L'Assemblée nationale a validé mardi 16 février la reconduction de l'état d'urgence pour trois mois supplémentaires. Avec 212 voix pour et 31 contre, le consensus diminue, mais le régime d'exception s'installe dans le paysage français.
Bernard Cazeneuve à l'Assemblée nationale le 16 février. Source LCP
L'état d'urgence s'inscrit encore un peu plus durablement dans la société française. Mardi 16 février au soir, lors d'un vote qui n'aura mobilisé que 246 député-es, l'état d'urgence a été prolongé jusqu'à fin mai, avec 212 voix pour, 31 contre et 3 abstentions. La semaine précédente, le Sénat l'avait adopté avec 316 voix pour et 28 contre. Lors du premier vote pour la prolongation de l'état d'urgence, en novembre, 551 élus s'étaient prononcés pour, 6 contre et un s'était abstenu.
Pour s'accorder le soutien de l'Assemblée nationale, le chef du gouvernement, Manuel Valls, avait élevé encore d'un cran sa rhétorique sécuritaire la semaine dernière. En déplacement en Allemagne, le Premier ministre avait brandi la menace d'un "hyperterrorisme là pour durer" et s'est dit convaincu de futurs attentats "d'ampleur" en Europe. Un discours qui s'inscrit dans la ligne d'autorité et de fermeté voulue par le couple exécutif et le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve.
5 procédures pour terrorisme
Malgré la détermination affichée par le gouvernement, les chiffres peinent à montrer l'efficacité des procédures permises par l'état d'urgence. Auditionné devant la commission des lois de l'Assemblée le 11 février, Bernard Cazeneuve est revenu sur les opérations menées. Un maigre bilan : au 9 février, sur 3 336 perquisitions administratives, seulement 5 ont abouti à une procédure judiciaire pour terrorisme.
Des chiffres que n'a pas manqué d'utiliser Noël Mamère, le député écologiste de Gironde, qui s'était déjà opposé à la première prorogation. À la tribune de l'hémicycle, l'écologiste a défendu sa motion de rejet, en s'appuyant sur les assignations à résidence de "26 familles parce qu'elles souhaitaient manifester" durant la COP21, qui se tenait à Paris en décembre. Dans son discours d'une vingtaine de minutes, l'ancien maire de Bègles a également dénoncé "l'atteinte à la séparation des pouvoirs" de l'état d'urgence, symbole d'un "acte de défiance vis-à-vis de la magistrature".
Atteinte aux libertés
Depuis la mise en oeuvre du régime d'exception, de nombreux représentants judiciaires se sont positionnés contre l'action du gouvernement. Outre le pouvoir décisionnel transféré à la police administrative dans le cadre des persquisitions, magistrats, avocats, juges et syndicats s'inquiètent des motivations des opérations. La loi du 20 novembre 2015, entérinant la prolongation de l'état d'urgence jusqu'au 26 février, introduit la notion de "délit prédicitf" dénoncée par Noël Mamère. Contrairement à la loi du 3 avril 1955, définissant l'état d'urgence, les mesures policières ne visent plus "toute personne dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics", mais "toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".
Face à la mise en danger des libertés individuelles, le Syndicat des avocats de France (SAF) s'est notamment allié à la Ligue des droits de l'Homme pour créer des observatoires des dérives de l'état d'urgence dans tous les départements. Auditionné le 3 février par la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), le syndicat s'inquiète du caractère "attentatoire aux libertés telles que celles d’aller et venir, d’entreprendre, de travailler, ou aux droits fondamentaux comme celui du droit au respect de la vie privée et familiale, et à la propriété".
Me Thomas Fourrey, président de la section rhodaniennne du SAF, en charge d'un dossier d'assignation à résidence, constate l'impact sur les personnes visées par les procédures : "Quand les policiers débarquent et cassent la porte, les gens ont honte, ils baissent la tête." Lors de son audition par la CNCDH, les représentants du SAF se disent "frappés par le peu de recours exercés alors même que les mesures sont particulièrement contraignantes dans la vie quotidienne." Depuis le 13 novembre, seulement 16 à 17% des assignations à résidence et deux perquisitions sur 3 336 ont été contestées.
"Rouleau compresseur"
Pour Me Thomas Fourrey, cette pérennisation de l'état d'urgence fait l'effet d'un "rouleau compresseur" : "Tout le monde se concentre sur la déchéance de nationalité, et j'ai bien peur que l'état d'urgence ne passe comme une lettre à la poste." Trois mois après les attentats de Paris et Saint-Denis, les perquisitions sont moins nombreuses. Sur les 3 336 opérations menées depuis le 13 novembre, 2 700 ont été réalisées avant la mi-décembre. Actuellement, 285 personnes sont assignées à résidence. "La prolongation de l'état d'urgence va permettre de garder ces personnes au chaud, sans savoir exactement ce qu'on va en faire", estime Thomas Fourrey.
Enfin, le transfert de plus en plus durable de compétences judiciaires au niveau politique, apparaît comme un désaveu pour la justice. "On est sur la lancée du projet de loi sur la criminalité organisée, qui donne un plus grand pouvoir de décision au procureur de la République", estime Thomas Fourrey.
Benjamin Hourticq