Corinne est employée de mairie en Haute-Marne depuis 1983. Progressivement, la surcharge de tâches à accomplir et les relations avec ses collègues sont devenus un problème impossible à surmonter.
Hélène Deplanque
Les urgences psychiatriques de l’hôpital accueillent les victimes d’épuisement au travail. Les plus touchées sont ensuite redirigées vers une maison de repos pour se reconstruire.
« Je ne sais pas ce qu’il m’arrive, je suis fatigué, irritable. J’ai peur. L’autre jour, j’ai failli frapper ma femme. C’est peut-être le travail mais j’ai mal partout, dans le dos, dans la jambe. Je pense que je fais peut-être une dépression... » L’homme à la silhouette massive, bleu de travail et T-shirt maculé de peinture, semble paniqué. Face à lui, l’infirmière acquiesce, compréhensive. Elle se veut rassurante : « Installez-vous dans la salle d’attente, on va s’occuper de vous. »
Centre hospitalier général Louis Pasteur de Dole (Jura). Les murs vert et orange des urgences se détachent de la façade grise du bâtiment. Là, caché derrière une porte dérobée flanquée de l’inscription SAUP, le service d’accueil des urgences psychiatriques s’active dans l’ombre. « Contrairement à ce que vous venez de voir, les gens arrivent rarement ici d’eux-mêmes en toquant à la porte : il faut connaître », concède Ingrid Rousselet, infirmière dans le service depuis huit ans. Laurence Miguet, psychiatre, confirme : « Ce sont ou des patients qui sont déjà venus, ou qui nous ont été adressés par leur médecin généraliste ou par les urgences somatiques à côté. »
« Les gens arrivent rarement ici d’eux-mêmes. »Malgré sa relative discrétion, l’équipe soignante composée de huit infirmières, un cadre de santé et un psychiatre, a procédé à quelque 845 hospitalisations en 2013. « Une personne sur trois vient ici pour un problème d’alcool et deux sur cinq pour dépression ou tentative de suicide, explique la psychiatre, statistiques en main. Après, le vrai burn-out, c’est assez rare. Les gens vont aller voir leur médecin généraliste plutôt que d’arriver directement ici. Ou alors, il y a d’autres complications. Ça peut être des consommations d’alcool associées ou des tentatives de suicides. »
Sentiment d’impuissance, d’échec : certaines personnes en burn-out surinvestissent et se terrent dans le silence au point de finir ici sans signal préalable. « Ce sont des gens qui ont du mal à demander de l'aide, analyse la psychiatre. Ils ont une mauvaise image d'eux-mêmes, nient le problème et peinent donc à faire cette démarche. »
La sonnette retentit. Les pas alertes d’Ingrid Rousselet résonnent sur le lino en un grincement sonore. L’infirmière se presse pour accueillir les nouveaux arrivants. « Les patients viennent à toute heure du jour et de la nuit. C'est nous qui faisons le premier entretien d'accueil et d'évaluation. » Le psychiatre est présent tous les matins. En son absence, les infirmières reçoivent les patients et, après examen, adaptent l’entrevue à leur état.
« Pour les burn-out professionnels, on va évaluer quelle proportion le travail a pris dans la vie, notamment personnelle », raconte Ingrid Rousselet. Anecdote en tête, Laurence Miguet relate : « Une des dernières personnes que j’ai vue était de plus en plus au travail, ne faisait plus rien du tout à côté, n’arrivait plus à s’occuper de sa famille, alors qu’intellectuellement, elle avait toutes les compétences. Elle ne se rendait pas compte que même si elle restait 24h/24 sur son poste de travail, ça ne résoudrait pas les problèmes auxquels elle était confrontée. »
« Est-ce que vous avez desL’infirmière va alors chercher si le patient présente un syndrome dépressif avec risques suicidaires. « On pose tout simplement la question : 'Est-ce que vous avez des idées suicidaires ?’ », ironise Ingrid Rousselet. Elle interroge ensuite le patient sur des dispositions prises : si elle a déjà réfléchi à la manière de se suicider, si elle a défini une date, un lieu. « Et les gens répondent », constate-t-elle.
