Quand la vie bascule
Lors de l'annonce aux familles d'un décès survenu sur la route, les acteurs qui prennent la responsabilité des mots, s'appuient sur leur côté humain plus que sur le protocole. Pour les familles, ces mots impriment dans leur esprit une réalité difficile à accepter.
Un moment de vie suspendue, pendant quelques secondes, quelques mots : « Votre mari est décédé ». Puis le basculement vers une souffrance « inhumaine » pour Emilie Oberfeld. Les mots ont du mal à passer à travers sa gorge serrée par l'émotion. Le 16 février 2013, un épais brouillard enveloppe le petit matin. Un homme, alcoolisé, rentre de son travail à Kehl, il franchit une ligne continue pour doubler à 130 km/h un véhicule sur la départementale 27. Il percute la 205 de Frédéric Cuny, le mari d'Emilie, qui arrivait en face. La petite fille du couple, neuf mois, est grièvement blessée, l'homme décède sous la violence du choc. Inquiète de ne pas avoir de nouvelles, Emilie Oberfeld décide de faire le même chemin que son mari plus tôt. « Je suis arrivée sur la route de Woerth, j'ai continué deux minutes et j'ai reçu des appels de phare d'une voiture qui venait en face. Là, j'ai compris », se remémore-t-elle.
A son arrivée sur les lieux de l'accident, les gendarmes et pompiers l'informent que sa fille a été emmenée à l'hôpital de Haguenau. « Mais ils ne me parlaient pas de mon mari,continue Emilie. Je me souviendrai toujours des yeux du policier dans lesquels j'ai pu lire que mon mari était décédé. Mais il n'a pas eu le courage de me le dire car c'était trop dur pour lui », regrette-t-elle.
Un protocole d'annonce flou
Michel Rich, gendarme à la retraite, comprend très bien la réticence de ce policier. D'après la circulaire du 5 juillet 1963, il revient au maire de la commune où réside la famille du défunt d'annoncer aux proches les conséquences de l'accident. Dans la pratique, les forces de l'ordre assurent cette mission. « Les maires ne sont pas formés à ca, ils ne sont souvent pas disponibles au moment de l'accident. Alors, on ne va pas attendre deux jours pour annoncer une telle nouvelle » explique Michel Rich. Pourtant officiellement, il n'y a pas de véritable formation pour les forces de l'ordre. Des sensibilisations existent au niveau local. L'association AIVAR (association d'aide aux victimes des accidents de la route) a ainsi formé plus de 1000 gendarmes à Strasbourg pour rendre ces derniers plus sensibles aux mots qu'ils emploient envers la famille.
« Il y a une dizaine d'années, on devait aviser une famille du décès de son fils », poursuit Michel Rich. Sur le perron de la maison, quelques questions protocolaires : « Est-ce que vous êtes bien Monsieur et Madame… ? Est-ce que vous avez bien un fils qui s'appelle … ? oui. Les gens, quand ils vous voient arriver en tenue, qu'on pose ces deux questions, on voit déjà que quelque chose se passe dans leur esprit », relate Michel Rich.
Puis les gendarmes demandent à entrer. « Le père lisait le journal à table avec la radio allumée, la mère tricotait... Ça y est, on a emmené du malheur dans la famille. En repartant, on s'est dit « voilà, une famille qui est détruite » ».
Des mots pour réaliser
Emilie Oberfeld, elle, avait pressenti la nouvelle. Elle a cependant attendu une heure dans une salle à l'hôpital de Haguenau avant qu'un médecin ne mette des mots sur ce que la jeune femme savait d'instinct. « Pendant ce temps-là, on espère, on croit, on prie. On se dit « ce n'est pas possible, il est dans le coma, il va se réveiller », raconte-t-elle. A partir de l'annonce, Emilie Oberfeld se sent détachée de son entourage. « Les autres ne peuvent pas comprendre. On est complètement déconnecté du monde », confesse-t-elle. Encore aujourd'hui, elle a du mal à se lancer dans une vie normale.
