C'est ma femme, c'est normal
Consommer le mariage. Ce « devoir » justifiant l’union charnelle entre deux époux a toujours été ancré dans la société. Aujourd’hui encore cette notion est invoquée dans les cas de divorce ou d’annulation de mariage. Cette justification est aussi utilisée par de nombreux conjoints dans le cadre des viols conjugaux.
En France, c’est la loi de 1980 qui reconnaît le viol au sein du couple, qu’il soit marié ou non. « Si les personnes étaient mariées, on ne pouvait pas considérer la constitution d’une infraction », explique Anna Matteoli, juriste au Centre d'information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) du Bas-Rhin. Dans son ancienne définition, la loi ne reconnaissait pas la possibilité d’un viol entre époux. Il faudra attendre 1990, soit dix ans après la modification de la loi, pour que la Cour de cassation l’applique pour la première fois.
En 2006, la justice reconnaît le viol entre conjoints comme une circonstance aggravante. L’auteur encourt désormais vingt ans de réclusion. Ainsi, en moins de trente ans, la législation française a changé de prisme pour s’immiscer dans l’intimité du couple.
Selon l’enquête Virage réalisée par l’Ined parue en novembre 2016, « les relations de couple (…) sont le deuxième espace de vie dans lequel les femmes subissent le plus de viols et de tentatives de viol ». En 2015, 1,39 % des femmes sondées estiment avoir été victimes de viol ou tentative de viol dans le cadre conjugal. Chez les hommes, cette part s’élève à 0,03 %.
Anna Matteoli
Responsable pédagogique et juriste au Centre d’Information sur les droits des femmes et des familles depuis 20 ans.
Circonstance aggravante
Article 222-24, 11 du code pénal sur la circonstance aggravante : "Lorsqu’il est commis par le conjoint ou le concubin de la victime ou le partenaire lié à la victime par un pacte de solidarité."
Une emprise multiple
La plupart du temps, l’auteur réitère son acte. Il s’agit d’une violence qui peut durer plusieurs années tant l’emprise du conjoint sur son partenaire peut être importante. « Toute relation amoureuse est une emprise, affirme le docteur Jean-Pierre May, expert psychiatre près la cour d’appel de Colmar. Dès qu’on tombe amoureux, on va accepter beaucoup plus de celui dont on est amoureux. L’emprise est une dimension de manipulation. »
Le début de la relation amoureuse s’analyse comme le moment idyllique où le conjoint construirait une « cage dorée », explique Isabelle Mehl, animatrice au Planning familial de Strasbourg. Dans cette bulle excluant tout l’entourage du partenaire, le conjoint est libre de faire ce qu’il veut et la femme n’a pas son mot à dire. Pour Masika Bouquet, éducatrice spécialisée pour SOS Femmes Solidarité, « certaines femmes pensent que c’est normal. Elles voient leur mari comme quelqu’un qui est dans la force, dans le pouvoir ». « Les grands jaloux, ils coupent tout, soutient le docteur May. Ils coupent de tous les amis et de la famille. Ils vont avoir les mêmes réactions que les sectes. »
Jean-Pierre May
Expert psychiatre près la cour d’appel de Colmar.
Isabelle Mehl
Animatrice au planning familial de Strasbourg. Féministe.
Masika Bouquet
Educatrice spécialisée au Centre Flora Tristan de SOS Femmes Solidarité à Strasbourg. Depuis 1990, elle accueille les femmes victimes de violences conjugales.
La responsabilité de l’entourage
Mais dans certaines traditions conservatrices, c’est la famille elle-même qui favorise ce phénomène d’emprise du conjoint sur son partenaire. C’est ce qui arrive très souvent dans le cas des mariages forcés. Une étude de l’Ined et de l’Insee publiée en 2011 montre que 3 % des unions en France ne sont pas consenties. « Les femmes sont soumises, commente Masika Bouquet. Quand on parle de l’emprise, il y a cette soumission aux parents et au conjoint. » Dans les sociétés patriarcales, cette soumission passe du père au mari sans que la femme n’ait son mot à dire. Elle est alors perçue plus comme un objet que comme une personne. « Quand une famille fait épouser une femme de 18 ans avec un homme de 48 ans, comment voulez-vous qu’elle ne vive pas ça comme un viol ? », continue Masika Bouquet.
Pas le droit de choisir son mari, ni son amant. Dans la majorité des cas de viol conjugal portés devant la justice, la justification des conjoints est bien souvent la même. « À partir du moment où elle l’a épousé, elle lui a donné son corps, répond le docteur May. C’est très rare que sur le moment la personne ait conscience que c’est un viol conjugal. »
Du devoir conjugal
Bien que le devoir conjugal n’ait jamais été inscrit dans la loi, il a été consacré par la jurisprudence. « On ne peut pas dire qu’aujourd’hui, en ouvrant le code civil, on lise "les époux sont tenus d’avoir des relations sexuelles’’, analyse Anna Matteoli. Simplement, quand on regarde la jurisprudence, il est clair que si on est marié, on a comme devoir civil d’avoir des relations sexuelles ». Un devoir sous-entendu dans la notion de « communauté de vie » qui figure dans les obligations du mariage.
Pour Jean-Paul Pennera, médecin sexologue à Strasbourg, le devoir conjugal a toujours été une norme. « C’est le prétexte social : c’est normal, note-t-il. Il faut beaucoup de rapports sexuels parce que c’est normal. » Cette affirmation serait principalement due à un manque d’éducation sexuelle entraînant des pratiques divergentes au sein du couple. C’est à ce moment là que surviennent les débordements. « Je vois souvent des femmes qui considèrent que la sodomie est pratiquement un viol et beaucoup d’hommes qui trouvent ça normal, constate-t-il. Quand la femme ne souhaite pas la sodomie, on peut dire qu’elle est violée. »
Pourtant le consentement n’est pas clairement défini dans la loi française. S’il est admis que le mariage implique de facto un consentement à la relation sexuelle, il est difficile de prouver que le partenaire n’avait pas souhaité ce rapport. « Elle n’a rien dit, elle n’a pas refusé, il y a consentement : c’est ce qu’on entend souvent dans la bouche des auteurs, explique Lydia Pflug, vice-procureur au TGI de Strasbourg. Dans les enquêtes, il faut qu’on puisse apporter la preuve que l’auteur savait que la victime n’était pas consentante. »
La notion du consentement reste vague en droit français. « C’est pour ça qu’aujourd’hui, il y a toute une discussion pour rédiger une nouvelle infraction de viol où on introduirait la notion de consentement », conclut Anna Matteoli.
Anna Matteoli
Responsable pédagogique et juriste au Centre d’Information sur les droits des femmes et des familles depuis 20 ans.
Communauté de vie
Article 215 du code civil : « Les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie »
Jean-Paul Pennera
Médecin sexologue à Strasbourg depuis 20 ans.
Notion de consentement
« Accord qu’une personne donne à son partenaire au moment de participer à une activité sexuelle. Il doit être donné de façon volontaire, d’un choix libre et éclairé. »
Lydia Pflug
Vice-procureur au parquet de Strasbourg. Cheffe de la section mineurs et famille depuis 4 ans.