Vous êtes ici

Le Rassemblement national est arrivé en tête lors des élections européennes de mai 2019, en France comme en Alsace. Un résultat qui s’explique par un ancrage fort dans cette région, dû à des facteurs historiques, sociaux, économiques et territoriaux.

 

Le 26 mai 2019, lors des élections européennes, le Rassemblement national (RN) est sorti vainqueur avec « Prenez le pouvoir, une liste soutenue par Marine Le Pen » et menée par Jordan Bardella. Il obtient ainsi 23,3 % des suffrages exprimés, un score légèrement inférieur à celui de 2014. En Alsace, le score du parti d’extrême-droite, anciennement Front national (FN), y dépasse systématiquement la moyenne nationale.

 

Depuis 25 ans, l’Alsace est donc légèrement au-dessus de la moyenne nationale lors des élections européennes. Cet écart est bien plus marqué lors des élections présidentielles, même s’il se réduit depuis 2012 en parallèle de l’explosion générale du vote RN et de l’arrivée de Marine Le Pen.

La présence de plusieurs institutions européennes dans la ville de Strasbourg, et la proximité de l’Alsace avec son voisin allemand, n’empêchent pas d’en faire une place forte du parti profondément eurosceptique. Un rapide retour en arrière permet d’établir une correspondance entre le vote d’extrême-droite et le rejet d’une Europe forte. À titre d’exemple, lors du référendum de 2005 sur l’adoption d’une Constitution européenne, certains cantons alsaciens ont enregistré un taux de « Oui » particulièrement faible. C’est le cas de Saales (42,5%) et de Schirmeck (43,4%), deux communes où le RN arrivait largement en tête lors des européennes de 2019, avec respectivement 33,3% et 33,4%. 

 

En 1999, un vote dispersé sur le territoire

« Lors des premières élections européennes en présence du Front national, en 1984, le vote était majoritairement urbain, avance Bernard Schwengler. Progressivement, il est devenu rural. » Quinze ans plus tard, lors des élections de 1999, les communes où le parti comptabilise de bons scores sont réparties plus uniformément sur l’ensemble du territoire. Même si certaines zones concentrent, en pourcentage, plus de votes en faveur de l’extrême droite.

Pour Richard Kleinschmager, politologue et président de l’Université populaire de Strasbourg, les vallées industrielles du Sud comme Masevaux et Getwiller, les alentours de Mulhouse, ou encore l’Alsace Bossue, sont, depuis longtemps, des fiefs du RN. Ce sont aussi des territoires ruraux, l’industrie alsacienne ayant la particularité d’être historiquement implantée dans les campagnes. « La figure de l’ouvrier-paysan, à cheval sur les deux mondes, est une singularité de la région », analyse-t-il. L’exode rural a donc été moins important sur ce territoire qu’ailleurs en France, et aujourd’hui encore, les catégories populaires y sont plus nombreuses que dans les agglomérations.

Cela explique que dans les années 1990, quand le FN commence à séduire les ouvriers, le vote d’extrême droite gagne du terrain loin des villes alsaciennes. Aux élections européennes de 1999, Kirreberg, la commune affichant le score le plus élevé pour le FN (27%), se situe en Alsace Bossue. Si les écarts entre les communes affichant le plus fort ou le plus faible pourcentage de vote FN sont significatifs, il convient de rappeler qu’en raison d’un nombre plus important d’électeurs, les grandes agglomérations totalisent, en valeur réelle, plus de votes FN. Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen enregistre de bons scores dans les grandes agglomérations comme Strasbourg, Colmar ou Haguenau, avec respectivement 7%, 8,7%, et 10,1%. Les suffrages montrent bien que le déplacement du vote d’extrême droite vers la campagne a commencé à se concrétiser. Mais il demeure encore morcelé sur le territoire.

En 2019, un vote de plus en plus polarisé 

Les résultats des européennes de 2019 confirment ces observations, avec une concentration plus importante du vote RN sur certains territoires. Une fois encore, c’est en Alsace Bossue, dans les Hautes-Vosges ou encore aux alentours de Mulhouse, que le parti enregistre ses meilleurs résultats. Dans certaines communes, il passe la barre des 35%. À Magny, dans le Haut-Rhin, il atteint même 54,3%, contre 17,9% en 1999. À l’époque, la commune se plaçait déjà dans la moyenne haute (entre 13,6% et 27%). Ces chiffres mettent en lumière la progression fulgurante du parti d’extrême droite aux élections européennes. 

En revanche, dans les territoires urbains, le vote RN a faiblement augmenté, voire diminué. Dans la plupart des communes de l’Eurométropole, on observe des scores légèrement plus élevés qu’il y a 20 ans. La seule ville de Strasbourg enregistre une augmentation de 5,8 points de pourcentage, une variation relativement faible comparée au reste de l’Alsace. Il en est de même à l’ouest de Colmar.

Cette nouvelle répartition s’expliquerait donc par la conquête du monde ouvrier - fortement présent hors des grandes agglomérations - par le RN. « Il y a eu un moment où, à composition sociale équivalente, le FN avait les mêmes scores en Alsace Bossue que dans les quartiers ouvriers de Strasbourg comme le Neuhof. Progressivement, dès les années 1990, c’est devenu un vote davantage rural. Or, ce qui semble être un vote rural plus que urbain reflète en réalité les catégories socioprofessionnelles », déroule Bernard Schwengler.

