare. On a quelques cas de suicides, mais c'est 1 cas pour 10 000. » Bernard Laumon, épidémiologiste et président du comité des experts du Conseil national de sécurité routière (CNSR), résume quant à lui le parcours sémantique de l'expression. « « Violence routière » est un terme militant. Vous avez d'ailleurs la Ligue contre la violence routière. Au départ, l'expression fait référence à la violence du choc. Et puis, elle a été un peu détournée de son sens initial. On dit que la plupart des accidents ne sont pas une fatalité, qu'ils sont évitables et liés à des comportements considérés comme violents. (...) On est donc passé de la violence du choc à la violence des comportements. Comme on parle de violence dans les quartiers ou de violence dans les propos. »

Marc Camiolo, sociologue et formateur au centre de formation des moniteurs de Lorraine, s'offusque de l'utilisation de l'expression, qu'il qualifie de « dérive langagière » et de moyen de stigmatiser des catégories d'automobilistes. « Tous les publics sont à risque, il n'y a aucun public sûr. Quand on dit « public à risque », on sous-entend qu'il y a des gens qui sont plus accidentés que d'autres. Mais en fait, ce qu'on essaie de construire, c'est l'image sociale du chauffard, qui n'a toujours pas disparu depuis le début de l'automobile. Maintenant c'est devenu le jeune conducteur, le mauvais conducteur ; celui qui est dangereux par rapport à d'autres qui seraient sûrs. Cette construction-là est fausse puisque tous les conducteurs sont susceptibles d'avoir des accidents. »

Selon Marc Camiolo, sociologue et formateur au centre de formation des moniteurs de Lorraine, le terme de sécurité n'est pas approprié à la réalité des situations. Il désigne davantage un ressenti humain. « La sécurité n'existe pas. La sécurité est un sentiment. (...) Tout est toujours risqué : si on fait démarrer un moteur avec sa clef, il risque d'exploser. Ce n'est pas pour rien si cela s'appelle un moteur à explosion. (…) Le fait d'utiliser le mot « sécurité » comme l'idée qu'on pourrait avoir des situations sans accidents avec un conducteur sûr, des publics sans risques, c'est vraiment une construction des représentations qui participent de la production de l'insécurité routière. C'est le fait de se croire en sécurité qui fait que l'on va conduire de façon plus détendue, plus relâchée, sans être très attentif et que l'on va se mettre dans une situation d'accident. »


« Prévenir plutôt que prédire »

Entretien avec Laurent Carnis, économiste spécialiste de la sécurité routière au sein de l’Ifsttar (Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux).

Un accident est-il un événement prévisible ou l'expression d'une fatalité ?

La première image qui me vient à l’esprit quand on me parle de la fatalité des accidents de route, c’est les gens qui mettent des Saint-Christophe dans leur véhicule, comme si on faisait appel à une bienveillance divine pour se prémunir du mauvais œil, comme si l’accident était le résultat d’une fatalité divine.

Un jour en Indonésie, j'ai pu voir des balayeurs travaillant au bord d'une autoroute avec les voitures qui passaient à côté en trombe, à quelques centimètres. On ne verrait jamais cela en France. C’est extrêmement dangereux et on pouvait imaginer un balayeur se faire happer par un véhicule… Face à mon inquiétude, mon correspondant indonésien m'a répondu : « Dieu nous aime bien, nous proliférons, nous avons à manger. Nous sommes nombreux et si une personne doit mourir c’est que Dieu l’a rappelée auprès de lui ».

Ces comportements superstitieux qui persistent au XXIème siècle montrent la profonde incompréhension que suscitent encore les accidents de nos jours. Pourtant, en analysant les données statistiques, on finit par repérer des facteurs récurrents. Et à défaut de pouvoir faire des prédictions, nous pouvons faire de la prévention.

Les dispositifs de contrôle de vitesse sont-ils efficaces ?

