Florange, Bure, Strasbourg… En 15 ans, plusieurs conflits sociaux, ou relatifs à la défense de l'environnement, ont mobilisé élus locaux, habitants et associations sur le terrain. Mais ces contestations, parfois très longues, ne résonnent pas toujours dans les urnes.
L’écologie n’a pas la cote dans le nord-est de la France. Aux dernières élections législatives, les écologistes ont récolté 1,79% des voix dans le Grand Est, à peine plus qu’en 2012, avec 0,98%.
La présence de projets contestés n’a pas changé la donne, comme en témoigne la lutte contre le Grand contournement ouest (GCO) de Strasbourg, l'une des plus anciennes de la région. Quarante-quatre ans après le lancement de ce projet autoroutier, censé désengorger l’A35 qui traverse Strasbourg, prend forme, la tension reste la même.
Dès 2006, des manifestants exigent la suspension de travaux accusés de modifier 280 hectares d’espaces naturels. En 2014, des « zones à défendre » (ZAD) naissent. « Parmi ces militants, il n’y a pas que des écolos, assure Dany Karsher, maire sans étiquette de Kolbsheim et fervent opposant au GCO. Le développement durable n’est pas une affaire de parti. Ça va au-delà. On n’a pas besoin d’avoir la fibre écologique pour être contre un projet inutile. »
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Luc Huber est l’un des membres les plus actifs du collectif « GCO Non Merci ». Il a été le candidat Europe écologie les verts (EELV) lors des élections législatives de la 4e circonscription du Bas-Rhin en 2012. Il n’a pas dépassé les 4% : « Un an auparavant, j’avais fait 25% au premier tour des départementales et 45% au second. Et je n’ai pas changé un mot dans mon discours vis-à-vis du GCO ». Un résultat dû, selon lui, à un mauvais score d’Éva Joly à la présidentielle, mais aussi à une circonscription qui favorise les pro-GCO : «Les petites communes comprennent que le contournement autoroutier ne va pas désengorger l’A35. Mais dans ma circonscription, on a Lingolsheim, Illkirch, des villes plus peuplées pro-GCO qui pèsent dans le vote. »
À 200 km à l’ouest, à la frontière de la Meuse et de la Haute-Marne, un autre projet cristallise les tensions. Il y a presque vingt ans, le sous-sol du petit de village de Bure (80 habitants) est choisi pour l’implantation d’un Centre industriel de stockage géologique (Cigéo). Les déchets nucléaires français ultimes les plus radioactifs doivent y être enfouis, à 500 mètres de profondeur. Des associations environnementales locales s’opposent au projet, à l’image de Bure Stop.
Cette opposition se traduit-elle dans les urnes avec une augmentation du nombre de bulletins écologistes ? Pour l’heure, les habitants des communes directement concernées, comme Bure, Saudron ou Bonnet, n’ont envoyé aucun message clair. Que ce soit aux élections législatives, présidentielles ou régionales, les électeurs ont plutôt penché à droite entre 2002 et 2017.
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« La droite, c’est le vote traditionnel », assure Corinne François de « Bure Stop ». « Dans l’isoloir, les gens d’ici n’osent pas voter écologiste », ajoute-t-elle. La Meuse et la Haute-Marne sont deux départements très ruraux, à la densité parmi les plus faibles de France, avec une population vieillissante et politiquement conservatrice. « Les habitants ne font pas le lien entre la politique à l’échelon national ou régional et Cigéo », explique Corinne François. À chaque élection, il est difficile de mobiliser une population âgée, d’autant que les déchets les plus dangereux ne devraient pas rejoindre le centre avant 2060. Si les électeurs ne votent pas avec Cigéo dans un coin de leur tête, aucun politique ou presque ne fait l’effort d’expliquer un projet complexe, difficile à comprendre. « Ça n’est pas un thème de campagne suffisamment mobilisateur », regrette Corinne François.
Jean-Marc Fleury, candidat d’Europe Écologie les Verts (candidature commune avec le PCF-Front de gauche) aux dernières élections législatives dans la 1re circonscription de la Meuse, confirme la difficile mobilisation des électeurs. Il n’a obtenu que 3,06% des suffrages au premier tour. « Avec les législatives, l’enjeu Bure est dilué dans la circonscription. En plus, cette année, la vague Macron a tout emporté », soupire-t-il.
C’est uniquement à l’échelon des cantons que les écologistes tirent leur épingle du jeu. Lors des élections cantonales de 2011, Jean-Marc Fleury a obtenu 14,3% des suffrages dans le canton de Gondrecourt-le-Château où se situe Bure. En 2015, Irène Gunepin, autre candidate d’Europe Écologie les Verts (EELV), a fait un score de 9,38 % aux cantonales alors qu’à l’échelle de la Meuse, EELV a obtenu moins de 1% des voix. « Pour le moment, l’impact de Cigéo sur les élections est ultralocal », reconnait Jean-Marc Fleury.
Dans le Haut-Rhin, à Wittelsheim, une autre bombe à retardement suscite l’opposition d’une partie de la population. Quelques 44 000 tonnes de déchets dangereux gisent dans une ancienne mine de potasse gérée par StocaMine. Le problème est que le sous-sol se révèle instable. Confinement ou déstockage des déchets ? L’État, en faveur de la première option, s’oppose au collectif d’habitants Déstocamine qui plaide pour le retrait. Dans cet ancien bassin minier, le collectif peine à mobiliser.
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Dans l’isoloir, la principale préoccupation des anciens mineurs n’est pas les conséquences environnementales de StocaMine, mais la situation économique du bassin. Avec un taux de chômage supérieur à 11% dans les communes touchées, le sentiment d’abandon domine et les partis traditionnels sont rejetés. Entre 2002 et 2017, toutes les élections révèlent une forte progression du Front national. Autant dire que les candidats écologistes ne réussissent pas à trouver leur électorat. Lors des législatives de juin 2017, ils ont obtenu moins de 5% des suffrages à Wittelsheim et à peine 2% des voix à Wittenheim.