Le personnel soignant reste toutefois prudent. « On intervient à un moment donné en phase aiguë. La limite entre burn-out et dépression n’est pas si simple, admet Laurence Miguet. L’objectif principal n’est pas de mettre un nom sur ce que l’on observe, mais de le prendre correctement en charge. »
L’entretien passé, l’infirmière pose son pré-diagnostic et décide du devenir du patient. Il peut être renvoyé à son domicile, hospitalisé avec ou sans son consentement dans l’un des quatre lits des urgences psychiatriques, placé en hôpital de jour dans le Centre hospitalier spécialisé du Jura (hôpital psychiatrique) auquel le SAUP est rattaché. Ou en maison de repos. « S’il y a des idées noires, mais pas de volonté de mettre fin à ses jours et donc pas de risque de passage à l’acte, le patient ira en maison de repos, explique Ingrid Rousselet. Dans le cas contraire, ce sera le CHS. Il pourra ensuite aller en maison de repos, une fois qu’il sera stabilisé. »
La psychiatrie fonctionne par secteur géographique. La personne hospitalisée est rattachée à un service psychiatrique en fonction de l’endroit où elle habite, et non de sa pathologie. Résultat : un patient souffrant de burn-out peut se retrouver avec des personnes schizophrènes, par exemple. Depuis quelques années toutefois, une phase de création d’intersecteurs a débuté. « Je suis à peu près sûr qu’il n’en existe pas pour burn-out uniquement, constate Guillaume Delcey, interne en psychiatrie dans un pôle pour adultes du CHS du Jura et au SAUP. Par contre, certains sont spécialisés dans la prise en charge de la dépression sévère. »
C’est le cas du centre post-cure La Belle étoile, à Pont-du-Navoy. Perché dans les montagnes du Jura, il appartient au CHS depuis les années 1980. Il s’agissait au départ d'une structure pour les patients schizophrènes. Elle devient post-cure pour personnes souffrant de troubles dépressifs dans les années 1990 et hôpital de semaine en 2013.
« Une personne sur dix est accueillie pour burn-out. Ce sont surtout des cadres et des associatifs, constate Céline Charton, responsable du service. On a pu voir une grosse augmentation des cas ces derniers temps, et encore davantage depuis octobre de cette année. »
Sur 20 lits disponibles, le taux d’occupation à l’année est de 83 %. Douze infirmiers, un psychiatre, un interne et un psychologue se partagent la semaine. « Les patients arrivent le lundi. Chacun est accompagné par un infirmier. Il y a une réunion clinique le lundi après-midi », explique la responsable. En fonction des objectifs de soins, l’équipe inscrit chaque patient dans les différentes activités proposées : photolangage, activités manuelles, stimulation cognitive, piscine, balades. L’objectif est de « redynamiser la personne et la resocialiser ». Dans le cadre du burn-out, les activités sont concentrées sur le lâcher-prise.
« On se rend compte qu'il y a« Ce qui m’a le plus aidé, ce sont les entretiens avec le psychologue et les échanges que l’on avait entre nous, confie Jean-Paul, 53 ans, hospitalisé deux mois dans la structure il y a 14 ans. On se sent moins seul et on se rend compte qu’il y a pire que nous, ça nous fait beaucoup de bien. Les activités extérieures ont été utiles aussi. Ça nous reconnecte au monde qui nous entoure. » Une expérience positive, donc, qu’il a par la suite conseillée à des amis.
Avec un séjour moyen de 26 jours, le centre affiche un taux de rechute très faible, de l’ordre de 10 %. « En général, on a de bons retours. Après, le point négatif, c’est peut-être ce cocon qui est formé au sein de la structure. Pour certains, à la sortie il y a un choc », concède la responsable du centre. Et d’ajouter : « On les met en garde de ne pas se voir en dehors du centre. S’ils deviennent thérapeutes les uns des autres, ça peut devenir très dangereux. »
Pour éviter ce genre de situations, les patients une fois sortis ne sont pas livrés à eux-mêmes. Le centre met en place un « suivi à la carte » dans les centres médico-psychologique (CMP), auprès des psychiatres de ville ou sur les hôpitaux de jour pour les patients plus chroniques.
Maud Lescoffit
Alain Vergoby, médecin généraliste, et Guillaume Delcey, interne en psychiatrie, à Dole, témoignent de leur faible préparation à la prise en charge de la souffrance au travail.
Maud Lescoffit et Hélène Deplanque
En première ligne du dispositif de prévention et de lutte contre les risques psychosociaux, la profession est contestée par les politiques et mise en difficulté par ses pairs.