Avant 2003, la politique en matière de vitesse était mal appliquée. Les policiers toléraient une marge du dépassement de vitesse de l'ordre de 20-30 km/h. Pour se faire prendre et avoir une amende il fallait donc rouler très vite. Et quand bien même l'infraction était relevée, il y avait beaucoup d'indulgence : il suffisait de connaître le policier ou le gendarme local et l'infraction finissait à la poubelle, sans compter toutes les amendes qui n'étaient jamais payées.

Les choses ont fini par changer lorsque Jacques Chirac a décidé de faire de la sécurité routière l'une des priorités de sa présidence : les premiers radars ont été mis en service dès la fin de l'année 2003, et les forces de l'ordre ont reçu de nouvelles consignes.

Aujourd’hui, le système traite entre 9 et 10 millions d'infractions par an, contre 1,5 million auparavant. Cela ne veut pas dire que les conducteurs fraudent plus , mais que le système est plus efficace pour détecter les contrevenants. Ce revirement politique a fini par affecter les comportements, notamment en matière de vitesse : sur les dix dernières années, la vitesse moyenne a baissé d'environ 10 km/h. De 2003 à 2013, on estime avoir sauvé près de 20 000 vies grâce aux radars.

Bien sûr, la baisse du nombre d'accidents ne s’explique pas uniquement par l’installation des radars. Il y a aussi l’amélioration des véhicules ou des conditions de circulation. Quoi qu'il en soit, le cas français montre qu'avec une politique volontariste, les choses peuvent changer.

Que faudrait-il faire pour améliorer le système ?

Le problème avec les radars fixes c'est que les conducteurs commencent à connaître leur emplacement, et finissent par trouver de nouvelles façons de frauder. Pour améliorer le système il faudrait donc surtout accroître les dispositifs de contrôle mobiles, pour que les usagers restent en permanence sur leurs gardes. Davantage de radars tronçons permettraient aussi de calmer les vitesses, et donc de faire diminuer le nombre d'accidents, sur des portions entières du réseau routier, ce que ne peuvent pas faire les radars fixes.

Combien coûtent et combien rapportent les radars ?

Aujourd'hui, le dispositif génère environ 600 millions d'euros de recettes. A quoi servent-ils ? 200 millions vont à l'entretien des radars, 300 millions vont à l'entretien des routes, et le reste sert au remboursement de la dette de l’État. Mais n'oublions pas non plus les milliers de vies qui sont sauvées chaque année grâce aux radars : ce sont des milliards d'euros qui ont été économisés en dépenses de santé, sans compter toutes les richesses que ces personnes sauvées ont pu continuer à produire.

Que répondez-vous aux personnes qui accusent les radars de n'être qu'une poule aux œufs d'or pour l’État ?

Si l’État avait voulu tondre les automobilistes, il s'y serait pris autrement, en réduisant par exemple les marges de tolérance, ou en supprimant les panneaux d'annonce, ou encore en multipliant les contrôles aléatoires. Là, les revenus auraient été plus importants. De même, si c'était uniquement pour gagner de l'argent et qu'on n'avait pas mis les radars aux bons endroits, on n'aurait pas sauvé autant de vies.

Rappelons que le système est basé sur la volonté de dissuader les comportements de vitesse. Or on a vu que les vitesses diminuaient : concrètement on peut s'attendre à ce que les recettes des amendes se réduisent à terme. Cela montre aussi que le système est arrivé à maturité.

Propos recueillis par Quentin Cezard


La carte du débat

Pour ou contre les radars ? Les femmes conduisent-elles plus mal que les hommes ? Faut-il brider les moteurs ? Cliquer sur les onglets pour en savoir plus.

Raphaël Boukandoura et Gabriel Pornet

Alcool

Vitesse

Education

Transports alternatifs

Répressions pénales

Public à risque

Professionnels

Infrastructures

Mécanique

Innovations

conducteur

interventionnisme

Renforcer les contrôles


Interdire les avertisseurs radars


Abaisser la limitation de vitesse


Multiplier les radars mobiles


Spots "choc" efficaces


Eduquer tout au long de la vie


L'impact limité des jeux vidéos et du cinéma


L'influence des jeux vidéos


Préventions dans les écoles


Marche, vélos et transports en commun


Les transports en commun ne remplacent pas la voiture


La répression pénale est efficace


Les motards, un public fragile


Les motards, un public dangereux


Les femmes conduisent mieux


Les personnes âgées


Pas de passe-droit pour les professionnels


Le conducteur, maître de son véhicule


libéralisme

Les conducteurs réagissent différemment à l'alcool


Préserver l'économie vinicole


Ne pas durcir la loi


Autoriser les « assistants d'aide à la conduite »


La vitesse bouc émissaire


« Radars, boîtes à fric » ?


