Christine, 52 ans, vendeuse de poissons dans une grande surface à Dole, s'est épuisée au travail.
Stress au travail, dépression professionnelle, burn-out. Des mots sur toutes les bouches, en une des médias. Pourtant, dans la majorité des cas, les personnes qui en sont victimes se taisent. Leurs supérieurs, collègues, amis et parfois même leur conjoint ignorent leur détresse. Pourquoi les victimes de souffrance au travail ne se livrent elles-pas ?
1. La dépression reste méconnue
De Paris à Strasbourg, les termes « dépression » et « burn-out » inspirent des définitions aléatoires. Les explications sont vagues, souvent fausses. Nombreux sont ceux qui imaginent que la dépression au travail touche les personnes les « plus faibles ». Dans un entretien dans l’Express du 8 décembre, Bernard Morat, médecin du travail en Touraine, rappelait que « les victimes ne sont pas des feignants ». Accueillant « des patients de tous âges et de toute situation », il a lancé une pétition pour la reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle. Seul point commun entre les victimes de burn-out : toutes sont très impliquées dans leur travail.
Autre idée fausse et très répandue : la dépression professionnelle serait « un mal-être passager ». Non, répond le psychiatre Marc Willard, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. « La tristesse est une émotion, elle se soigne avec des mouchoirs en papier ; la dépression est une maladie qui se soigne chez un médecin », rappelle-t-il. Inutile de demander à une personne dépressive de « se bouger, faire du sport ou de pratiquer le yoga» pour en sortir. Ces injonctions fréquentes reviennent, selon le psychiatre, à « demander à un asthmatique de respirer normalement ». Sous-estimer la gravité du problème, c’est augmenter le sentiment de culpabilité de la personne en burn-out.
2. Les acteurs ne sont pas préparés
Peu abordées en faculté de médecine et de psychologie, les maladies psychiques liées au travail le sont encore moins en école de commerce. « En cours de ressources humaines, on a très rapidement parlé du stress en entreprise, confie un étudiant dans une grande école de commerce parisienne. Mais on a surtout parlé du stress positif, le bon stress. » Le stress néfaste, lui, est présenté aux futurs cadres comme un danger pour l’entreprise. « Plus généralement, les risques psychosociaux sont abordés comme des problèmes qu’il faudra gérer dans les équipes, jamais pour soi. »
Camille, elle aussi étudiante en école de commerce, a pourtant vécu une dépression professionnelle lors d’un stage à l’ambassade de France à Prague, en 2011. Chargée du développement des entreprises françaises en République Tchèque, elle multiplie les heures supplémentaires, mais doute de l’utilité de son travail. Autour d’elle, ses collègues sont soumis à la même pression et démissionnent peu à peu. Pleurs, insomnies : ces symptômes sont typiques de la pathologie, mais elle met des semaines à réagir. Comme beaucoup d’autres, elle culpabilise et pense manquer de motivation, à tort.
« Quand j’ai parlé de mon traitement autour de moi, une collègue m’a reproché de me droguer. »
« La dépression professionnelle se soigne de deux façons différentes », explique Marc Willard : en suivant une thérapie ou en prenant des antidépresseurs. Une prise en charge que tendent à dissimuler les patients. « Quand j’ai parlé de mon traitement autour de moi, mon entourage me faisait la morale, et une collègue m’a reproché de me droguer », déplore Aurélie.
Cette professeure des écoles stagiaire d'une classe de CE2 à Montrouge, en banlieue parisienne, subit une grave dépression pendant un an en 2013. Elle multiplie les insomnies et dit « avoir mal », sans savoir d’où vient la douleur. Aujourd’hui, elle estime que son lourd traitement aux antidépresseurs l’a « sauvée » d’un suicide qu’elle avait planifié pendant sa dépression.
Critiquées pour leurs effets secondaires, ces molécules ne font pas l’unanimité. En France, à l’instar de Camille, la moitié des malades souffrant d’un épisode dépressif avéré ne se soignent pas. Certains médecins s’alarment de cette stigmatisation des antidépresseurs, y compris dans les cas de dépressions majeures.
