Le travail, c'est pas toujours la santé
Certaines professions usent le corps jusqu’à la moelle. Sollicités à outrance, et à force de gestes répétitifs, muscles, nerfs et tendons s'abîment. Quand les arrêts maladie ne suffisent plus à pallier la douleur, il faut recourir aux opérations médicales. Parfois, les dégâts sont irréparables.
Anthony Lercher, l’homme et l’animal
Des centaines de fers à cheval, triés par taille de sabot et soigneusement entreposés sur des étagères. L’atelier d’Anthony Lercher regorge de souvenirs d’une carrière achevée trop tôt. À 29 ans, l’ancien maréchal-ferrant se remet lentement d’une opération du dos, chez lui, à Oberhoffen-sur-Moder (Bas-Rhin). “J’ai l’impression d’avoir vieilli avant l’âge”, souffle-t-il.
C’est en novembre dernier qu’il annonce sur Facebook devoir rendre son tablier : “Déjà plus de trois ans que je traîne cette hernie et que je repousse ce moment. Mais mon dos a décidé qu'il était temps d'arrêter.” Un crève-cœur pour cet amoureux de chevaux, qui a commencé très jeune. Trop peut-être. À 16 ans, il était encore en pleine croissance.
Anthony Lercher se souvient de ses débuts dans le milieu, lorsqu’on lui confiait les chevaux de trait, les plus lourds et les plus difficiles à ferrer. “Je faisais le sale boulot, mais je n’avais pas vraiment le choix. Quelques années plus tard, j'ai ferré des chevaux de compétition qui sortaient en finale de jumping.” Mais à 25 ans à peine, il est déjà mal en point. Le dos courbé à longueur de journée, le jeune maréchal-ferrant ploie sous le poids de chevaux pesant entre 600 et 800 kg. “Parfois, l’animal se débat, essaie de retirer sa jambe, mais il faut résister, retenir le sabot.” Alors c’est le poignet qui se déchire lentement.
“J’ai l’impression d’avoir vieilli avant l’âge”
Pas question de ralentir le rythme pour autant. Malgré la douleur, Anthony Lercher ne compte pas ses heures, dépanne même en soirée et le week-end. “Je partais à 7 heures le matin et je rentrais à 20 heures le soir. Je pouvais ferrer huit à dix chevaux par jour.” Alors, pour tenir bon, le jeune homme se fait prescrire des antidouleurs. “J'enchaînais les séances de kiné et d’osthéo. J’ai même essayé les infiltrations. Ça m’a aidé à tenir pendant un temps.”
Mais après une dizaine d’années d’exercice, son corps ne suit plus. Le point de non-retour survient à l’été 2019. Les fourmillements dans les jambes s’aggravent, se lever du canapé est une épreuve, ramasser un objet devient impossible. Son médecin l'exhorte de mettre fin à sa carrière. “J'ai fini par l'écouter.”
“Elle est jeune, elle a un bac. Je la pousse à faire autre chose de sa vie.” Photo Julia Toussaint / Cuej
Cathy Vautrinot, la santé balayée
“J’ai commencé à faire du ménage à 18 ans, dans les cités universitaires du Crous.” Cathy Vautrinot en a aujourd’hui 48. Elle a longtemps fait partie de ces travailleuses de l’ombre qui s’épuisent à la tâche.
Passer le balai et essorer la serpillière lui valent une opération du canal carpien aux deux poignets. “J’avais tout juste 30 ans… Je pensais que ça arriverait plus tard”, dit-elle en parcourant la paume de sa main pour montrer ses cicatrices. “Le plus dur, c’est les sanitaires, car il faut se baisser pour nettoyer les moindres recoins. Sans parler des produits d’entretien qui vous prennent à la gorge. Ça pique, ça gratte, on est obligées de porter un masque.” Monter et descendre les marches des escaliers, des seaux d’eau dans les bras, lui provoquent à plusieurs reprises une tendinite au genou.
“À 45 ans, j’ai été obligée d’arrêter. Mon corps ne suivait plus”
À la liste des membres endommagés s’ajoutent aussi ses épaules. “En plus des ménages, j’ai été lingère pendant 14 ans. Il fallait laver, repasser et plier 500 draps toutes les deux semaines”, raconte-t-elle en mimant les gestes. Petit à petit, son corps se disloque. Cathy Vautrinot enchaîne les arrêts maladie. “À 45 ans, j’ai été obligée d’arrêter. Mon corps ne suivait plus.”