Les bienfaits des stages de récupération de points


Simplifier les conditions d'accès au permis

Les limites de la répression pénale


Les jeunes ruraux de milieu modeste


Le conducteur, unique responsable ?


Renforcer le contrôle sur les chronotachygraphes


Elargir les chronotachygraphes ?


De mauvaises infrastructures


Il faut brider les moteurs


Des voitures rapides mais sûres


Renforcer les contrôles techniques


Les innovations déconcentrent le conducteur

Une sécurité renforcée par les innovations

facteurs extérieurs

Les limites du consensus

Entre interventionnisme étatique et fatalité, des visions politiques s'affrontent.

« La lutte que nous menons n'est ni de gauche ni de droite », affirme Armand Jung, député socialiste du Bas-Rhin, qui précise d'ailleurs : « Je ne me prononce pas en tant que PS. Je vous réponds en tant que président du Conseil national de la sécurité routière. » « C'est une cause qui transcende les clivages politiques », assure Claude Bartolone, le président socialiste de l'Assemblée nationale, à l'occasion des 21e rencontres sur la sécurité routière, en juillet 2014. A entendre nombre de responsables politiques, la question de la violence routière échappe au débat électoral.

« J'avais souhaité une rupture : le refus de la fatalité et un changement d'attitude face à l'insécurité routière. De par la volonté politique, cette rupture est effectivement intervenue », déclarait en 2004 Jacques Chirac, alors président de la République. Deux ans auparavant, il avait fait de la sécurité routière une grande cause nationale. Un volontarisme qui transparaît encore dans les propos de son successeur, Nicolas Sarkozy, en 2011 : « Nous continuerons à faire baisser le nombre de morts sur la route. C'est un objectif intangible. On n'en change pas parce qu'il y a des élections. »

Pourtant, si la sécurité routière est acceptée comme grande cause nationale, au sein des partis de gouvernement, certaines de ses conséquences suscitent toujours de violents débats. En 2011, après sa décision de supprimer les panneaux signalant la présence de radars, le gouvernement de François Fillon avait été chahuté à l'Assemblée par des élus de sa propre majorité. Un mouvement de fronde avait forcé le Premier ministre à faire un rétropédalage, remplaçant les panneaux par des « radars pédagogiques ». Ces derniers informent le conducteur de son allure, sans le sanctionner. Depuis, régulièrement, des parlementaires de droite (Alain Fouché, sénateur UMP) ou de gauche (André Chasseigne, député communiste) questionnent l'exécutif sur le rôle et l'efficacité des radars.

Les radars, objets de discorde

Mais c'est du côté des « petits partis » qu'il faut chercher la vision la plus contestataire. Dans un entretien au magazine spécialisé Motomag, en avril 2012, Jean-Luc Mélenchon déclarait : « Cette politique, si elle a permis de faire chuter le nombre de morts sur la route, reste pour le Front de Gauche une réponse antinomique quand, dans le même temps, on a proposé des véhicules de plus en plus puissants ». Une position que l'ancien candidat du Front de gauche justifiait par des raisons économiques et écologiques.

