Vous êtes ici

Pour légiférer sur la régulation financière, les élus, souvent désarmés, se fient à l'expertise des banquiers. L'avis éclairé et parfois idéologique des think tanks ne suffit pas à contre-balancer l'influence des lobbies. Face à cette situation, certains hommes politiques sont désarmés. En juin 2010, ils créent Finance Watch, un contre-lobby financier qui dit vouloir représenter l'intérêt public.

Les banquiers dans l'ombre des politiques

La régulation financière est, depuis la crise de 2007, l'enjeu d'une guerre où les adversaires ne combattent pas à armes égales. Le but du jeu, mettre les décideurs politiques de son côté : la Commission, le Parlement, le Conseil. D'un côté, les lobbies de l'industrie financière qui veulent minimiser le poids des nouvelles règles. De l'autre, les partisans d'une régulation stricte : certaines forces politiques, certaines ONG. Intéressons-nous à CRD IV, le règlement qui transpose dans le droit européen les règles de Bale III. Il définit en particulier les nouveaux ratios prudentiels que devront oberver les établissements financiers: fonds propres, liquidités, effet de levier. Le texte de 582 pages a été adopté par la Commission le 20 juillet dernier, et devrait être soumis au vote du Parlement en juin 2012. La bataille, c'est maintenant.

Premier round : Le Conseil

Le Conseil, qui représente les gouvernements, est sous influence. « Depuis une quinzaine d'années, les dirigeants des grandes banques européennes ont l'oreille des gouvernements, parce que les Etats sont endettés auprès des banquiers. Michel Pébereau, ancien directeur de BNP Paribas, est le conseiller en chef de Xavier Musca, (secrétaire général de l'Elysée et ancien directeur du Trésor) et de Nicolas Sarkozy en ce qui concerne les questions financières. C'est la même chose pour Joseph Ackermann, directeur de la Deutsche Bank, auprès de la chancelière allemande Angela Merkel. Ces gens donnent forme à la pensée des politiciens, qui ne sont pas des économistes », avance Philippe Lamberts, député européen belge des Verts et rapporteur fantôme pour CRD IV. Cette influence, jusque là officieuse, s'est révélé au grand jour lors du Conseil européen du 21 juillet où des banquiers siégeaient au milieu des chefs d'Etat et de gouvernement.

Second round : La Commission.

En matière de régulation financière, la Commission a l'initiative de la législation. Pour cela elle utilise des comités d'experts qu'elle nomme. « En novembre, 85% des experts non gouvernementaux provenaient de l'industrie financière. Depuis 1999 et le marché unique, l'industrie financière met elle-même en place le cadre de sa propre régulation, c'est le phénomène de capture du régulateur », affirme Yiorgos Vassilios de Corporate Europe, une association qui s'est assigné la mission de traquer l'influence des lobbies et de rendre visible leur pouvoir. Des voix commencent à s'élever contre cette mainmise de l'industrie financière sur les comités d'experts : le Parlement a voté, le mois dernier, le gel des subventions de ces groupes à hauteur de 20% de leurs budgets. Ils exigent que la sélection des experts soit plus transparente.

Pour CRD IV, ce groupe nommé GEBI (Groupe d'experts sur les questions bancaires) est composé de 39 personnalités issues de l'industrie bancaire sur les 51 qu'il comporte. Dissous en octobre, le groupe va être recomposé. « Une femme de l'ONG Somo, représentant la société civile, ne figurera plus dans cette liste d'experts, car elle a ouvertement critiqué la composition du groupe dans les médias », affirme Yiorgos Vassalos.

Florence Rançon, chargée de communication de la Fédération européenne des banques (FEB), un des plus gros lobbies financiers, l'admet : « Nous essayons de faire nommer des experts de chez nous. Certains comités ont un pouvoir quasi législatif, car les sujets abordés sont tellement techniques que les membres de la Commission n'y comprennent rien eux-même. Pour 450 millions de citoyens, la Commission ne dispose que de 12000 fonctionnaires, une administration de la taille de celle de la ville de Francfort. Ce n'est pas étonnant qu'ils aient besoin de nous ». Avec l'aide de ces comités d'experts, la Commission publie une première ébauche de proposition, et laisse un temps de consultation pour tous les acteurs concernés : industries, syndicats, consommateurs... Puis publie une proposition remaniée. Depuis le 20 juillet, CRD IV est dans les tuyaux législatifs du Conseil et du Parlement.

Joseph Ackermann, directeur de la DeutschBank, conseille la chancelière allemande Angela Merkel sur les questions financières. ©WEF

Troisième round : Le Parlement.