Réforme après réforme, le statut et les prérogatives du médecin du travail restent ambiguës. Il est à la fois salarié et indépendant, il doit défendre la santé des employés mais n'a pas de pouvoir contraignant sur l'employeur. Il peut déclarer un employé inapte à un poste, mais doit avoir son aval, or ce dernier a souvent peur de perdre son travail.
1. Une profession dévaloriséeChaque année, environ 35 % des places offertes en cursus de médecine du travail restent non pourvues. En la boudant, les étudiants en médecine mettent en péril la profession : 60 % des actuels médecins du travail partiront à la retraite d'ici 10 ans. Outre le manque de reconnaissance et l'impossibilité de prescrire, ce métier souffre d'une ambiguïté intrinsèque. « La médecine du travail, c'est l'art de se confronter aux uns et aux autres », explique Françoise Siegel, médecin du travail et formatrice aux risques psychosociaux des membres de l'association Alsace santé au travail (AST67). « Les employeurs et les salariés font pression sur nous et peuvent essayer de nous manipuler. C'est normal puisque nous sommes dans le conflit d'intérêt. » Si elle n'a jamais souffert d'un manque d'indépendance, elle pointe du doigt une pénurie organisée par l'Etat en raison de sa politique de quota et de la mise en concurrence des internats de spécialité. Pour Alain Carré, vice-président délégué de l'Association de santé et médecine du travail (ASMT), un réseau de réflexion et d'entraide, « le métier est en extrême souffrance ». Il évoque des cas de suicides de collègues qu'il explique par « les injonctions paradoxales que leur métier engendrait ». A ses yeux, il y a deux réactions possibles : plier, au risque de se briser, ou parler, en travaillant en réseau. « Quatre plaintes ont été déposées devant l'Ordre des médecins contre le Dr Berneron pour avoir fait le lien entre santé et conditions de travail. Malgré cette pression, elle est en bonne santé car elle est soutenue. »
2. Un métier de plus en plus contestéDepuis que les employeurs ont une obligation de résultat en matière de sécurité, les écrits des médecins du travail ont obtenu une valeur judiciaire. Un bouleversement. Ils n'avaient jusqu'alors qu'un rôle de conseiller au sein des entreprises. Revers de la médaille : un certain nombre d'employeurs déposent plainte devant l'Ordre des médecins pour « faute déontologique » à l'encontre de médecins ayant fait le lien entre santé et condition de travail et soupçonnés de prendre trop ouvertement le parti des employés. Une aberration pour Françoise Siegel : « Nous avons le droit de faire le lien entre le stress et le travail ! Nous attaquer devant l'Ordre des médecins est un moyen de pression pour nous discréditer. »
Dans au moins quatre cas récents, l'Ordre des médecins a donné raison aux employeurs, en affirmant qu'un docteur ne doit pas « établir de relation de cause à effet entre les troubles constatés et décrits et l’origine que le patient leur impute ». Une position insupportable pour Alain Carré : « Si l'Ordre dit clairement que nous ne pouvons pas faire le lien entre santé et travail, il aura franchi une ligne rouge. Si c'est le cas, il empiète sur la pratique professionnelle, et c'est impardonnable. » L'ASMT envisage d'ailleurs de poursuivre l'Ordre en justice si celui-ci confirme en appel son avertissement à l'encontre du Dr Dominique Huez, vice-président délégué de l'association. Ce dernier a été puni pour « être allé au-delà de son analyse de praticien » dans un certificat médical : il aurait présenté les dires de son patient « comme des constatations » et aurait « porté sur les conditions de travail de ce salarié une appréciation comportant des qualifications de nature pénale ».
3. Une réforme menaçanteLe 30 octobre 2014, le gouvernement a proposé de réformer la visite médicale jugée inefficace et de « clarifier » la différence entre l'aptitude « restreinte » et l'inaptitude. Cinq syndicats de médecins du travail, dont le Syndicat national des professionnels de santé au travail (SNPST), majoritaire, ont dénoncé un « choc de la médecine du travail ». Il s'en est suivi une pétition et une lettre ouverte aux parlementaires pour contre-carrer ces propositions. La grande peur d'Alain Carré ? Que ces réformes soient appliquées par ordonnances gouvernementales. Pour lui, ces mesures veulent « en finir avec la médecine du travail ». Il y voit une manière de faire taire la profession en l'éloignant des salariés et en la contraignant dans son jugement d'aptitude. Et de réduire le rôle de la médecine du travail à une « sélection de main-d'œuvre ».