Le Front national est encore plus polémique : « L'automobiliste n'est plus là pour être aidé ou conseillé mais il est là pour payer », déclarait Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2012. Flavien Suck, membre du bureau départemental du FN dans le Bas-Rhin, et ex-colistier de Florian Philippot lors des élections européennes de 2014 poursuit : « Placés à la fin d'une voie de dépassement, en descente, c'est évident que les radars sont positionnés pour remplir les caisses de l’État, estime le jeune frontiste. On considère qu'un fonctionnaire de police est plus utile à faire régner l'ordre dans une cité qu'au bord d'une route avec un radar. On ne va pas pour autant saboter ceux qui existent déjà, mais les relocaliser dans des zones vraiment accidentogènes, où ils auront un véritable rôle préventif. »

Les frontistes s'en prennent aussi au permis à points : « Il ne sert strictement à rien, poursuit Flavien Suck. C'est quand même un vulgaire bout de papier qui est soumis à du trafic souterrain. Il me semble qu'il y a un million de faux permis qui se baladent dans la nature. Je ne pense pas que le détenteur d'un permis de conduire à points soit forcément gage de sécurité. » Le parti d'extrême droite, réclame la différenciation des « petites infractions » (stationnements, petits dépassements de vitesse…) qui seraient, selon lui, trop sévèrement punies et devraient bénéficier d'une tolérance accrue. Les « gros délits routiers », en revanche, notamment la conduite sous l'emprise de l'alcool et de la drogue, devrait être réprimés plus sévèrement.

80 km/h sur les départementales : progrès ou « mesurette » ?

Quoi qu'il en soit, il en faut peu pour faire resurgir le débat. Réuni le 8 décembre 2014, le Conseil national de la sécurité routière a préconisé, entre autres recommandations adressées au ministre de l'Intérieur, l'abaissement de la limitation de vitesse de 90 à 80 km/h sur les routes départementales bi-directionnelles. « Nous faisons cette proposition pour une raison très simple, explique Armand Jung. 60 % des personnes tuées sur les routes le sont sur des routes départementales bi-directionnelles. C'est aussi clair que ça et notre comité d'experts nous dit : « Ecoutez, vous nous demandez de trouver une mesure, en voilà une ! » Ca peut permettre d'économiser, si je peux me permettre ce terme, entre 300 et 450 vies. En dernière analyse, dans tous les accidents mortels il y a un non-respect de la réglementation en matière de limitation de vitesse ; dans tous quasiment. »

Les associations de défense des conducteurs telles que l'Automobile Club Association (environ 700 000 adhérents revendiqués au niveau national) ou 40 Millions d'Automobilistes se sont prononcées contre cette proposition qui devrait, dans un premier temps, faire l'objet d'une expérimentation. Comme souvent, il ne s'agit pas pour ces organisations de s'opposer frontalement à une intervention de l’État, mais d'en orienter le curseur. Pour elles, la vitesse est trop souvent mise au centre des politiques publiques alors que le vrai responsable de la mortalité routière, selon elles, serait l'alcool. Selon Céline Genzwurker-Kastner, directrice juridique de l'Automobile Club, « bien sûr que la vitesse est un facteur de risque évident, mais on voit qu'elle a clairement diminué ces dernières années. Et à côté de ça, on a le risque alcool dont on ne se préoccupe pas. Il est aujourd'hui présent dans un tiers des accidents mortels et c'est un chiffre qui reste constant, malgré la sensibilisation, malgré la répression. »

Pour Flavien Suck, au contraire, « ça ne sert strictement à rien, c'est une petite mesurette. En l'espace d'une trentaine d'années, on a réussi à passer de 17 000 morts par an sur les routes à 3 300. Forcément, après, il y a un socle incompressible qui relève du destin. Parfois c'est le fait de la fatalité. Je pense qu'on ne peut pas descendre en dessous de 1000 morts par an sur les routes. » Face au consensus apparent de la classe politique sur la sécurité routière, c'est bien la croyance au destin qui semble guider les positions à contresens du Front national.

