Souffrir en famille

Parmi les crimes sexuels, un se distingue car l'auteur n'est pas un inconnu. La révélation d'une relation incestueuse est souvent synonyme de destruction de la famille, mais le lien entre l'auteur et la victime lui survit.

Illustration de Juliette Buchez

C’est un père, un frère, un grand-père… La particularité de l’inceste réside dans le lien familial qui existe entre l’auteur de l’infraction et sa victime. Un lourd silence pèse souvent sur cet abus, alors que 27 % des Français déclarent connaître une victime. Ce lien de sang ou d'autorité se traduit par une souffrance de la personne agressée mais aussi, parfois, de l'agresseur.

« En général, ceux qui m'appellent sont en détresse totale par rapport à leurs actes », explique Latifa Bennari. Elle-même victime de pédophilie dans son enfance, la fondatrice de l'association L'Ange Bleu reste convaincue que la libération de la parole permet de mieux combattre l'origine du problème. Elle accueille, au sein de groupes de parole, des pédophiles, passés à l'acte ou non, face à des victimes. Joignable par téléphone, elle entend, parfois jusque tard le soir, des histoires de pères ayant agressé leurs enfants ou étant attirés par eux. « Certains m'ont appelé en pleurant parce qu'ils ne comprennent pas ce qui leur arrive », raconte-t-elle.

On croit que l'être humain respecte les interdits, mais ce n'est pas vrai

« Ils considèrent que leur acte est beaucoup plus grave que celui des pédophiles, dans la mesure où ils cassent complètement la relation affectueuse qui existe, qui est précieuse », expose-t-elle. Néanmoins Latifa Bennari ne cache pas que ceux qui contactent L'Ange Bleu sont des cas à part. Ceux qu'elle décrit comme des « pervers » ne sont pas en situation de souffrance, et ne viennent pas à elle. « Je ne supporte pas qu'un homme justifie, par n'importe quel argument, son abus sexuel », insiste-t-elle.

Dans son cabinet du Neudorf à Strasbourg, le docteur Jean-Pierre May, expert psychiatre, reste sceptique quant à la souffrance de l’auteur : « On croit que l'être humain respecte les interdits, mais ce n'est pas vrai ». Selon lui, ce qui caractérise l’inceste c'est la « normalité » de l'acte dans la perception qu’en a l’agresseur.

Le psychiatre, qui a reçu des victimes et des auteurs d'inceste dans le cadre d'expertises judiciaires, décrit les auteurs comme des manipulateurs. « Un père qui viole sa fille depuis dix ans, il a le temps de réfléchir à ce qu'il va dire à la police », argumente-t-il.

Un élément constant : la pulsion

Dès lors, comment expliquer le passage à l'acte ? « Sans généraliser, il y a des dossiers où l’on se rend compte qu'entre le père et la mère, il n'y avait plus de vie intime. C'est quelque chose d'assez récurrent », témoigne Céline Bur, juriste à l'association Thémis. Latifa Bennari confirme : « Ceux qui ont une carence sexuelle avec leur femme, parce qu'ils n'ont plus de relation, font une projection : ce qu'ils ne retrouvent plus chez elle, ils vont le chercher auprès de leur fille ».

Un élément revient constamment : la pulsion. Elle serait incontrôlable. Le docteur May explique que les hommes voient les femmes « bout par bout ». Cette vision prend le dessus, et la personne dans son ensemble disparaît : il n'y a plus une fille en face de l'auteur, mais une poitrine, des fesses, un sexe.

Une pulsion, une envie, un désir qui efface tout. « Vous en avez certains qui n'ont pas vraiment eu conscience de leur acte, parce que c'était imprévisible. À un moment, dans la nuit, il y a eu une pulsion. L’auteur se lève, et à ce moment-là, il n'y a ni police, ni justice, ni morale. C'est l'excitation », résume Latifa Bennari.

On vous vole votre portable dans la rue, vous le faites aussi ?

L’inceste ne se limite pas aux relations sexuelles entre un père et sa fille. Les histoires entre frères et sœurs représentent une large part des dossiers. Des situations compliquées, du fait de la proximité d'âge entre auteur et victime, où l'immaturité affective rentre en compte. « L'agresseur mineur n'a pas atteint l'âge de raison, il agit sans trop se poser de questions », souligne le docteur May. Parfois par mimétisme aussi, en reproduisant des choses vues ou entendues, dans un univers où la culture pornographique est très présente.