Françoise Siegel conteste, elle, le procès d'inefficacité fait à la médecine du travail. En plus du problème démographique de la profession, elle dénonce la multiplication des CDD courts qui rendent impossible la tenue des visites médicales. Elle comprend que l'aménagement de poste induit par les « aptitudes avec réserve » agace les PME, mais pour elle « empêcher la limitation de poste, c'est nous empêcher de faire notre travail ».
Amanda Breuer Rivera
En période de restriction budgétaire, les agents craignent un changement profond de leur manière de travailler. Confrontée à cette question lors de la fusion des trois universités en 2009, l'Université de Strasbourg a été l'une des premières à mettre en place des outils pour lutter contre ces risques appelés « psychosociaux ».
Une tombe sur laquelle est inscrite : « Ici repose l'enseignement supérieur ». Telle est l’image choc utilisée par les étudiants et le personnel de l'Université de Strasbourg, le 11 décembre, pour faire part de leur mécontentement face à une nouvelle baisse du budget.
Pourtant, quand il parle de souffrance au travail, Jean-Luc Brucker, délégué CGT du personnel Biatos (bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniciens, ouvriers de service et de santé) de l'Université, ne cite pas les restrictions budgétaires en premier lieu. Mais les conséquences de la fusion des universités. « Avec l'autonomie, on a créé trop de strates entre les agents et la direction », explique-t-il. Conséquence: les problèmes existants au sein du personnel sont devenus plus difficiles à faire remonter.
En 2009, trois universités strasbourgeoises et un IUFM sont fondus en une même entité administrative. Cette première en France a été un « big bang », selon les mots de Yves Larmet, vice-président de l'Université en charge du patrimoine. Ce choc s'est « relativement bien passé » même si, reconnaît-il, « l'Université a eu des difficultés dans certains secteurs », à l'image de l'informatique.
Alors directeur adjoint de la direction informatique, Jean-Claude Weick a dû gérer la fusion délicate de neuf services en un, chacun conservant son régime indemnitaire. « Allez expliquer à un agent qui fait le même travail qu'un autre pourquoi il est moins bien payé. Ça crée des tensions. » À ces disparités s’est ajouté un problème d'organisation.
Après la fusion, les agents se sont retrouvés du jour au lendemain avec un matériel qu’ils ne connaissaient pas et surtout, éparpillés dans différents bâtiments, obligés de communiquer par mail au sein d'une même équipe », raconte Eric Gorouben, alors chargé de mission numérique à l'Université. « Ils se sont retrouvés désemparés et ont subi les foudres d'usagers habitués à avoir un interlocuteur connaissant leur matériel. » Cinq ans après, les agents vont enfin être regroupés dans le même bâtiment.
« L’augmentation du nombre d’arrêts maladie a bien montré la difficulté de cette période », se souvient Jean-Claude Weick. Parfois, il manquait jusqu'à 10 % des effectifs. Le cadre a vu des personnes s'isoler au sein de ses équipes, meurtries par un environnement de travail détérioré. Pour lui, pas de doute : « L'Université a été pilote, c'est bien, mais elle a essuyé les plâtres. »
« Nous n’étions pas formés à ça. »Une situation de crise mise en avant par Didier Raffin, psychologue et professeur à l'Université de Strasbourg, dans une enquête « Bien-être au travail » lancée fin 2009 à l'Université. « Après la réorganisation, il fallait interroger les gens, leur demander : est-ce que vous savez ce qu'on attend de vous ? », explique-t-il. Une question simple à laquelle une partie du personnel Biatos ne savait plus répondre. Impuissante, la direction de l'Université a décidé de faire appel à des experts. « Nous n’étions pas formés à ça, explique Yves Larmet, vice-président de l'Université, imaginez que je viens de la neuroscience, alors les risques psychosociaux... »
Une cellule d'écoute a été créée début 2010. Les agents en difficulté peuvent prendre rendez-vous, par mail, avec le médecin du travail, Anne Jankowski, pour évoquer ces questions. Une psychologue, Charlotte Beck, est venue renforcer ce dispositif en septembre 2014.
Un premier pas essentiel mais insuffisant pour Didier Raffin. « Une cellule d'écoute, ce n'est pas de la prévention, c'est de la réparation. Ce n'était pas le but de l'enquête. » Pour lui, il faut s'intéresser au cœur même de l'organisation.