3. L’entreprise, temple de la solitude
Le travail est aujourd’hui au cœur de notre société en crise. Si bien que certaines entreprises promettent à leurs employés de « s’y réaliser, s’y épanouir personnellement », indique Vincent de Gaulejac, sociologue et auteur de La recherche malade du management. Née dans les années 1990, cette culture de l’entreprise accompagne selon lui une révolution managériale dangereuse. « La souffrance au travail s’est développée en même temps que le management par objectif, la culture du résultat. » Anxieux, les employés s’isolent. Dans cette nouvelle ère individualiste, à qui peuvent-ils se confier lorsque la pression les rend malades ? Pas à leur supérieur hiérarchique apparemment. Par expérience, le vice-président du syndicat des cadres CFE-CGC, Jean-Baptiste Plarier, constate avec tristesse que « l’employeur accable souvent l’employé et son mode de travail ». Celui de Camille a préféré le silence : « Mon boss se rendait compte que ça n’allait pas. Il ne m’en a jamais parlé. Une fois, il m’a juste proposé une semaine de congé », déplore-t-elle.
Le syndicaliste estime que le fait de se confier à ses collègues n’est pas moins dangereux. Le risque : être mis en quarantaine et devenir la victime des autres employés. Aurélie raconte : « Quand j’ai dit à ma tutrice que j’étais en dépression, je lui ai demandé de ne pas en parler aux autres. Mais elle a prévenu mes collègues, je les ai entendu dire que ça n’était pas normal que je sois dans cet état si jeune, ils se demandaient ce que ça donnerait dans 10 ou 15 ans… » En désignant un bouc émissaire, ces derniers s’assureraient « de garder leur place au sein de l’entreprise », selon Jean-Baptiste Plarier.
Individualisme exacerbé, lâcheté de certains employés, management malade… la souffrance au travail est étroitement liée à l’environnement et à l’entourage de la victime. Pour Jean-Baptiste Plarier, ces composantes externes doivent être abordées : « Le débat avancera quand il y aura une incrimination de l’entourage », de type non-assistance à personne en danger. Une solution qui, bien qu’elle semble difficile à appliquer, relativise la responsabilité de ceux qui souffrent.
Alix van Pée
De 1989 à 2014, le phénomène de la souffrance au travail est progressivement devenu sujet politique, judiciaire et de société.
Amanda Breuer Rivera
A l'Assemblée nationale, une poignée de parlementaires se bat pour que l'épuisement au travail soit reconnu comme maladie professionnelle.
La question de la reconnaissance des maladies psychiques comme pathologies professionnelles fait débat dans l’Hexagone. Le 6 décembre, une trentaine de députés de la majorité ont signé une tribune publiée par le Journal du dimanche pour demander la reconnaissance du burn-out : « Nous proposons que le tableau des maladies professionnelles intègre deux éléments supplémentaires, la dépression suite à un épuisement profond et le stress post-traumatique au travail. » Actuellement, les salariés souffrant d'épuisement au travail peuvent recourir au Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles pour espérer faire reconnaître leur maladie. « C'est long, stressant, il faut à nouveau tout raconter, se justifier... ce n'est pas facile », constate Fabienne Tondini, médecin du travail au sein de l'association de conseil en santé au travail de Neudorf, à Strasbourg.
« Comme les radars sur la route, ce tableau serait un outil dissuasif »
Ce mouvement fait suite à la pétition lancée par des médecins du travail le 17 novembre. Une centaine de professionnels se sont mobilisés pour adresser une lettre ouverte à la ministre de la Santé, Marisol Touraine et aux parlementaires afin de demander la création d'un tableau de maladie professionnelle pour le burn-out. Jean-Michel Wendling, médecin du travail strasbourgeois, fait partie des signataires : « Adhérer à cette pétition, c'est un levier pour en parler, pour une prise en compte, explique-t-il. Comme les radars sur la route, ce tableau serait un outil dissuasif. Les employeurs craindraient ainsi la sanction financière. Cela permettrait une prise de conscience. »
Si le burn-out est reconnu, les frais seront supportés par la branche accident du travail et maladie professionnelle de la Sécurité sociale, financée à 97% par les cotisations patronales. Depuis près d'un an, le cabinet d’évaluation et de prévention des risques professionnels, Technologia, fait également circuler une pétition pour la reconnaissance de l'épuisement professionnel. Près de 9000 médecins, malades ou encore chefs d'entreprise se sont engagés pour cette cause.
Sans attendre la création d’un tableau, la justice a déjà reconnu le lien entre burn-out et conditions de travail. En janvier 2008, la Cour d'appel de Versailles était la première à reprendre cette notion dans le cadre d’une décision de justice, évoquant le lien entre l'état d'épuisement d'une salariée et le harcèlement moral qu'elle subissait. Le 26 septembre 2012, la Cour de cassation a condamné pour la première fois un employeur à payer des dommages-intérêts à son salarié victime d’un burn-out, estimant qu'il « n'apparaît pas discuté que l'affection qui est à l'origine de l'arrêt de travail de Pierre X... survenu le 23 août 2007, soit un syndrome dépressif, est bien celle qui est à l'origine de l'inaptitude constatée par le médecin du travail en décembre 2008. » Le licenciement pour inaptitude de ce salarié, trouve, selon la Cour, « son origine dans les manquements fautifs de cette société à ses obligations de sécurité ».