C'est « une famille à qui il manque un bras mais qui ne se voit pas », confie Monique Fritz, présidente et fondatrice des associations Laurence Fritz et AIVAR. Elle a perdu sa fille de 25 ans, Laurence, dans un accident de la route en 2001. Un décès annoncé au téléphone. « C'était une vraie catastrophe. Ils [les policiers] nous ont dit « votre fille a eu un accident, elle est décédée, sincères condoléances, il faut aller à Erstein » », raconte-t-elle. Après la secousse de ces mots, Monique Fritz est allée dans sa salle de bain. Elle s'est regardée dans le miroir car elle avait le sentiment de ne plus exister.
Annoncer un décès au téléphone est une pratique impensable pour le professeur Pascal Bilbault, chef de service des urgences médico-chirurgicales adultes aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg. « Dans le milieu médical, nous n'annonçons pas le décès par téléphone. Par téléphone, nous disons qu'il se passe quelque chose de grave, menaçant, de manière à ce que les gens viennent », explique-t-il.
A l'hôpital de Hautepierre, il n'y a pas de salle dédiée exclusivement à l'annonce de décès mais un simple bureau médical. Une salle qui peut se fermer et qui permet d'isoler la famille. Ça ne se fait pas dans un couloir, en coup de vent. Un docteur en médecine se charge de l'annonce, accompagné ou non d'un interne ou d'une infirmière. La famille endeuillée, si elle le souhaite, peut consulter le psychologue de l'hôpital.
Pour le personnel hospitalier, il existe une sensibilisation pour annoncer un « diagnostic grave ». « On essaie de former tous nos agents médicaux et paramédicaux à ça », souligne le professeur Bilbault. Ce dernier manie avec précaution les mots, surtout avec les blessés graves d'accident de la route. « On n'a rien à cacher, mais il ne faut pas non plus être trop explicite, en disant que « oui, vous risquez d'être paralysé, » raconte-t-il. Ce n'est déjà pas facile de se retrouver accidenté, il faut qu'il ait toute son énergie pour guérir. »
Une réalité voilée
Des mots salvateurs, des mots destructeurs parfois. Le lendemain matin de la mort de Frédéric Cuny, un article avec une photo du véhicule accidenté est paru dans Les Dernières Nouvelles d'Alsace. Emilie Oberfeld ne l'a lu que quelques mois plus tard. L'entourage d'Emilie, lui, a appris la disparition de Frédéric Cuny en lisant l'article de presse.
Monique Fritz n'était pas en état d'annoncer à ses proches le décès de sa fille, sa sœur s'en est chargée. « Pour autant, cela aurait été utile car plus vous faites passer la souffrance, plus vous vous y habituez », analyse-t-elle après coup.
Pour ces deux familles, une lame de fond a traversé leur vie. « Les personnes âgées n'y résistent pas », ajoute Monique. Sa belle-mère est décédée six jours après l'accident, « elle n'a pas supporté l'annonce de la mort de Laurence » précise-t-elle. Le grand-père de Frédéric Cuny a cessé de prendre ses médicaments après avoir appris la disparition de son petit-fils. « Il est décédé quatre mois après, la grand-mère a suivi son mari, ils se sont laissés mourir », confie Emilie.
Les avis de décès restent la manière privilégiée pour annoncer au plus grand nombre la mort d'une personne. Dans le cas d'un accident de voiture, il n'est généralement pas fait mention explicite des circonstances de la mort. Dans un avis de décès des Dernières Nouvelles d'Alsace du 4 septembre dernier, seule l'expression usuelle « enlevée tragiquement à notre affection » puis des remerciements aux pompiers et gendarmes, esquissent les causes du décès de la jeune femme de 24 ans, renversée par une voiture. Des allusions qui voilent la réalité annoncée aux familles par des mots bruts.
Laurine Personeni et Amaury Tremblay
Deux photos de Juliane, renversée le 18 septembre 2014 devant chez elle. Elle est décédée le lendemain à l'hôpital d'Hautepierre. Photo Florian Litlzer