« Avant, on faisait une commission et le problème (accident du travail ou autre) était réglé, note Jean-Olivier Dalbavie, secrétaire général du Comité d'hygiène et de sécurité des conditions de travail (CHSCT) et élu CFDT. Pour les rapports interpersonnels, cela ne se passe pas comme ça. Il faut du temps. » Apparu en 2012, cet organe, composé d'élus du personnel, de dirigeants des ressources humaines et d'un médecin de prévention, remplace les anciens comités d'hygiènes et de sécurité (CHS). Différence notable, le CHSCT peut agir sur l'organisation du travail. De ce fait, il a dû s'emparer des risques psychosociaux . « Notre but, c'est de faire de la prévention. On est là pour traiter quand la situation est dégradée mais surtout pour faire en sorte que les choses n'empirent pas », rappelle Jean-Olivier Dalbavie.
Une tâche difficile, reconnaît la psychologue du travail Charlotte Beck. « On est souvent dans l'urgence et on a tendance à faire davantage de la réparation », admet-elle. Elle salue cependant la prise en compte de ces risques, rare dans le privé comme le public, par l'Université.
Selon elle, un travail d'accompagnement reste à faire. À chaque déménagement ou changement d'organisation, il faudrait s'assurer que le personnel retrouve ses marques dans son nouveau lieu de travail.
Pierre Lemerle et Milena Peillon
Ces dernières années, le nombre de consultants en risques psychosociaux a augmenté. Le marché est juteux mais l'efficacité des solutions proposées n'est pas toujours prouvée.
Combien sont-ils ? Difficile de le savoir. Des centaines, au bas mot. Les premiers cabinets de consultants en risques psychosociaux ont vu le jour il y a une trentaine d’années avec à leur tête des psychiatres comme Patrick Légeron, fondateur du cabinet Stimulus, des économistes comme Jean-Claude Delgènes, fondateur de Technologia, ou encore des experts financiers comme Pierre Serracci et Guy Maréchal, fondateurs de Secafi, pionnier du genre et mastodonte de ce secteur en expansion.
Sylvie Brunet, membre du Conseil économique, social et environnemental, confie : « Certains voient bien qu’il y a un effet de mode et ajoutent les risques psychosociaux à leur catalogue. Ces gens-là vont où le vent tourne, sans forcément avoir toutes les compétences. » Auteure d’un rapport sur les questions de santé au travail publié en 2013, pour lequel elle a auditionné plusieurs consultants, des free-lance comme des membres de cabinet, elle considère que « dans ce domaine, il y a beaucoup de psychologues du travail, des gens qui ont fait des ressources humaines, des sociologues, des experts en organisation, des gens aussi, qui par la force des choses arrivent à ces sujets-là… » Victor Waknine, fondateur de Mozart Consulting, juge qu’il y a « beaucoup de n’importe quoi dans la galaxie des consultants ». Un membre d’une des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi confie ses doutes : « On n’aime pas trop avoir à faire avec eux. Certains sont très bons, et d’autres de véritables catastrophes. »
« Cela relève plus d’un rapport de force politique que de l’expertise »Dans cette « galaxie » de consultants aux méthodes diverses et variées, l’agrément Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, délivré par la Direction générale du travail, apparaît comme un repère. Parmi les 80 intervenants agréés, des petites structures et des « grands » du consulting comme Technologia, Secafi ou Stimulus. La présence de syndicats d’employés et patronaux dans le Conseil d’orientation sur les conditions de travail (Coct), chargé de délivrer un « avis » sur l’agrément en interroge certains. Victor Waknine estime que tout cela « relève plus d’un rapport de force politique que de l’expertise ». Pour Sylvie Brunet, « il y a bien sûr des pressions, mais pas plus qu’ailleurs. Dès qu’il y a de l’argent en jeu, il y a toujours des pressions. »
Avec le développement des risques psychosociaux comme enjeu, un véritable marché du « bien-être au travail » s’est développé. Là encore, les chiffres sont flous. Les grands cabinets ne connaissent pas la crise. Avec une dizaine de collaborateurs à ses débuts, Secafi est devenu le leader du marché et compte aujourd’hui plus de 600 collaborateurs. Aux côtés de Technologia, Psya et Stimulus, Secafi fait la course en tête. Ces cabinets de la place parisienne ont réalisé à eux quatre plus de 150 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2012. Un chiffre en hausse ces dernières années. La quinzaine de cabinets membres de la toute jeune Fédération des intervenants en risques psychosociaux, créée en 2011, représente 80 % du secteur en terme de chiffre d’affaires.