Cependant, reconnaître une maladie psychique comme résultant du travail est loin d’être simple. « Le taux d'incapacité permanente partielle des maladies psychiques est difficile à évaluer, on est sur du subjectif. Ce n'est pas comme constater qu'un patient n'arrive plus à bouger son bras », décrit le docteur Wendling. Mais pour Fabienne Tondini, de toutes les maladies psychiques, le burn-out est « peut-être celle qu’on peut le plus facilement mettre en lien avec le travail ». Reste à trouver une définition sur laquelle chacun puisse s’accorder.
Anne-Claire Gross et Valerie Schaub
InfographieRares sont les cas de maladies psychiques reconnues comme pathologies professionnelles en France. De l’autre côté du Rhin, la situation semble plus bloquée encore.
Bernd* ne peut plus sortir de chez lui seul, il ne peut plus écouter la radio ni regarder la télévision au risque de tomber sur un fait divers ou un film violent. Le bruit, les odeurs, la foule, tout lui rappelle encore l’accident survenu trois ans auparavant. Une nuit de mars 2011, Bernd, concierge d’un lycée du Bade-Wurtemberg, aperçoit trois jeunes monter en haut d’une grue jouxtant le lycée. Il sort de chez lui et leur demande de descendre de peur qu’ils ne tombent. Eméchés, ils le rouent de coups sous les yeux de sa femme. « J’étais couvert de bleus, il y avait du sang partout », se souvient-il. Si Bernd n'avait été aussi sportif, il n'aurait pas survécu. Le lendemain matin, il a encore repris le chemin du travail avant de tomber d'épuisement. Pendant quatre mois, il reste en arrêt maladie.
« J’étais couvert de bleus, il y avait du sang partout »
Après son arrêt, Bernd reprend le travail durant huit mois. C'est à ce moment que les signes d’un stress post-traumatique apparaissent : « Je ne faisais plus que travailler et dormir, j’étais à bout physiquement et moralement. » Alors que son agression avait été reconnue comme accident du travail et prise en charge par l’assurance accident, il a dû entamer de nombreuses démarches pour que son état de stress post-traumatique soit déclaré comme conséquence de cet accident.
Si, en France, il est possible d’entreprendre une démarche spécifique auprès du Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles pour tenter de faire reconnaître une maladie psychique, relier ces pathologies au travail semble inconcevable outre-Rhin. En Allemagne, les pathologies professionnelles sont définies dans une liste limitative, que seul le gouvernement peut décider de modifier. « Cela peut prendre cinq à sept ans », note Petra Müller-Knöß, membre d’IG Metall, principal syndicat allemand. Les maladies psychiques « ne sont pas encore parvenues à entrer dans le droit du travail », selon Elke Biesel, membre de la Deutsche Gesetzliche Unfallversicherung, l'assurance accident allemande.
Experts et groupes de soutien aux personnes souffrant de maladies psychiques considèrent que le maintien de l'emploi est un élément essentiel à l'équilibre personnel et non un vecteur de pathologies. Le travail apporte une valorisation, il constitue un lieu d’échange. Cela n’a pourtant pas aidé Bernd. Ses collègues ne comprenaient pas sa situation, ne le jugeaient pas malade. On l'a traité de fainéant, de fou, voire de psychopathe. Accablé, il en est arrivé à vouloir se jeter sous un train. Après un séjour en psychiatrie, il entame une thérapie où on lui conseille... de ne pas raconter son histoire. Pour s'en sortir et parler de sa maladie, Felicitas* a ouvert son groupe de parole en novembre. Evoquer des maladies psychiques reste tabou. Felicitas, employée d'un grand groupe scientifique du Bade-Wurtemberg, souffre d'un stress post-traumatique lié à son enfance. Mais elle se contente parfois de parler de burn-out pour éviter d'être confrontée à l'incompréhension. Lorsqu'ils parviennent à concevoir ses problèmes, ses collègues ignorent comment réagir. En cas de crise d'angoisse, la trentenaire doit leur donner des instructions sur la conduite à tenir. Au quotidien, elle doit concilier sa maladie et son travail : « Tout le monde attend de moi que je sois aussi efficace que les autres. Mais je ne peux pas toujours y parvenir », regrette-t-elle.