Les revenus des votants RN inférieurs à ceux de LREM

Le vote RN, perçu comme un vote d’opposition, est-il vraiment l’apanage des ouvriers ? Dresser le profil sociologique du votant RN en Alsace est une démarche infaisable en raison de l’anonymisation des scrutins. Néanmoins, certains éléments caractéristiques ressortent de l’étude des 880 communes du territoire. 

 

Le niveau de vie au sens de l’INSEE s’entend comme le revenu disponible par personne. Dans les 44 communes alsaciennes où le RN a réalisé ses meilleurs scores en 2019, ce niveau de vie médian s’élève à 21 669 euros. En comparaison, il atteint 25 925 euros dans les communes où La République en Marche a enregistré ses meilleurs résultats, soit 4 256 euros d’écart. Pour Bernard Schwengler, ce différentiel « recoupe le clivage socioprofessionnel ». En effet, en se penchant sur la composition socioprofessionnelle des communes où la liste de Jordan Bardella fait ses meilleurs scores, il ressort que la part d’ouvriers et d’employés est supérieure à celle des 44 autres communes. 

« Depuis les années 1990, ce sont les ouvriers qui votent le plus RN, analyse Bernard Schwengler. Le parti a beaucoup changé dans son discours, son programme est construit autour des revendications sociales, de la défense des retraites… Il va dans le sens d’un vote ouvrier. » Le docteur en sciences politiques avance aussi une raison historique : dans cette région, la gauche s’est moins implantée qu’ailleurs. « En 1918, il n’y avait pas de parti radical socialiste en Alsace, alors qu’il s’était développé dans le reste de la France depuis 1870. » A défaut d’une gauche travailliste pour défendre leurs intérêts, certaines catégories populaires se sont donc tournées vers l’extrême droite. À l’inverse, les cadres et professions intellectuelles supérieures, ainsi que les agriculteurs, sont plus nombreux dans les 44 communes à faible vote RN.

De la même manière, le lien entre origine sociale et adhésion au discours du RN se reflète dans le niveau de diplôme. Plus le score en 2019 est élevé, plus la part d’habitants non diplômés dans la population est grande. Dans la fourchette haute (de 35% à 59% de votes RN), « seulement » 18% de la population est diplômée dans le supérieur. A l’inverse, là où le parti d’extrême droite ne passe par la barre des 20%, près du tiers des habitants sont diplômés.

Le mirage de l’immigration

Autre axe fort du programme du Rassemblement national, la régulation de l’immigration. Pourtant, comme le confirme Bernard Schwengler, « il n’y a pas de corrélation entre le vote RN et le nombre d’immigrés. Le rapport est même parfois inversé. » Et de prendre l’exemple de Pascal Perrineau, politologue spécialiste de sociologie électorale, qui a mis en avant une théorie appelée l’effet de halo : « Il explique que ce n’est pas forcément le contact avec des populations immigrées dans sa commune qui influence le vote. Cela peut être un contact différent, quand les personnes qui sont à la campagne vont en ville, ou indirect, par la télévision. »

Ainsi, la perception du nombre d’immigrés est différente du nombre réel. Ce ressenti influence directement le vote RN, souvent motivé par la peur ou l’hostilité envers les immigrés. Un aspect appuyé par Bernard Schwengler : « Quand je travaillais sur ma thèse, les électeurs FN me disaient qu’ils ne côtoyaient pas forcément d’immigrés là où ils habitaient, mais plutôt quand ils allaient à Strasbourg. » 

                                Victor Boutonnat, Emma Conquet, Laurie Correia, Aïcha Debouza, Mickaël Duché, Thémïs Laporte, Robin Magnier, Julia Toussaint

Comment nous avons procédé 

Graphique vote RN en Alsace de 1994 à 2019 : Les scores sont en pourcentages des inscrits sur les listes électorales car cela permet de prendre en compte l’abstention et, ainsi, d’évaluer la réelle mobilisation des électeurs RN.

Progression du vote FN/RN entre 1999 et 2019 : Nous avons choisi d’étudier les résultats du RN aux élections européennes de 1999 et 2019 par commune, afin d’observer l’évolution des scores du parti en Alsace en 20 ans. Durant cette période, certaines communes ont fusionné. Dans un souci d’harmonisation, nous avons donc travaillé sur la base des communes après fusion. Pour chaque commune, nous avons calculé le pourcentage de votes RN sur la totalité des votes exprimés (et non des inscrits, notre carte ne prend donc pas en compte l’abstention), puis calculé l’évolution en points de pourcentages. Sur ces données, nous avons utilisé la méthode des quantiles, afin de pouvoir les classer par couleurs, plus ou moins prononcées. Cela nous a permis de faire apparaître visuellement les communes où le RN a le plus progressé.

Graphiques : comparaison revenu / PCS / diplômes : Nous avons sélectionné deux échantillons de 44 communes alsaciennes. Celles où le RN enregistre le meilleur score aux élections européennes et, inversement, celles où le parti a recueilli le moins de votes. Ces 88 communes représentent ainsi un dixième de l’ensemble des 880 qui composent le territoire. 

Imprimer la page