Depuis trois ans, elle chapeaute une équipe d’agents d’entretien au Crous de Strasbourg. Un travail plus confortable, reconnaît-elle. Sauf les jours où elle donne un coup de main : “Le lendemain, les douleurs au dos et aux épaules se réveillent systématiquement.” Aujourd’hui, Cathy Vautrinot apprend le métier à Laurie, jeune femme de ménage de 23 ans. Bienveillante, elle la met en garde : “Je la pousse à faire autre chose de sa vie. Les techniques de travail ont évolué, mais dans dix ou quinze ans, elle sera usée. C’est certain.”
“Je me suis toujours donné à fond, par peur d’être écarté de la hiérarchie.” Photo Julia Toussaint / CuejBernard Strittmatter, l’adieu à la forêt
Chemise à carreaux sur le dos, charentaises aux pieds, Bernard Strittmatter, 63 ans, peine à se lever du fauteuil. Il attrape une bûche pour alimenter le feu qui crépite dans le salon. “Je coupe moi-même mon bois pour le poêle”, précise-t-il fièrement. Depuis deux ans, cet ancien bûcheron installé en périphérie de Colmar (Haut-Rhin) touche une retraite anticipée. À son actif, 20 ans de carrière à l’Office national des forêts. Et une quinzaine d’opérations médicales. Hernie discale, hernie inguinale, méniscose, tendinites à répétition… “Je suis ferré de partout !” se désole-t-il en feuilletant ses dossiers médicaux. Radios à l’appui, le sexagénaire montre les vis qui s’alignent le long de sa colonne vertébrale, dans ses chevilles et ses mains. “Mes os sont foutus. Je suis tellement usé, il n’y a plus rien à faire. Je ne peux pas rester longtemps assis, je ne peux pas rester longtemps couché, je ne peux pas rester longtemps debout.” En 2014, les médecins lui diagnostiquent la maladie de Lyme, une infection bactérienne transmise par une tique infectée, très courante dans le monde forestier. “Ça m’a terriblement affaibli”, poursuit-il.
“Bûcheron, c’est un métier noble”
Dans quelques mois, Bernard Strittmatter passera à nouveau sous le bistouri pour se faire poser deux prothèses, une à chaque genou. Difficile à admettre pour cet ancien athlète des bois, qui a fini par s’user à la tâche. Il sort un merlin Outil de bûcheron, à mi-chemin entre la hache et la masse. du placard et fait mine de fendre une bûche en quartiers : “Vous voyez, l’impact sur le bois est violent. C’est l’épaule qui trinque. Je faisais ça tous les jours.” Et puis il y a aussi la tronçonneuse, qui exige d’être accroupi pour tailler la cime de l’arbre, les éclats d’écorce qui égratignent le visage et les épines qui peuvent s’enfoncer dans la peau sur plusieurs centimètres.
Mais le principal risque en forêt reste les chutes des branches. “Même le meilleur bûcheron ne peut pas savoir quand une branche sèche va se décrocher.” Malgré le matériel de protection et les formations annuelles obligatoires, le bûcheronnage reste l’une des activités les plus accidentogènes. Un travailleur du secteur meurt tous les six mois en forêt alsacienne, selon la Mutualité sociale agricole d’Alsace. Et un sur vingt ne termine pas sa carrière en raison d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle. “Bûcheron, c’est un métier noble”, souligne Bernard Strittmatter. Les bons moments avec les collègues, la solidarité, la camaraderie, tout cela lui manque. Depuis qu’il est à la retraite, il ne passe pas une semaine sans se balader en forêt.
Près de 50 000 cas de maladies professionnelles en 2018
Les maladies professionnelles sont désormais presque également réparties entre hommes (51 %) et femmes (49 %). Le dernier rapport de l’Assurance maladie recense 49 538 cas de maladies professionnelles en France en 2018. Un chiffre en hausse de 2,1 % par rapport à l’année précédente. 88 % sont dûs à des troubles musculo-squelettiques (TMS).
Les TMS résultent d’un déséquilibre entre les capacités physiques du corps et les sollicitations et contraintes auxquelles il est exposé. Ces troubles regroupent de nombreuses pathologies : tendinite, lombalgie, syndrome du canal carpien, douleurs au niveau du cou... 46 % des TMS entraînent des incapacités permanentes de travail.
Laurie Correia et Julia Toussaint