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Assis sur un banc à l’écart des autres patients, Alecu, 67 ans, a lui aussi décidé de retourner chez le médecin après en avoir parlé avec la médiatrice. Ancien employé des mines, il a toujours bénéficié d’une assurance-maladie. Mais trop pauvre pour acheter un véhicule motorisé, c’est à cause de la distance qui le sépare du cabinet le plus proche qu’il ne va plus se faire soigner : « Pour venir ce matin, il m’a fallu vingt minutes », raconte le vieil homme qui, comme presque tous les patients venus voir le Dr Stelian ce jour-là, a fait le trajet vers la caravane en charrette. « Au quotidien, cela me prend une heure d’aller chez le médecin à cheval. Souvent, il m’oriente après la consultation vers un spécialiste à Bârlad, à 30 km. Bien sûr, il y a le bus. Mais il ne faut pas le louper, parce qu’il n’y en a qu’une poignée dans la journée. »
La pauvreté augmente les risques
Faute de temps et de moyens, nombreux sont les villageois comme ce retraité à faire l’impasse sur leur santé, au grand dam du Dr Stelian : « Ils ne viennent pas consulter alors que c’est eux qui devraient le plus le faire ! On sait que la pauvreté augmente le risque de souffrir de diabète, de problèmes vasculaires ou liés au cholestérol. Sans compter les problèmes de violences domestiques et d’alcoolisme qui sont très répandus à la campagne, liste la praticienne. Plutôt que de se soigner, beaucoup se refilent du paracétamol, au risque de faire une intoxication. C’est pour faire bouger les lignes que j’ai choisi de travailler à bord de la caravane. »
Mais impossible pour elle d’absorber seule la totalité des patients en attente de soins : en 2022, la localité de Puiești ne compte plus que deux médecins généralistes, et à l’échelle du comté, huit localités n’ont plus du tout de médecin, laissant au total 16 600 habitants sur le carreau, l’équivalent de la population des Sables-d’Olonne. Faute d’incitations suffisantes de la part de l’État, les jeunes diplômés de la faculté de médecine se tournent vers les villes où les revenus sont plus conséquents et les conditions d’exercice moins difficiles… quitte à creuser l’écart entre résidents des villes et des campagnes : « À Puiești, les gens se rendent chez le docteur comme ils vont à l’église, ironise Mariana. Ils se mettent sur leur 31, sortent leurs beaux habits du dimanche. » Sans garantie, aucune, que leurs prières soient entendues.
Laura Ayad
Portraits de patients :
Ils sont chaque jour plusieurs dizaines à pousser la porte du cabinet pour se faire examiner, chacun avec un besoin particulier. Certains, atteints de diabète, ont besoin de renouveler leur traitement. D'autres consultent pour des douleurs liées au port de charges lourdes au travail, ou souhaitent simplement s'assurer que leurs enfants vont bien. À Valea Lunga, où les jeunes sont partis en ville voire à l'étranger pour tenter leur chance, les personnes âgées prédominent mais on peut également croiser des familles et des jeunes filles enceintes. La présence de médecins dans la commune leur permet un suivi rapproché avec dans certains cas des consultations hebdomadaires.
© Hadrien Hubert et Leïna Magne
Sighetu Marmației n’est pas seulement un sas vers l'Ouest. Certains Ukrainiens hautement qualifiés préfèrent attendre là plutôt que d'exercer un travail sous-qualifié. C’est le cas de Svitlana Spektor, journaliste et mère de deux enfants. « Je n’ai pas cherché du côté de la garde d’enfants ou de l’usine. Pour moi ce serait synonyme de déclassement social car j’ai fait de longues études », soupire-t-elle. Pour l’instant, elle vit de ses économies, d’une collecte de fonds organisée par un bénévole et d’une aide financière de la Croix-Rouge. La journaliste, pour qui il est « impensable de faire un job sous-qualifié », espère trouver des opportunités dans le journalisme. Dès que la situation le permettra, elle souhaite rentrer dans son pays. Et de conclure en anglais : « There is no place like home », tout en sanglotant.