Raphaël Boukandoura et Gabriel Pornet

Ludovic / Flickr

Les grandes dates de la sécurité routière de 1973 à 2012

Cliquez sur les dates pour observer l'évolution de la législation

Passer en dessous de la barre des 2000 personnes tuées en 2020. C’est l’objectif affiché par le ministère de l’Intérieur. Depuis 1973, la mortalité routière a été divisée par quatre, passant de 16 861 à 3653 décès. Une évolution accompagnée par le développement de la législation en matière de sécurité et de répression. Attention cependant aux effets d’optique statistiques, les évolutions ne sont pas systématiques. D’autres facteurs, tenant notamment à l’évolution de la sécurité des véhicules et des infrastructures peuvent aussi en partie expliquer ces baisses. D’autre part, l’évolution du nombre de tués après l’adoption d’une loi n’est pas forcément immédiate. Par exemple, il a fallu plusieurs années pour que toutes les voitures s’équipent de ceintures de sécurité conformément à la réglementation. De même, les années qui suivent la mise en œuvre d’une loi se caractérisent souvent par une certaine tolérance vis-à-vis des infractions. C’était notamment le cas des limitations de vitesse, où un certain dépassement était toléré par les forces de l’ordre.

Des facteurs difficilement perceptibles qui imposent la prudence dans l’interprétation des causes de l’évolution du phénomène.


Les blessés, ces victimes invisibles

L'efficacité d'une politique contre l'insécurité routière se mesure à la baisse du nombre de morts sur les routes chaque année. Mais de nombreuses victimes survivent. Une réalité négligée par l'absence de statistiques précises.

Lésions cérébrales, amputations totales ou partielles des membres inférieurs et supérieurs, ruptures du nerf sciatique, paraplégies, tétraplégies : nombre de conséquences corporelles des accidents graves de la circulation sont irrémédiables. Et pourtant, le recensement de ces victimes, lié au débat sur la prévisibilité des violences routières, est plus que lacunaire. Si la fiabilité du chiffre de 3 268 morts sur les routes de France en 2013 dévoilé par l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR) n'est pas contestée, son estimation du nombre de blessés (70 607) est beaucoup plus sujette à caution.

Les hôpitaux comptabilisent plus de blessés que la police

Bernard Laumon, épidémiologiste et président du comité des experts du Conseil national de la sécurité routière, relève que le gouvernement ne dispose pas de chiffres lui permettant d'évaluer l'ampleur du phénomène. Avec une équipe de chercheurs de l'université Claude Bernard Lyon 1, il a collecté les statistiques répertoriant les victimes d'accidents de la circulation dans le département du Rhône à partir du réseau médical prenant en charge les victimes : le SAMU, le SMUR, les hôpitaux et les centres de rééducation et de réadaptation fonctionnelle (268 services en tout). De 1996 à 2004, l'étude a ainsi évalué le nombre moyen de blessés et de blessés graves sur les routes dans le Rhône et l'a comparé aux chiffres collectés par les forces de l'ordre du département. Sur la période, les services hospitaliers recensent 3,4 fois plus de blessés et 2,2 fois plus de blessés graves que la police.

Pour expliquer ce décalage, Bernard Laumon avance deux arguments : « D'abord, les forces de l'ordre ne constatent un accident que lorsqu'elles sont sur les lieux. Quand vous avez des blessés relativement peu graves, a priori les gens font un constat amiable et puis reçoivent des soins. Ils sont donc comptabilisés par les services médicaux, pas par la police. (...) Ensuite, quand les policiers arrivent sur un accident où il n'y a qu'un seul véhicule impliqué, le responsable de l'accident est évident, c'est forcément le conducteur dudit véhicule. (…) Ils n'ont pas besoin de faire un procès verbal. » A partir des statistiques du Rhône, l'équipe de chercheurs réalise des projections nationales permettant d'estimer plus finement le nombre de blessés graves chaque année. « Nous sommes en train de réactualiser les données à la demande de l'ONISR. (…) A très court terme la France sera capable de compter ses blessés graves », confie l'expert.

