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Plus loin dans la vallée, à Lupeni, l’artère principale, bordée de pharmacies et de fripes, est surveillée par une grande cheminée de briques rouges. Les balcons des immeubles ne semblent plus tenir à grand-chose. Devant la boucherie La Provincia et un magasin de vêtements de seconde main, un homme, assis sur un petit siège de camping, vend de l’ail des ours aux passants. « Tout le monde est très pauvre ici. La pension ne suffit pas. Les gens sont obligés d’aller dans la forêt chercher des fruits ou de l’ail des ours et de les vendre pour vivre. Je reçois 263 euros par mois, ce n’est pas assez », confie Joan Soprani. Il a travaillé à la mine de Lupeni de 1983 à 2001. Une autre époque, désormais révolue : « Quand la production était bonne, les mineurs étaient payés davantage, ils se retrouvaient pour boire de la țuică [liqueur roumaine, NDLR] ou une bière », regrette-t-il. L’avenir, il n’en attend plus rien. « Je suis désolé, si vous étiez ma petite-fille vous ne pourriez pas avoir une belle vie, je ne pourrais pas vous aider… », s’excuse le sexagénaire, les larmes aux yeux, la voix tremblante.

« Pas de futur pour les enfants »

Quelques mètres plus loin, Mihai Blaga, 82 ans, chapeau de paille sur la tête et la peau du visage marquée de taches, est tout aussi morose. Il a travaillé à la mine de Lupeni, « la plus grande du secteur », comme chef de brigade pendant 27 ans jusqu’en 1993. Ses yeux se voilent à l’évocation de ce passé. Mihai Blaga parle lentement. « On est beaucoup à avoir des problèmes pulmonaires à cause de la mine. Je dois faire des inhalations contre la silicose. Je me fatigue très vite, mes poumons sont très affectés », confie l’ancien mineur. Hommes et femmes sont tous touchés par l’activité minière d’hier. Peu de femmes acceptent d’en parler, et détournent le regard à l’évocation des mines.

L’écart est trop grand aussi pour ceux qui ne correspondent pas aux normes et aux valeurs promues par l'Église. Maria, étudiante de 19 ans, porte une croix à chaque oreille, mais elle ne se reconnaît pas dans la communauté qui assiste à la messe et préfère prier chez elle. « Je sens qu’ils me jugent et qu’ils ne m’acceptent pas comme je suis. Par exemple, je défends des idées pro-LGBT+ et les discours des prêtres sont parfois homophobes ou racistes », s'indigne-t-elle. Membre de la communauté queer, Adrian*, 22 ans, a décidé de se libérer de la religion mais croit toujours en « une entité supérieure ». Il ne peut pas adhérer à une institution qui le rejette. « Je ne pense pas que nous ayons des droits humains basiques en Roumanie, à cause du fond religieux très lourd qui nous entoure », se désole-t-il. « L’Église ne pourra jamais accepter l’homosexualité en accord avec les valeurs de l’évangile », tranche le théologien et prêtre Paul Siladi, 40 ans, derrière l’un des bureaux en bois sombre du Séminaire théologique orthodoxe de Cluj.

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Remus Munteanu, PDG de Risktronics, qui déambule dans l'église qu'il rénove à ses frais. © Laure Solé

Parmi eux, un jeune se balade dans les allées de l’ancienne prison avec un tote bag du Petit Prince. Argair Ennio, 20 ans, est étudiant en théologie orthodoxe à Bucarest, de passage quelques jours à Sighetu Marmației notamment pour découvrir le Mémorial. Pour lui, les jeunes nostalgiques le sont car « ils n’aiment pas comment les mentalités évoluent ». En opposition à l’Occident, ils se réfugieraient donc dans un passé fantasmé, aux frontières fermées. À l’inverse de lui qui se dit « progressiste ». « Je suis pro-droits LGBT+, je crois au multiculturalisme, à la diversité, au droit à vivre dans la dignité. » Comme toute une génération, Ennio n’a pas connu l’époque communiste. Mais à travers « l'urbanisme des villes » et « les mentalités », il affirme ressentir un lourd héritage.

Grégoire Cherubini

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Joan Soprani, 66 ans, a travaillé pendant 18 ans à la mine. Désormais à la retraite, sa pension ne lui suffit pas. Il vend de l'ail des ours le long de l'artère principale de Lupeni pour survivre. © Séverine Floch

Dans le centre-ville, cette fleuriste raconte que son père faisait partie de ces anciens rattrapés par la nostalgie du communisme. « Pourtant, la Révolution a été une libération pour lui qui était si malheureux de vivre sans libertés », se remémore, émue, Ella Fodar. Elle-même avait 12 ans en 1989, et se souvient comment ses parents fermaient les rideaux de l’appartement le soir. « Nous écoutions des radios clandestines doucement, car on avait peur que des voisins appellent la police. » Elle explique la nostalgie tardive de son paternel par « l’absence de chômage à l’époque communiste ».

Pour l’historien Virgiliu Ţârău, plus que la nostalgie, le principal problème réside dans « l’oubli du passé. Il faut chercher à comprendre le présent en regardant l’histoire ». Ce combat a débuté dans les années 2000 avec une lutte pour l’ouverture des archives. L’objectif est désormais de « transmettre ce passé aux jeunes ». Au sein des familles, par l’école et dans l’espace public. L’entrée dans l’Union européenne a permis un premier pas, car avant de se tourner vers l’Occident, « beaucoup ont considéré qu’il était important de questionner le passé communiste. Ouvrir le débat a contribué à démocratiser la société ».