Cluj-Napoca, une ville de transit ou ville-refuge
À 130 kilomètres, Cluj-Napoca est une ville de transit pour les Ukrainiens. Tous les trains venant de la frontière s’y arrêtent. Quand Evhen, 29 ans, est descendu du train en provenance de Iași, il a été accueilli par les bénévoles du centre d’accueil de la gare. La famille de cet informaticien travaillant dans une boîte américaine l’attend en Finlande. « Pas de panique. Je gagne assez pour que toute ma famille se porte bien », rigole-t-il.
Tous n’ont pas le luxe de choisir leur nouveau travail. Après sept ans en tant que comptable à Odessa, Lesia, 31 ans, se sent « très mal depuis [qu’elle est] devenue femme de ménage à Cluj ». « Je gagne deux fois moins par rapport à ce que je gagnais en Ukraine », se lamente-t-elle. Zlata, 43 ans, était technicienne de laboratoire dans le secteur minier en Ukraine. Elle était payée 1,45 € de l’heure. Arrivée à Cluj le 16 mars, elle garde des enfants trois jours par semaine et fait des ménages les deux autres jours. Elle travaille environ quatre heures par jour pour 3 € de l’heure. « En Roumanie, le salaire est un peu plus élevé, mais le coût de la vie aussi. En Ukraine, je payais une coupe de cheveux 4,80 €, ici c’est 22 € », illustre-t-elle. Si Zlata travaille, c’est par nécessité. « J’ai quitté l’Ukraine seulement avec des vêtements d’hiver. Maintenant, mon fils de 18 ans et moi avons besoin de vêtements d’été », confie la mère de famille en espérant un retour rapide dans son pays natal.
Camille Bluteau
Sonja Grecu parle de sa vie à Vienne (Autriche) avec enthousiasme. Elle y vit depuis près de dix ans. Cette ville s’est imposée comme une évidence : elle appartient à la minorité allemande et sa cousine lui sert de point d'ancrage dans la capitale autrichienne.
Sonja fait partie des milliers de jeunes qui quittent la Roumanie pour étudier ou travailler. En 2020, environ 86 000 Roumains âgés de 15 à 29 ans ont émigré. Selon l'Institut national de la statistique, ce sont 10 000 de plus qu’en 2015.
C’est à 18 ans, son baccalauréat dans la poche, que Sonja est partie. Au départ, elle ne voulait rester que trois ans mais « d'un seul coup, j’ai pu faire ce que je voulais », se souvient-elle. À commencer par des choses simples, comme choisir sa nourriture : « À la maison, mes parents décidaient quand et ce que nous mangions, explique Sonja au téléphone. Ici, ce n'est pas un problème si je vais une fois au McDonald’s. »
« Ne plus vivre comme au Moyen Âge »
Sonja a grandi à Sibiu, une ville importante pour la minorité allemande et située au cœur de la Roumanie. Vienne lui a ouvert les yeux sur beaucoup de choses. Notamment en ce qui concerne les libertés individuelles et la tolérance. En 2019, lorsqu'elle a visité la Roumanie avec son colocataire autrichien et meilleur ami, gay, elle a pris conscience de l'état d'esprit parfois rétrograde dans son pays d’origine. « À la Pride à Bucarest, on a croisé le chemin de personnes âgées qui priaient à haute voix contre l’homosexualité. C'est comme si nous vivions au Moyen Âge », décrit-elle furieuse.
Néanmoins, Sonja n'exclut pas complètement un retour. Elle a terminé ses études en début d’année et cherche maintenant du travail dans le domaine de la formation en ligne. « Je sais dans mon cœur que je reviendrai un jour en Roumanie, peut-être quand j'aurai des enfants », raconte-t-elle. La jeune femme souhaite que ses enfants grandissent aussi avec la culture roumaine.
Pour les parents à Sibiu, ce n'était pas facile au début de laisser partir leur fille. Christian, le père de Sonja, confie : « Aujourd'hui, je comprends mieux pourquoi elle est restée là-bas. Maintenant, elle est plus indépendante et confiante. Elle a pris le bon chemin. » En couple et satisfait de son travail à Cluj, le frère de Sonja, lui, ne compte pas suivre les traces de sa sœur.
