Plusieurs chercheurs et enseignants de l’université de Strasbourg témoignent de leur incompréhension après la sortie de la ministre de l’Enseignement supérieur.
"Islamo-gauchisme". À cette expression, les chercheurs de l’université de Strasbourg répondent par un sourire, voire une franche marrade. Tous ont écho de la polémique déclenchée par Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, après avoir confirmé aux députés qu’elle avait demandé "un bilan de l'ensemble des recherches" au CNRS afin de distinguer "ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l'opinion". Les sentiments d’incompréhension et d’exaspération sont palpables chez ceux qui s’expriment sur le sujet.
Une expression floue
Premier grief formulé sur l’expression "islamo-gauchisme" : la terminologie serait problématique et principalement employée dans le débat médiatique. À la signification mouvante depuis son apparition en France sous la plume de Pierre-André Taguieff en 2002, directeur de recherche au CNRS, l’islamo-gauchisme "est une conjonction de deux termes derrière lesquels il y aurait les études décoloniales, post-coloniales, voire les questions de genre", souligne Françoise Curtit, ingénieure au CNRS. D’un point de vue académique, l’expression "ne correspond à aucune réalité scientifique" comme l’a indiqué dans un communiqué le CNRS, pourtant chargée de l’étude commandée par la ministre de tutelle. "C’est une formule qui sert un discours politique auquel on n’a pas envie de participer", soutient Anne Fornerod, chargée de recherche au CNRS et spécialisée en droit des religions. Pour Françoise Curtit, "c’est l’environnement dans lequel s’insère ce terme" qui est en cause.
Le monde universitaire a été saisi de cette expression pour la première fois par Jean-Michel Blanquer en octobre. Le ministre de l’éducation avait déclaré que l’islamo-gauchisme “fait des ravages à l’université”. Déjà, la déclaration avait suscité un tollé. Le ministre avait alors été soutenu par une tribune publiée par Le Monde d’une centaine de professeurs et chercheurs des universités. Une prise de position qui interroge Anne Fornerod : "Ont-ils fourni des exemples de cas de dérives ?" Longtemps enseignante dans un master d’islamologie et aujourd'hui dans un cursus “avec une dominante sociologique sur la question des religions", elle témoigne n’avoir jamais constaté de dérives "que ce soit chez les étudiants comme les enseignants".
La revendication du droit à comprendre
Gilles Vodouhe, enseignant en méthodologie pour les étudiants en sociologie, est moins affirmatif. Le fait que Gilles Kepel, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’université Paris Sciences & Lettres, un politologue qu’il tient en estime, fait partie des signataires lui fait dire “qu’il n’y a pas de fumée sans feu”. Mais il dénonce dans le même temps un procès qui serait intenté au monde universitaire : "Expliquer les phénomènes de radicalisation, l’islam radical ne revient pas à les cautionner. Et les politiques mélangent parfois les deux." Un milieu qui n’arrive pas à se départir de ce procès d’intention depuis que Manuel Valls, alors Premier ministre, avait déclaré en avoir “assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé" à propos des attaques du 13 novembre 2015. Le CNRS avait alors répondu par un état des lieux des recherches sur la radicalisation.
Françoise Curtit comprend la vigilance quant au "mélange des genres entre recherche scientifique et militantisme". Mais elle considère "souhaitable" que le débat d’idées ait lieu dans les campus tant que les chercheurs séparent travail académique et leur engagement militant. "Tous les sujets sont légitimes à partir du moment où il y a une démarche honnête et rigoureuse dans la méthode scientifique", souligne-t-elle.
"Même Michel Deneken s’est opposé !"
Si l’unanimisme sur la question n’a rien de total, le monde universitaire fait bloc pour fustiger les propos de Frédérique Vidal. “Même Michel Deneken s’est opposé !”, s’exclamen ce doctorant en archéologie."Plutôt gros catho de droite qu’islamo-gauchiste", l’administrateur provisoire de l’université de Strasbourg a pris fait et cause contre sa ministre de tutelle déclarant à franceinfo : "Faire du CNRS une police politique, c'est quand même assez consternant." Ce thésard en plein travail avec un collègue, n’a pas de mot assez durs pour décrire ce qu’il voit comme une manœuvre politique ostensible. Ils estiment que cette polémique s’inscrit dans une séquence politique plus large : "L’université pose problème à ce gouvernement et il attaque pour faire passer le délit d’entrave aux manifestations sur les campus dans leur loi séparatisme."
“On ne se sent pas du tout soutenu, ce sont plutôt des tentatives de divisions", assène Françoise Curtit. Sa collègue Anne Fornerod aurait d’ailleurs préféré que l’organisme public qui les emploient coupe court à la polémique en refusant de réaliser l’étude demandée par la ministre : "On nous dit que ce n’est pas un champ scientifique et on va quand même faire un état des lieux, regrette-t-elle. Sur le principe d’accepter cette mission, c’est une façon de donner du crédit à ce qui a pu être avancé."
Valentin Bechu