« Ils ne veulent pas être pris pour des pompiers de service »Dans les années 1990, parmi les premiers clients, les grands groupes du secteur de l’industrie, de la banque ou encore du commerce. Aujourd’hui, de plus petites entreprises ont cédé à la tentation. Pour Sylvie Brunet, également trésorière de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines, ces derniers « sont de plus en plus demandeurs. Ils ont pris conscience de l’enjeu et se font ambassadeurs de ces questions, justement parce qu’ils ne veulent pas être vus comme les pompiers de service. Alors, ils se tournent vers ceux dont c’est a priori le métier. »
Mais que font-ils au juste, ces consultants ? Ils interviennent aujourd’hui plus souvent pour tenter de réparer que pour prévenir. Sylvie Brunet explique : « On ne prend pas assez en compte ces sujets de santé au travail en amont. Résultat : il y a de la casse et on fait intervenir des consultants après. Regardez France Télécom : il a fallu attendre qu’il y ait des suicides. » Même si les consultants placent la prévention au coeur de leur activité, ils proposent aussi leurs services pour des diagnostics de la santé des salariés, de l’accompagnement lors de restructurations ou des stages. La palette des formations proposées donne le vertige, comme les prix, qui s’envolent parfois.
Dans le panel proposé aux salariés, il y a de tout. Un cadre dans une grande banque française raconte sa formation. Il y a deux ans, son entreprise lui propose de participer à un stage sur la gestion du stress au quotidien. Assuré par une psychologue du travail? Non. Une ancienne responsable export dans un grand groupe, reconvertie comme consultante indépendante.
« On nous apprend à faire des "To do list" le matin au réveil, et puis un flashback le soir avant de dormir. » Lorsqu’il évoque le fameux coup de barre du début d’après-midi, la consultante lui présente la technique de la micro-sieste : « On m’a appris l’exercice du stylo. Je m’assois dans un fauteuil, je desserre mon noeud de cravate, et je tends les bras vers le sol. Dans une main, je tiens un stylo. Je ferme les yeux, cela dure à peine une minute et, lorsque le stylo tombe par terre, ça y est, je suis détendu et reposé, prêt à repartir, m’a dit l’intervenante. » Très « heureux » de son expérience, ce cadre affirme que le stage lui a permis « de mieux supporter une charge de travail toujours plus lourde. »
Didier Raffin, consultant et professeur en psychologie du travail à l’Université de Strasbourg, critique fermement ces stages. « Organiser des massages ou des séances d’autohypnose, ça n’a pas de sens. C’est le travail qu’il faut changer et non les gens. Il faut donc modifier l’organisation du travail. » A propos de l’intervention du cabinet Stimulus en 2008 chez Peugeot Mulhouse, Vincent Duse, délégué CGT, parle de « poudre aux yeux. On nous a dit qu’il y a du bon stress et du mauvais stress, tout simplement pour cacher des conditions de travail qui se sont dégradées. »
Salariés comme consultants regrettent « le trop faible recours » à la prévention primaire, en amont de tout problème. Encore faut-il être missionné pour cela. « Certaines entreprises nous approchent pour de bonnes raisons, d’autres pour de mauvaises, comme ces dirigeants qui veulent instrumentaliser nos actions ou faire croire qu’ils s’intéressent au problème. Cela ne nous empêche pas d’essayer de faire notre travail. », note David Mahé, directeur du cabinet Stimulus. Un point de vue que confirme le consultant Didier Raffin, en rappelant la difficulté d’entrer dans une entreprise pour imposer un changement radical dans la façon de travailler.
L’intervention des consultants peine aussi parfois à inclure les salariés. Véronique Moueza, directrice des ressources humaines de l’Alsacienne de restauration, a vécu l’enquête lancée par son entreprise comme un échec. « C’était un réel investissement pour l’entreprise et ça n’a donné aucun résultat probant. Une grande partie des salariés n’a pas répondu. » Sans une demande interne à l’entreprise et un engagement des employeurs comme des salariés, le travail du consultant, même qualifié, peut se révéler inutile.
Baptiste Mathon et Pierre Lemerle
Le burn-out n'est pas un mal-être mais une pathologie, les antidépresseurs ne créent pas de dépendance et les médecins du travail ne peuvent pas écrire d'ordonnance. De A comme anxiolytique à W comme workaholism, petit guide des bons mots.
Alix van Pée