Ici les lobbyistes ont développé une panoplie de moyens d'action. D'abord les rendez-vous individuels. « J'ai reçu une cinquantaine de demandes de rendez-vous. J'essaye au maximum de les voir par catégories d'acteurs, sinon ma vie n'y suffirait pas. Par contre, nous invitons les petites banques d'épargne ou coopératives, car elles n'ont pas les moyens de faire du lobbying », souffle Philippe Lamberts.

Les députés entretiennent des liens paradoxaux avec les lobbies. Certains expriment une défiance vis à vis des représentants d'intérêts privés tout en reconnaissant qu'ils ont besoin d'eux. Peu d'experts, en dehors de ceux de l'industrie financière, maîtrisent les dossiers . « Ils ont besoin de nous pour comprendre ce qu'ils votent », constate Florence Rançon. « Pour l'instant, seuls les Verts et les Britanniques s'expriment sur CRD IV, alors que le texte est publié depuis juillet. Othmar Karas (PPE), le rapporteur principal, n'a pas encore abattu ses cartes, et les socialistes sont à la rue : ils envoient des observateurs aux réunions de rapporteurs, mais je ne les ai jamais entendus sur le sujet », poursuit Philippe Lamberts.

Gonzalo Gasos, chargé par FEB du réglement CRD IV, fait le récit de son quotidien de lobbyiste : « Pour CRD IV, j'ai pris un café avec Sharon Bowles (rapporteur fantôme pour le groupe ALDE). On va tenter de rencontrer Othmar Karas, le rapporteur principal, mais aussi d'autres députés car les conversations de couloir peuvent parfois être efficaces ». Sur ce, il dégaine son cahier d'amendements pour CRD IV. Ses 120 pages sont ainsi organisées : sur la colonne de gauche, le texte original de la commission. Sur celle de droite, en rouge, les amendements, et en dessous, une justification. « Parfois, raconte Florence Rançon, 3 ou 4 parlementaires se retrouvent avec les mêmes amendements, virgule pour virgule, et ont l'air un peu bête. Notre lobby s’efforce de donner différents amendements à différents parlementaires ». Pour le dossier des CDS, plus de la moitié des 1600 amendements présentés ont été rédigés par les lobbies, assure Yiorgos Vassalos.

Pour toucher les élus collectivement, un forum réunit régulièrement eurodéputés et lobbies financiers : le forum des services financiers du Parlement européen (EPFSF). Tous les mois, un petit-déjeuner est organisé où quelques banquiers font un exposé sur les dossiers d'actualité. Celui du 7 novembre abordait justement CRD IV. 60 personnes étaient présentes dont 25 députés. Le lobbying s'exerce aussi du côté du Conseil, « bien que les députés soient beaucoup plus accessibles », explique Gonzalo Gassos.

Jessica Trochet et Elsa Sabado à Bruxelles

 

 

Ces think tanks qui comptent dans la gestion de la crise

Laboratoires d'idées, les think tanks réunissent des experts. Leurs publications dans le domaine politique et économique visent à influencer les décisions des dirigeants européens. Depuis 2008, certains d'entre eux ont été à l'origine des principales solutions apportées à la crise de la zone euro. Petit hit-parade des think tanks financiers qui comptent en ce moment dans l'Union européenne.

LEGENDE

Infographie : Simon Castel

 

 

Finance Watch, le lobby qui prend le contre-pouvoir

Après le directeur de la New-York Stock Exchange, c'est au tour de Thierry Philipponnat, le directeur de Finance Watch, lobby de contre-expertise financière, d'être auditionné par la commission des affaires économiques du Parlement européen, le 5 décembre dernier. Il expose son point de vue sur les infrastructures de marché, les instruments financiers et surtout le trading à haute fréquence, sujets de la directive européenne Mifid. Quel est ce nouveau venu sur la planète de la régulation financière ?

L'histoire de Finance Watch débute en 2010, quand les plans de sauvetage, les réformes de la régulation financière et les nouvelles phases de crise rythment la vie européenne. Confrontés au zèle des lobbies de l'industrie financière dans le secteur, des députés de la commission des affaires économiques et monétaires, tous partis confondus, prennent conscience qu'il n'y a aucun contre-pouvoir intellectuel dans ce secteur trop complexe. Les français Pascal Canfin, député des Verts, Jean Paul Gauzès, du PPE, Pervenches Bérès, du PSE, Sylvie Goulard de l'ALDE, ou encore l'allemand Jürgen Klute de la GUE font partie des initiateurs de l'appel de juin 2010 pour un « Greenpeace de la finance ». L'objectif : présenter des positions alternatives sur la régulation bancaire qui défendent l'intérêt général.

