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En Roumanie, cette spécialité qui assure les soins de base a perdu environ un quart de ses effectifs en dix ans. Rémunération et conditions de travail attirent peu les praticiens. Décryptage et diaporama.

Dans la salle d’attente où le papier peint synthétique orné de coquelicots se décolle peu à peu, une mère et son enfant attendent patiemment leur tour. Dans la salle d’à côté, Gheorghe et Elena Dulau, un couple de médecins de famille, enchaînent les consultations et ce, depuis 35 ans. Dévoués pleinement à leur métier, ils exercent à Valea Lungă, commune d’environ 3 000 habitants. Ils ont prévu de prendre leur retraite dans deux ans, or personne ne semble vouloir reprendre le flambeau. En Roumanie, la spécialisation « médecine de famille », qui assure les soins de santé de base, peine à attirer. En dix ans, le pays a perdu 2  500 médecins de famille. Assujetti à un rythme élevé, le couple Dulau suit près de 5 000 patients : une conséquence directe de l’absence de confrères dans les environs. À titre de comparaison, un praticien français suit en moyenne 650 personnes.

Deux fois moins payés que leurs confrères hospitaliers

Ce fléau touche l’ensemble du pays. Dans le comté d’Alba, où se situe Valea Lungă - à deux heures en voiture de Cluj-Napoca - treize communes sont aujourd'hui sans médecin selon le rapport fourni par l’ONG L’Avocat du Peuple. La Roumanie connaît depuis le début du XXIe siècle un fort exode à l’étranger.

La médecine de famille n’attire plus les jeunes diplômés, qui lui préfèrent des branches mieux perçues socialement et mieux rémunérées. Les revenus des médecins de famille varient en fonction du nombre de patients suivis. Les paies sont en général moins élevées que celles des praticiens employés dans les hôpitaux. « 2 020 euros par mois environ en début de carrière », explique la docteure Raluca Zoitanu, présidente de la Fédération des médecins de famille. En comparaison, un médecin de famille roumain gagne en moyenne 1 010 euros. Quant à Elena et Gheorghe, leurs revenus mensuels net n’atteignent que 1 617 euros chacun. Au prix de nombreuses heures supplémentaires. « On fait le travail de trois personnes en étant deux », constate d’un air désabusé la praticienne de 61 ans. La moitié de leurs revenus de base sert aux dépenses de fonctionnement (loyer du local, charges administratives et le salaire des deux infirmières) ainsi qu’à investir dans le matériel médical le dernier achat en date, un électrocardiographe, a coûté 2 000 euros.

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Initialement, Elena Dulau voulait devenir ophtalmologiste.   Elle a cependant fini par prendre goût à son activité actuelle :  « C'est la  partie la plus intéressante de la médecine. Nous aimons ce que nous faisons. »    © Hadrien Hubert 

Des contraintes pesantes

À ces frais de fonctionnement s’ajoutent des contraintes légales restrictives : les thérapeutes doivent obligatoirement passer un contrat avec l’assurance maladie roumaine, et se constituer une patientèle d’au moins 800 personnes. Les différentes clauses de cet arrangement imposent de disposer d’un local agréé par les autorités publiques et d’employer au moins une infirmière contractuelle. Ces limitations des conditions d’exercice rendent l’activité « totalement inintéressante », note Raluca Zoitanu.

À l’échelle nationale, de 2 000 à 3 000 médecins de famille, pourtant enregistrés au Collège des médecins, n’ont pas effectué les démarches nécessaires pour pouvoir exercer dans leur spécialité. « Il est fort probable qu'ils ne veuillent pas travailler [dans cette spécialité, NDLR] », et en exercent une autre, éclaire Raluca Zoitanu. Une perte sèche pour les zones rurales, les régions les plus touchées par le manque de praticiens.

Le temps passé en déplacements peut rebuter plus d’un thérapeute. Entre visites à domicile et permanences dans un deuxième cabinet à 25 km de Valea Lungă, les Dulau sillonnent le comté, parcourant plusieurs centaines de kilomètres chaque semaine en voiture.

Rapides et onéreuses, les cliniques privées pullulent

Le manque de moyens du secteur public a favorisé ces dernières années le développement des cliniques privées (voir ici). Après avoir été patient du Dr Dulau, Ovidiu Stoika, 37 ans, s’est tourné vers les cliniques privées à son retour en Roumanie, après 15 ans passés en France. Cet ancien habitant de Valea Lungă venu rendre visite à ses parents explique payer plus cher pour être rapidement pris en charge. Souffrant d’une hernie discale, cet ancien bûcheron a déboursé 161 euros pour son scanner, passé le jour même. « Pour un contrôle à l'hôpital public, j’aurais attendu trois semaines », avance l’intérimaire.

Dans un pays où le revenu moyen net ne s’élève qu’à 795 euros, se soigner dans le secteur privé reste inaccessible pour les bas salaires. Créant une médecine à deux vitesses, les cliniques privées assurent une prise en charge rapide moyennant des dépenses élevées. Dans les campagnes, le médecin de famille reste pourtant primordial pour maintenir l’accès aux soins : les consultations, fondées sur le principe du tiers payant, évitent aux patients assurés d’avancer les frais. Leur proximité facilite également le traitement rapide des urgences. « On a eu à gérer des accouchements au cabinet, des chocs anaphylactiques, une personne fauchée par un train…», liste Elena Dulau.

Le médecin de famille est aussi un pilier pour certains habitants. « Ils jouent un rôle important dans la communauté, spécialement auprès des plus âgés », explique Iuliana, 30 ans, propriétaire d’un magasin de construction à Valea Lungă. Durant la pandémie de Covid, certains patients positifs ont refusé d’aller à l'hôpital, préférant être suivis chez eux. « La plupart des personnes s’attendent à ce que leurs problèmes soient résolus directement au cabinet. Mais surtout, les gens veulent avoir du temps pour parler », résume Elena Dulau.

Hadrien Hubert et Leïna Magne

Portraits de patients : 

Ils sont chaque jour plusieurs dizaines à pousser la porte du cabinet pour se faire examiner, chacun avec un besoin particulier. Certains, atteints de diabète, ont besoin de renouveler leur traitement. D'autres consultent pour des douleurs liées au port de charges lourdes au travail, ou souhaitent simplement s'assurer que leurs enfants vont bien. À Valea Lunga, où les jeunes sont partis en ville voire à l'étranger pour tenter leur chance, les personnes âgées prédominent mais on peut également croiser des familles et des jeunes filles enceintes. La présence de médecins dans la commune leur permet un suivi rapproché avec dans certains cas des consultations hebdomadaires. 

© Hadrien Hubert et Leïna Magne

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