« Un gamin qui découvre le sexe de l'autre cela fait partie de son développement normal, à condition que les deux soient d’accord, il n'y a rien de grave à ça », explique le docteur Dominique Provost, pédopsychiatre lui aussi expert près la cour d'appel de Colmar. C'est seulement à la puberté que s'acquiert la notion d'altérité dans la sexualité, mais il revient aux parents de poser l'interdit de l'inceste.

Un cadre dont certains ont manqué. Des auteurs, victimes par le passé, invoquent ces événements lorsqu’ils cèdent à leur pulsion. Pour le docteur May, le fait d’avoir été victime ne doit pas crédibiliser le passage à l’acte : « On vous vole votre portable dans la rue, vous le faites aussi ? Une victime est normalement plus sensible vis-à-vis des victimes, elle aura tendance à les défendre plutôt qu'à les agresser ».

Une minorité d'auteurs regrette ses actes

Dans les familles, il y a un "avant" et un "après" le passage à l’acte. D’autant plus lorsque celui-ci est dénoncé, puis judiciarisé. Bien souvent, cette rupture explique la difficulté des victimes à dénoncer leur agresseur, surtout lorsqu'il nie les faits.

Quand il s’agit du conjoint ou d’un grand-parent, il y a souvent un rejet. « Comme si on pouvait l’effacer, raconte Valérie Billamboz-Bischoff, juriste à Thémis. Quand c’est un autre enfant en revanche, c'est très douloureux et souvent l'auteur est écarté du foyer, quand il n’est pas incarcéré. » Mais il y a des exceptions. Elle se souvient d’un auteur resté au domicile familial tandis que sa sœur, victime, a été placée.

Évidemment, ils disent qu’ils regrettent. Mais c’est parce qu’ils se sont faits prendre

À L'Ange Bleu, certains auteurs vivent mal la séparation totale avec la famille. « Renouer avec le milieu familial, c’est très difficile. C’est la destruction de la famille, l’auteur perd tout », explique Latifa Bennari.

L'association aide parfois à organiser une médiation avec l'auteur, uniquement sur demande de la victime et si la justice autorise les contacts. Dans certains cas, l’auteur présente des excuses ou reconnaît les faits pour la première fois.

De l'expérience du docteur May une majorité d'auteurs sont dans le déni et seule une petite minorité regrettent leurs actes. « S'ils prennent conscience de ce qu'ils ont fait, c'est déjà bien. Évidemment, ils disent qu’ils regrettent. Mais c’est parce qu’ils se sont faits prendre… », commente-t-il.

Dans la majorité des cas, l’auteur veut revoir sa victime : une démarche interdite par la justice et souvent ambivalente. Il peut s’agir parfois d’une envie sincère, mais dans d’autres cas, il cherche à se déculpabiliser.

Inceste

Relation sexuelle entre des personnes parentes ou alliées aux degrés prohibés par les lois. L’inceste est une circonstance aggravante lors d’une agression sexuelle sur mineur.

Latifa Bennari

Fondatrice de L’Ange Bleu. L’association s’occupe des pédophiles qui sont passés ou non à l’acte. Les groupes de parole mettent en miroir leurs propos et ceux de victimes

Pédophilie

Attirance sexuelle d’un adulte pour un mineur. Les adolescents de 16 à 18 ans sont aussi considérés comme des pédophiles s’ils ont une préférence sexuelle persistante ou prédominante vers des enfants au moins 5 ans plus jeunes qu’eux

Jean-Pierre May

Expert psychiatre près la cour d’appel de Colmar

Céline Bur

Juriste à l’association Thémis à Strasbourg. Thémis accompagne les mineurs confrontés à des violences dans les démarches juridiques

Dominique Provost

Pédopsychiatre et expert près la cour d'appel de Colmar depuis 2000. Il a dirigé le service de psychiatrie enfants et adolescents de l'hôpital de Rouffach

Valérie Billamboz-Bischoff

Juriste à l’association Thémis à Strasbourg. Thémis accompagne les mineurs confrontés à des violences dans les démarches juridiques