La crise de la filière porcine met en lumière le système de dépendance des éleveurs à la grande distribution. Dans le nord de l’Alsace, une exploitation a fait le choix de sortir de la fixation nationale du prix de vente.
Dans la « maternité », les mères et les petits ne sont pas séparés et disposent d'un accès à l'extérieur.
Dans le rayon charcuterie du Super U de Seltz (Bas-Rhin), impossible de rater les produits de Clément et Thierry Schweitzer. Les jambons des deux frères cohabitent avec les grandes marques industrielles. Accrochées sur les étals réfrigérés, des affiches publicitaires attirent l'œil du client. Elles sont illustrées du logo de la marque : un groin rose, tout simplement.
À quelques kilomètres de là, sur la petite route de Salmbach, pas de ferme-usine en vue. Pas d'odeur nauséabonde, ni de porcs entassés dans un hangar. Seuls quelques couinements de cochons tranchent avec la torpeur de la campagne alsacienne. Dans la cour de l'exploitation, Clément, 48 ans, le gérant de l’exploitation, manœuvre son tracteur à toute vitesse en déposant des ballots de paille fraîche aux truies. Thierry, d’un an son aîné, aujourd’hui à Paris, s'occupe de la partie vente et transformation.
Clément, 48 ans, est l'homme de terrain. Il a rejoint son frère à la ferme après des études d'économie.
Prix fixe
« L'exploitation compte 250 mères, détaille Clément, dans un petit élevage industriel la moyenne est de 400 bêtes. » L'élevage des deux frères est une exception. La crise agricole, ils la regardent de loin depuis longtemps. Les deux frères reprennent l'exploitation de leur père en 1998. Ils décident de claquer la porte du marché du cadran de Plérin (Côtes-d'Armor) en 2011 et ne sont donc plus soumis à la fluctuation nationale des cours du porc.
Le cours de vente du porc est fixé en Bretagne – 60% du la production vient de la région – par le marché du cadran de Plérin. Dans cette bourse, les acheteurs font des enchères pour le kilo de carcasse, les éleveurs sont libres de l’accepter ou non. Le reste de la France suit la tendance. |
« On fonctionne avec un prix fixe à 1,90 euros le kilo de carcasse. » En comparaison, au cadran, le kilo de carcasse est à 1,10 euros actuellement, alors que les éleveurs demandent la fixation d’un prix minimum à 1,40 euros. Les frères Schweitzer ont pu s’extraire de ce système grâce au modèle haut de gamme choisi à la reprise de la ferme : élevage sur paille et en extérieur, antibiotiques seulement en cas de maladie et maternité sans blocage de la truie. Des choix qui séduisent les amateurs de charcuterie soucieux d’éthique. Pourtant leur modèle ne rentrait pas dans les critères. « La Chambre d'agriculture nous encourageait à faire de l'intensif. Il fallait rationaliser le plus possible la production », raconte Clément.
« Tout le monde ne peut pas payer nos produits »
Loin d'être boudée, leur viande se vend et la réputation de leur exploitation grandit. Thierry, le businessman, gère l'image de la ferme devenue petite entreprise rentable. Dans les magasins de vente directe, qui distribuent leurs produits, ou dans les grandes surfaces, leur charcuterie affiche un prix plus élevé : leurs knacks se vendent à 16 euros le kilo, tandis que la marque Herta affiche 7,80 euros. A la tête d'un atelier de transformation, les frères emploient plus de 100 personnes et assurent le suivi de leur viande de la naissance jusqu'à la vente.
Leur modèle les a préservés de la crise des éleveurs mais représente-t-il vraiment une solution à l’échelle nationale ? « Il faut se rendre à l’évidence, tout le monde ne peut pas payer pour nos produits, les consommateurs veulent des prix le plus bas possible », se désole l’agriculteur.
Né il y a trois jours, ce porcelet sera amené à l'abbatoir à l'âge de six mois.
Isolés des « gros » syndicats par leur modèle alternatif, les deux frères le sont aussi des autres éleveurs des environs. Un camarade d’enfance, devenu agriculteur, n’a pas pris leur tournant il y a bientôt 20 ans. Ils discutent de temps en temps : « il aurait bien aimé choisir un autre modèle mais la pression des autres professionnels était trop forte », explique Clément. Difficile de sortir du jour au lendemain de l’intensif pour les éleveurs pris en tenaille entre leurs emprunts et le portefeuille des consommateurs.
Aurélie Sipos et Ismaël Halissat