Pour créer un lien entre sa maladie et le travail, elle a ouvert fin novembre son propre groupe de parole au sein de son entreprise. Ce lieu d'accueil permet à ses collègues d'évoquer leur pathologie et leur impact sur l'activité professionnelle. « Mon rêve serait que d’autres groupes se créent, espère-t-elle. Si je peux contribuer à faire parler de ce problème, je ne peux qu’en être ravie. » Bernd souhaite lui aussi pouvoir tirer le meilleur de son accident. Si ses collègues ne l’ont pas pris au sérieux, il a pu compter sur des élèves avec qui il garde encore contact. Il a trouvé sa propre thérapie, la guitare. « Les vibrations de l’instrument m’apportent quelque chose que j’avais perdu », affirme-t-il dans un sourire. A présent, il souhaite aller de l’avant. « Je veux tout faire pour améliorer la situation des victimes de stress post-traumatique, pour que cela ne soit pas arrivé inutilement », insiste-t-il. Il s’est ainsi déjà engagé dans la création d’un groupe de parole. Lorsqu’il le pourra, il espère retrouver un travail, toujours au service des jeunes, peut-être même avec des mineurs délinquants.
Anne-Claire Gross et Valerie Schaub
* Les prénoms ont été modifiés.
Ils se suicident deux à trois fois plus que les cadres, selon l’Observatoire national du suicide. Et pourtant, les agriculteurs n’apparaissent nulle part dans les grandes enquêtes nationales sur les risques psychosociaux au travail. Pire : le questionnaire de Karasek, au coeur des statistiques nationales sur le sujet, les place parmi les populations « détendues ».
Walter Huber est éleveur à Plaine, dans une vallée vosgienne. 60 hectares de terre, 18 vaches, 50 cochons à engraisser. Il transforme sa production sur place et la vend dans sa ferme-auberge. Confronté aux affirmations du test de Karasek, il est souvent surpris.
« Le questionnaire de Karasek est intéressant, mais il y a des lacunes car il est prévu pour les salariés, explique François-Régis Lenoir, psychologue du travail et agriculteur. Robert Karasek est un urbain, il analyse les populations qu’il connaît. Il y a des spécificités du monde agricole qui sont ignorées. Il doit être complété par d’autres indicateurs. »
Autre point soulevé par François-Régis Lenoir, la difficulté de faire une étude globale sur une profession hétérogène : « Pour les agriculteurs, il faudrait diviser par filière, par niveau d’endettement, par niveau d’isolement. Sinon, que ce soit le questionnaire de Karasek ou un autre indicateur, dans tous les cas, ce sera à la louche. Mais la prise de conscience des risques socioprofessionnels est toute récente, il faut laisser un peu de temps. »
La prochaine étude globale, réalisée en 2015 par la Direction des animations de la recherche et des études statistiques, n’utilisera plus le questionnaire de Karasek, mais d’autres outils.
Pour discuter du stress au travail, pas de psychologues mais des… acteurs. La Mutualité sociale agricole organisait le 12 décembre à Ohlungen, petite ville au nord de Strasbourg, une soirée de théâtre-forum.
Pourquoi avoir choisi le théâtre-forum pour traiter du stress chez les agriculteurs ? C’est quasiment notre seul moyen d’action. Chez les agriculteurs, le stress ne vient pas de leur travail. Il est induit par des contraintes extérieures : ce sont les banques, le marché du lait qui est instable, l’administration qui demande plus de papiers... On ne peut pas régler tous ces problèmes. Mais on peut leur montrer qu’il y a des moyens de les vivre autrement.
Les agriculteurs se rendent-ils compte qu’ils sont stressés ? Non ! Pas avec ce mot-là, en tout cas. Le « stress », c’est pour les gens qui travaillent en bureau, les « cols blancs », les « technocrates » qui viennent les contrôler. Eux, ils sont juste « un peu fatigués ».
Ce soir, dans les témoignages, avez-vous entendu des choses que vous n’entendez pas habituellement sur le terrain ? Les agriculteurs sont très pudiques par nature, ce sont des taiseux, pour eux l’action a plus de force que les mots, les débats. Mais ce genre d’initiative les met à l’aise, ils sont entre eux et l’humour permet de débloquer des choses. L’essentiel, même pour ceux qui ne sont pas intervenus, c’est qu’ils voient qu’ils ne sont pas les seuls à vivre ces situations difficiles, pas les seuls à chercher des solutions pour arriver à mieux les traverser.
Pierre Chambaud