Ne jamais arriver à s'acclimater
Mihai Miclăuș était déterminé à partir à l'étranger dès la fin du lycée : « Je n'avais pas de bonnes relations avec mes parents et je ne voulais pas rester coincé à Cluj. Je voulais partir pour expérimenter quelque chose de complètement différent », explique-t-il assis sur un banc dans le parc Cetăţuia où il a vécu de beaux moments adolescents, sans la surveillance des adultes.
En 2016, après un voyage à Londres où vit sa sœur, Mihai décide de s’y installer pour étudier l'informatique. Mais il ne s’est jamais senti chez lui. « Les gens étaient froids, trop concentrés sur l'argent et la carrière. Et même si j'avais des amis, je ne pouvais pas, pour des raisons financières, sortir tous les soirs avec eux et faire ce qui me plaisait : la vie était trop chère, raconte l’homme de 24 ans aux longs cheveux bruns bouclés.
Aujourd'hui, Mihai travaille depuis trois ans à Cluj et ne prévoit pas de quitter le pays dans un avenir proche. « Je ne regrette pas d'être allé en Grande-Bretagne, car cela m'a montré ce qui était possible en dehors de la Roumanie, mais ici, j'ai un environnement familier, plus d'amis, ma famille dont je suis désormais plus proche et de meilleures opportunités de travail », veut-il croire.
Alina Metz
Des associations comme Caritas aident ceux qui veulent trouver un travail. « J’ai accompagné des réfugiés aux entretiens d’embauche. C’était important pour moi d’être là pour les épauler », souligne Ioan, coordinateur de l’association à Sighetu Marmației. Trois des personnes qu’il a aidées ont été embauchées dans un hôtel de la ville. Ioan donne également quelques cours d’anglais et de roumain : « Ça leur permet d’avoir des bases et de s’intégrer plus rapidement. Leur chance d'obtenir un travail est multipliée. »
Plus de 4 000 offres d’emploi dans le pays
Avec un taux de chômage de 6 % et alors que la Roumanie fait face à une pénurie de main-d'œuvre, le gouvernement, tout en aidant les réfugiés, a simplifié les formalités d’embauche pour les Ukrainiens. Le 8 mars 2022, l’État a mis en place une ordonnance d’urgence qui « permet aux employeurs roumains d’embaucher, sans permis de travail, des Ukrainiens entrés légalement en Roumanie », explique Mihaela Nitu, avocate spécialisée en droit du travail à Bucarest.
À l’échelle du pays, plus de 4 000 offres d’emploi sont vacantes et ouvertes aux Ukrainiens, selon l’agence nationale d’intérim, Anofm. Des millions de Roumains étant partis travailler en Europe de l’Ouest, les entreprises espèrent recruter une main-d'œuvre moins exigeante. L’entreprise d’assemblage médical Millennium Utility, située à Sighetu Marmației, cherche des Ukrainiens. Alors que le salaire moyen en Roumanie est de 722 € net, l'entreprise offre 500 € par mois. « Ce salaire n'attire pas les Roumains », concède Florina Cornestan, chargée des ressources humaines qui « espère que les Ukrainiens seront plus intéressés » car le revenu moyen est tout de même trois fois plus élevé qu’en Ukraine. Mais pour l’instant, elle n’a reçu aucune candidature. Même son de cloche à l'hôtel Buti, dans le centre-ville. La gérante, Hajdu Kinga, a mis une annonce dans la grande tente blanche au poste frontière. Sans succès. « Ils ne viennent pas car ils vont travailler en Allemagne, là où les salaires sont plus élevés », peste-t-elle. Depuis le début de la guerre, seulement onze Ukrainiens se sont inscrits à l’agence d’intérim de Sighetu Marmației. « Cette frontière est seulement un point de passage. Les réfugiés passent leur chemin », explique Carmen Petrus, conseillère emploi à Anofm.