Les deux-roues motorisés, les plus concernés

Après avoir fixé l'objectif de passer en dessous de la barre des 2 000 morts d'ici 2020, le gouvernement aurait ainsi les moyens de faire du problème des blessés graves une cause nationale. Selon l'étude de Bernard Laumon, entre 1996 et 2004, le nombre d'automobilistes présentant de sérieux dommages corporels a diminué de 35,7 %, tandis qu'il a augmenté dans le même temps de 1,5 % chez les usagers de deux-roues motorisés. « Les blessés graves sur deux-roues motorisés sont plus nombreux que ceux en voiture », confirme l'expert. Ce constat permet entre autres d'agir sur la prévisibilité des accidents entraînant des séquelles sérieuses voire irréversibles, en ciblant des « publics à risques » et en prenant des mesures spécifiques pour contenir le phénomène. De quoi peut-être donner un nouveau souffle au combat contre l'insécurité routière, onze ans après la loi de 2003 qui a renforcé la prévention et la répression des infractions au code de la route (peines plus lourdes de prison pour les récidivistes, stages obligatoires de sensibilisation, permis probatoire de 6 points pour les jeunes conducteurs, systématisation des radars automatiques entre autres).

Maxime Battistella

Frédéric Bisson / Flickr

L'assurance de l'indemnisation

Depuis son accident de moto en 1998, l’indemnisation des victimes des accidents de la route est devenue pour Patrick Kloepfer une lutte personnelle, puis un engagement militant. Président d’honneur de l’Association d'Aide aux Victimes de France (AVF), après treize années de combat contre les assurances, il s’est donné pour mission d’accompagner les personnes ayant subi des dommages corporels graves, et de les épauler face aux assurances : « Pour elles, il faut payer le moins possible, mais ce que l’assurance réussit à économiser, c’est la victime qui va le payer ». L’association s’est dotée d’un service internet qui propose conseils et expertises, simulateurs d’indemnisation, informations sur les procédures judiciaires et médicales.

Pour les victimes qui ont subi des dommages corporels permanents, les enjeux financiers sont déterminants. Dans la bataille qui commence inévitablement avec les assurances, tout est lourd de conséquences, de l’essentiel au détail : la perte des revenus professionnels, l’accompagnement médicalisé, l’aménagement du logement. « Quand vous avez un accident de la circulation et que vous vous retrouvez avec une jambe amputée, vous devez travailler assis. L’assurance doit payer le reclassement professionnel et la perte de salaire, y compris son incidence sur la retraite », insiste Patrick Kloepfer.

L’aide d’une tierce personne, une thérapeute par exemple, peut s’avérer nécessaire : « L’ergothérapeute a estimé que j’avais besoin de 5 heures d’aide par jour. J’ai réclamé 22 euros, l’assurance voulait m’en donner 13, le juge m’en a octroyé 21. L’aide d’une tierce personne coûte 54 000 euros par an, et ce sont des frais que l’assurance va devoir payer à vie ». Les expertises jouent un rôle déterminant dans chaque dossier. L’AVF conseille aux victimes de se garder des assureurs (« Les assureurs ont signé des conventions entre eux (...) Très souvent, sans vous l’avouer, votre assureur est en fait payeur »), des médecins experts (« Ne laissez pas un médecin-expert décider seul de vos doléances »), voire des avocats .

Reprendre une vie aussi normale que possible implique le réaménagement du quotidien : le domicile, pour faciliter la mobilité de la victime, reste un enjeu majeur. Il faut que la victime réfléchisse à chaque geste quotidien et se demande si elle est capable de le faire. Si elle n’en est pas capable, aucun détail ne doit être négligé : il faut des portes plus larges, une voiture adaptée, une douche aménagée avec un siège et des barres d’appui. Si une aide supplémentaire est nécessaire, c’est aussi à l’assurance de la payer. « Quelque chose qui n’est pas facile à obtenir », souligne Patrick Kloepfer. »Les assurances acceptent de financer l’aménagement, mais essaient de le limiter au minimum, en ignorant des détails comme les barres de protections ». Et au final, selon le président d’honneur de l’association, « 95% des victimes finissent par accepter les offres d’indemnisation de la part des assureurs, ils se font tous avoir ».

Outre ses actions de conseil et d’assistance, Patrick Kloepfer pratique aussi le lobbying. Et plaide pour que la question de l'indemnisation soit au coeur de la formation des futurs conducteurs : « On devrait ajouter deux heures dans les cours d’auto-école ».

Wissam Alhaj