« Délivrer l’histoire comme un bien public »

Dès sa genèse, le Mémorial de Sighet s’est jeté dans la bataille des mémoires. Face à « l’homme nouveau, le cerveau lavé » que rêvait de créer la dictature, Ana Blandiana, poétesse et fondatrice du Mémorial, tente de « ressusciter la mémoire collective ». Ce projet, porté avec son mari défunt, l’écrivain Romulus Rusan, a été soutenu par le Conseil de l’Europe (qui l’a nommé en 1998 parmi les trois premiers lieux de la mémoire européenne, avec le Mémorial d’Auschwitz et le Mémorial de la Paix de Caen). Avec l’objectif de « délivrer l’histoire comme un bien public, pour compenser le silence des autorités » dans les années qui ont suivi la chute de Ceaușescu, explique l’historien Virgiliu Ţârău. Il est aujourd’hui reconnu d’utilité publique et destination de sorties scolaires. Entre 120 000 et 140 000 personnes le visitent chaque année.

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Robert Butyka ou « Iceman », devenu hacker éthique pour plusieurs entreprises de cybersécurité roumaines et internationales. © Laure Solé

La mine a longtemps englobé tous les domaines de la vie de la vallée. En témoignent encore le palais culturel minier à Lupeni, grand bâtiment blanc orné de dorures, ou le terrain de football à l’abandon. Aujourd’hui, pour les jeunes mineurs, il s’agit juste d’un emploi comme un autre. « Travailler à la mine, c’est l’emploi le plus stable ici », explique Stefan Dobârcean, 35 ans, habitant de Petrila et contremaître depuis 15 ans à Lupeni. Les conditions de travail n’ont pas évolué depuis les années 1980 : « Le métier est dur car il n’y a pas d’investissements. C’est comme aller au travail dans une maison pas finie. » Mais pour les travailleurs, la solidarité demeure essentielle et question de vie ou de mort. « C’est le plus grand esprit collectif qui existe. Si tu ne fais pas confiance aux autres, il y a des accidents », s’exclame ce père de famille.

Vendre de l’ail des ours pour survivre

Pendant des générations, être mineur était un héritage familial. Cet ancien houilleur de 46 ans, qui travaille désormais dans une station essence, confirme : « À l’école, on nous apprenait que notre futur, c’était la mine. C’était normal d’aller y travailler. Comme tout le monde, mes parents étaient mineurs. » Un sentiment d’appartenance qui a parfois été manipulé. Pendant les « Minériades », à l’aube des années 1990, des milliers de mineurs se sont rendus à Bucarest en train pour contrer une manifestation opposée au pouvoir. Les ouvriers de l’or noir y ont été fortement poussé par le gouvernement et les syndicats. En 1977, les houilleurs de la vallée s’étaient déjà mobilisés, conduisant Ceaușescu à faire des concessions sociales. Depuis ces épisodes, de nombreux Roumains ont une image de « fauteurs de trouble » des mineurs de la vallée de Jiu.

Petrila, 9h30, dimanche matin. Dans un café, assis à une table en formica marron, fleurant bon les années 1970, Luca Vasile a déjà bu son verre de vodka. Son béret sur la tête et son pull bleu marine lui donnent un air de vieux loup de mer. Il paraît bien plus vieux que ses 67 ans. L’homme a été à Petrila pendant 24 ans, jusqu’en 2004. Les yeux brillants, il assure : « La vie et les conditions de travail étaient meilleures pour les gens d’ici quand ils pouvaient travailler à la mine. La fermeture, ça a brisé des familles, il fallait être d’accord sur partir ou rester. »

Par ailleurs, la Transylvanie est une région où se côtoient de nombreux cultes : plus de 15 % de protestants, catholiques ou gréco-catholiques. « En raison de cette diversité, et bien qu’en réaction une minorité d’entre eux sont encore plus fondamentalistes, la plupart des jeunes Clujiens orthodoxes sont davantage sécularisés et tolérants qu’ailleurs en Roumanie », explique le sociologue.

Alex, lycéen de 18 ans, fait partie de ces jeunes Roumains progressistes. « Notre génération a pu développer ses propres opinions, indépendamment du cadre familial et religieux », s’enthousiasme-t-il. À l’entrée d’un des nombreux campus universitaires de Cluj, Stefan et Dan, 20 ans, se retrouvent pour une pause clope entre deux cours. Le premier ne va plus à l’église où ses parents l'emmenaient et le second n’y retourne que pour faire plaisir à sa mère. Ces deux étudiants en informatique racontent qu’ils peinent à retrouver leurs aspirations dans les discours très conservateurs des prêtres orthodoxes : « Les valeurs qu’ils défendent sont celles des plus anciens : il faut suivre les principes moraux traditionnels. Ils mettent la pression par rapport au sexe, au couple, à la fête… L’écart est trop grand par rapport à notre mode de vie. » 

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Les mineurs et anciens mineurs sont unanimes : les conditions de travail se sont dégradées, faute d'investissements. © Séverine Floch

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