Un agenda calqué sur celui de la régulation financière

Inauguré en avril 2011 grâce aux fonds récoltés par des députés, Finance Watch est désormais financé par les dons de fondations, d'ONG, de syndicats, d'associations de consommateurs... Véritablement à l'oeuvre depuis quelques mois, les sept salariés de Finance Watch se veulent indépendants des industries, mais aussi des députés et des associations à l'initiative du contre-lobby. Ses membres proviennent tous du secteur bancaire, mais refusent de révéler leur salaire. Le conseil d'administration de Finance Watch est composé de six représentants des associations qui l'ont créé, et de trois experts. Le budget du contre-lobby s'élève à 1 million d'euro par an, une goutte d'eau par rapport aux 400 millions d'euros que dépensent chaque année les lobbies de l'industrie financière.

L'agenda de Finance Watch se calque sur les gros dossiers en cours sur la régulation financière européenne. « Il y a un programme de législation et les institutions européennes s'attendent à ce qu'on prenne position. Nous devons donc choisir stratégiquement un certain nombre de dossiers sur lesquels on veut s'engager », explique Greg Ford chargé de communication de Finance Watch. Pour l'année 2012, CRD IV (fonds propres réglementaires IV) est le plus gros dossier : 700 pages de directive et de règlement à étudier. Au programme également, Mifid, le petit nom de la directive sur les marchés d'instruments financiers, le dossier sur les infrastructures de marché (EMIR), sur la gestion de crise, le fonds de résolution des banques et le dossier des produits d'investissement de détail (PRIPS).

« Parler le même langage que les régulateurs »

Finance Watch prend aussi des initiatives, indépendamment de l'agenda institutionnel. Elles consistent à étudier des dossiers qui ne font pas encore l'objet de législation mais qui présentent un intérêt public. « Par exemple, le dossier des Too Big To Fail, ces banques trop grosses pour faire faillite », poursuit Greg Ford. Pour élaborer ses positions, Finance Watch réunit un groupe de travail composé pour l'instant de 54 membres représentant différentes catégories de la société civile.

Dans les locaux du contre-lobby Finance Watch à Bruxelles. (Elsa Sabado/Cuej)

 

Ensuite, le travail des experts de Finance Watch est le même que celui des lobbies bancaires.« Nous participons à des auditions, allons à la rencontre des membres de la Commission, des députés, du Conseil pour présenter nos positions sur les législations en cours. Mais on ne se contente pas de positions générales : nous allons les voir avec des détails complexes pour parler le même langage que les régulateurs et nos homologues des lobbies financiers », racontent deux experts de l'organisation. Il est important de maitriser ce langage financier, car les effets de la régulation se cachent dans des pages et des pages de formules mathématiques. Ainsi, des changements qui peuvent paraître minimes ont souvent un impact conséquent sur l'économie réelle.

« David contre Goliath »

Pour Finance Watch, il ne s'agit pas de combattre le modèle capitaliste. « Le but, c'est de faire en sorte que quoi qu'il se passe sur les marchés financiers, il n’y ait plus à l’avenir d’impact négatif sur l’économie réelle », affirme Greg Ford. Ce travail de contre-expertise relève du challenge car l'environnement macroéconomique évolue très rapidement. «Beaucoup de médias ont titré David contre Goliath à notre sujet , glisse Greg Ford en souriant. Pourtant nous avons un avantage, les décideurs politiques veulent entendre notre voix et pour nous la porte est grande ouverte. »

Tout le monde n'est pas convaincu par ce chevalier blanc du lobbying. « Je leur souhaite bien du plaisir avec leurs membres, car ils n'ont pas un groupe facile. Attac, ce sont des extrémistes qui grimpent au rideau à n'importe quelle occasion », estime Florence Rançon, chargée de communication de la fédération européenne des banques, un des plus grands lobbies financiers.

A l'opposé, Corporate Europe, un observatoire qui se bat contre la toute puissance des lobbies, ne participe pas à Finance Watch, alors qu'ils avaient pris part à sa fondation. Yiorgos Vassalos, membre de Corporate Europe explique cette décision : « il faut payer pour participer, alors que c'est justement parce que les ONG n'avaient pas assez d'argent pour avoir des experts en finance qu'on avait lancé Finance Watch. Il nous semble également étrange que le contre-lobby veuille être indépendant des ONG, alors qu'elle reste très proche des institutions. »

Elsa Sabado et Jessica Trochet à Bruxelles

 

 

 

Article précédent                                   Article suivant

Imprimer la page