Secrets de famille

Le silence règne au sein des familles incestueuses. La sous-déclaration est un phénomène inhérent aux violences sexuelles intrafamiliales. En cause, l'emprise des agresseurs et le très jeune âge des victimes.

Illustration d'Alix Bortoli

Enfant, Karine* a été violée par son père pendant la nuit. Elle a d'abord pensé que c'était son frère qui venait se glisser dans son lit. Karine a immédiatement réagi et en a parlé à des adultes de son entourage. Sa mère ne l'a pas crue. « Tu fais des cauchemars » lui disait-elle. Impensable pour elle qu'un de ses enfants puisse faire du mal à un autre. Plus tard, son frère a quitté la maison, mais il y avait toujours quelqu'un dans le lit de Karine. Elle a compris qu'il s'agissait de son père.

Les années ont passé. Karine ne s'est pas laissée faire, elle trouvait des moyens de s'enfermer à clé dans sa chambre, elle appelait, elle sifflait. Les allées et venues se sont arrêtées. Karine était prête à pardonner. Pourtant, quelques années après, la sœur de Karine a partagé ses doutes à propos de ses filles et de leur grand-père et tout a basculé. Essayer d'oublier et de garder le silence n'était plus possible. La famille a décidé de régler l'histoire en interne en organisant des réunions pour essayer de mettre des mots et de décortiquer le problème. Karine n'a pas porté plainte contre son père.

90 % des victimes ne portent pas plainte

Karine fait partie de 90 % de personnes en France qui ont été victimes de violences sexuelles intrafamiliales et qui n'ont pas porté plainte. Le phénomène des sous déclarations des violences sexuelles intrafamiliales est difficilement quantifiable. Pour avoir une estimation du phénomène, il faut s'appuyer sur les données administratives, sur les enquêtes réalisées sur des échantillons représentatifs de la société et sur les appels reçus par les associations telles que le collectif féministe contre l'inceste (qui a mis en place un numéro vert pour les agressions sexuelles et les viols dans les années 1980). Ces données montrent qu'en moyenne seuls 5 % à 10 % des cas de viols ou d'agressions sexuelles sont déclarés.

 Ne le dis pas à ta maman, elle ne te croira pas 

 Dans d'autres familles et dans d'autres cas de violences sexuelles intrafamiliales, l'auteur peut agir sur sa victime pour qu'elle ne parle pas. Plusieurs mécanismes de dissuasion reviennent régulièrement dans les données et les appels. Les modes de contrainte au silence peuvent passer du chantage affectif au chantage économique, où l'auteur achète le silence de sa victime par des cadeaux ou de l'argent. Au Planning familial de Strasbourg, Isabelle Mehl entend des paroles d'auteurs dans la bouche des victimes : « Tous les papas font ça », « Ce sera notre secret à tous les deux », « Ne le dis pas à ta maman, elle ne te croira pas ».

Pour la sociologue Alice Debauche, le très jeune âge des victimes est l'un des principaux facteurs du silence. Les résultats de l'enquête Violences et rapports de genres (paru en 2015) montrent que 85 % des violences sexuelles qui ont lieu dans la famille arrivent avant les dix ans de la victime. La prise de conscience des violences est plus délicate pour un jeune enfant, au regard du modèle de relation affective qu’il peut y avoir entre lui et son agresseur. L'adulte fait souvent figure d'autorité et de référent affectif.

L'omerta familiale

Parfois certains adultes de la famille se doutent de quelque chose, mais la prise de conscience est complexe. Macika Bouquet, éducatrice à SOS Femmes Solidarité 67, se souvient d'une histoire à laquelle elle a été confrontée : « C'était il y a des années, dans une famille de la vallée de Schirmeck. Le père, les oncles... toute la famille abusait des enfants. La mère, dont j'étais la référente à l'époque, n'était pas auteure des violences sexuelles mais elle savait et n'a rien dit. Elle ne distinguait pas le cauchemar de la réalité, ayant elle-même été victime enfant et ayant grandi dans une famille incestueuse. » Ce n'est que lorsqu'ils sont devenus adultes qu'ils ont porté plainte.

La mère savait et n'a rien dit. Elle ne distinguait pas le cauchemar de la réalité, ayant elle-même été victime enfant et ayant grandi dans une famille incestueuse

La culture peut également être un frein à la déclaration. Latifa Bennari, présidente de l'Ange bleu, y a été confrontée dans des familles d'origine maghrébine. Dans l'une d'elles, un agresseur a fait plusieurs victimes, lorsqu'il a compris que la famille ne parlerait pas. « Il y a de la honte, mais pas seulement, indique Latifa Bennari, les familles ont peur de ne pas pouvoir marier leurs enfants par exemple. Aussi bien pour les filles que pour les garçons. Pour les garçons, les belle-familles ont peur que l'homme reproduise ce dont il a été victime. Judiciariser les violences c'est aussi les dévoiler aux yeux de tous. »

Aujourd'hui, le droit a pris en compte le jeune âge des victimes de violences sexuelles et a étendu la prescription des auteurs : vingt ans après la majorité de la victime quand les actes de violences sexuelles ont eu lieu lors de la minorité. De nombreuses associations de victimes militent pour la suppression totale du délai de prescription pour les auteurs de violences sexuelles. Le 22 novembre 2016, la ministre Laurence Rossignol en charge des Droits des femmes, a confié une "démarche de consensus sur le viol et le délai de prescription" à l'animatrice Flavie Flament, qui a elle même subi un viol lorsqu'elle avait treize ans.

Isabelle Mehl

Membre du Planning familial 67. Elle organise des groupes de parole.

Alice Debauche

Maître de conférence en sociologie et membre du comité de rédaction de la revue Nouvelles questions féministes. En 2011 elle soutient la thèse "Viol et rapports de genre Emergence, enregistrements et contestations d’un crime contre la personne".

Macika Bouquet

Educatrice à SOS Femmes Solidarité 67 depuis 1990, l’association a été créée en 1975 à Strasbourg.

Latifa Bennari

Fondatrice et présidente de l’Ange Bleu à Paris. L’association s’occupe des pédophiles qui sont passés ou non à l’acte. Les groupes de parole mettent en miroir leur parole et celles de victimes.

Prescription

Mode d’acquisition ou de perte d’un droit par l’écoulement d’un délai défini par la loi. La prescription pour un viol est de 10 ans pour un majeur lors des faits, jusqu’aux 38 ans de la victime pour un mineur lors des faits.

Flavie Flament

Flavie Flament, La Consolation, 2016, Ed. JC Lattès