Des thèmes difficiles à aborder en campagne. Prendre position sur de tels sujets peut coûter une élection. Et les conflits environnementaux ne sont pas les seuls dans ce cas. En Moselle, les plans sociaux s’avèrent être tout aussi clivants.
Entre le début des années 2000 et 2012, le département de la Moselle, situé dans le Grand Est, a connu deux plans sociaux marquants. Celui de Bata, la marque de chaussures, et celui des hauts-fourneaux de Florange. Deux évènements qui ont eu des répercussions différentes sur le plan électoral. À Florange, les résultats montrent que le devenir de l’usine a fait bouger les lignes politiques dans une région historiquement ancrée à droite. Mais l'élection 2012 est un épiphénomène dans le paysage électoral. Pour l’usine de Bataville, il n’y a quasiment pas de changement. La droite est plébiscitée élection après élection. Le départ de Bata et ses suites ne marquent pas de revirement dans le choix des électeurs, même temporaire. Comment expliquer cette différence entre deux plans sociaux a priori similaires ?
Au sud de la Moselle, l’usine Bata a peu à peu fermé ses unités de production. Le départ forcé de centaines d’ouvriers semble avoir peu de répercussions sur le vote de la population. De 1997 à 2006, le vote pour la droite est constant et massif. Jean-Paul Leroy, maire de Moussey, confirme cette tendance : « A l’époque, aucun politique ne s’est mobilisé pour l’usine, seule Arlette Laguiller (candidate Lutte ouvrière aux élections présidentielles de 2002) s’est déplacée pour nous soutenir lors de notre grande manifestation de 2001, à Metz. » Jean-Paul Leroy a bien connu cette période. Il était lui-même salarié de Bata-Hellocourt quand la société a mis la clé sous la porte. Il était également de ceux qui ont essayé de réinjecter un souffle de vie à Bataville en créant la PAAM Logistique.
Aux premières loges pour assister au démantèlement de son usine, il en est convaincu : « La fermeture de Bata n’était pas un sujet pendant la présidentielle de 2002. Le plan de licenciement avait été décidé bien avant. Ça s’est joué dans des bureaux entre les dirigeants de Bata et le gouvernement. Dès 1997, ils savaient qu’ils allaient fermer. » Quant à savoir si cette décision politique a eu un impact sur les votes qui ont suivi, le maire reste prudent. « Je n’ai pas senti de grande volonté de chambardement politique, je ne pense pas que ce qui s’est passé ait eu une grande influence sur la façon de voter des gens. » En effet, la lecture des cartes des élections montre la stabilité du vote dans la zone, qui oscille entre droite et extrême-droite.
Au nord du département, les hauts-fourneaux de Florange sont l’exemple même d’un plan social médiatisé, et aux enjeux politiques énormes. Nicolas Sarkozy et François Hollande ont fait de ce dossier l’un des principaux terrains d’affrontement de la campagne 2012, et pour cause : les salariés espéraient pouvoir profiter de cette campagne pour faire entendre leur colère face à ce plan social du géant indien ArcelorMittal.
Le candidat socialiste jure, à trois mois de l’élection, qu'il sauvera le site industriel mosellan. Juché sur la camionnette de l’intersyndicale, le futur président interpelle les 2800 salariés en grève, et promet une série de lois prévoyant la sauvegarde du tissu industriel et des emplois français.
Nicolas Sarkozy, quant à lui, annonce une semaine plus tard être arrivé à un accord avec le PDG du groupe ArcelorMittal. Celui-ci s'engage à investir 17 millions d’euros dans la modernisation du site de Florange. Mais le souvenir de l’aciérie de Gandrange, ville voisine, reste vif dans les esprits florangeois. Le président de la République n'a pas tenu la promesse faite aux salariés du site de faire changer d’avis Lakshmi Mittal, le PDG du groupe. Au final : 595 postes supprimés, et 400 salariés de Gandrange reclassés dans les hauts-fourneaux de Florange, justement. À l’époque, beaucoup de salariés s’étaient mobilisés en faveur de François Hollande, espérant in fine profiter des engagements pris. Mais le gouvernement n'a pas réussi à sauver les hauts-fourneaux, ce qui expliquerait que la région se soit détournée de la majorité présidentielle lors des échéances électorales suivantes.
Édouard Martin, ancien leader CFDT du site de Florange, désormais eurodéputé socialiste, pense qu’il n’y a pas de lien direct entre le résultat de ces élections et le dossier des hauts-fourneaux. « On ne peut pas dire que Florange puisse expliquer à lui seul le revirement du vote dans cette région, explique-t-il. Le FN a compris qu’il fallait désigner un coupable clair pour mobiliser ces électeurs. Florange n’a fait que contribuer à la création d’un terreau de plus en plus fertile pour le vote contestataire. » Car au-delà du vote FN, ces territoires sont aussi marqués par une forte abstention. Céline Braconnier, directrice de Sciences-Po St-Germain-en-Laye, a analysé, dans l’ouvrage Les inaudibles, la tendance des électeurs les plus précaires à ne pas voter.
D’après elle, « la précarité éloigne de l’univers de la politique ». Selon une enquête de Sciences Po Paris, 25% des personnes les plus précaires n’ont pas voté au premier tour, contre 8% pour les plus aisées. La région Grand Est n’échappe pas à ce constat.
Simon Cardona, Marine Ernoult, Victor Guillaud-Lucet, Pablo Guimbretière, Timothée Loubière, Clément Nicolas
Méthodologie carte
Nous avons choisi d’étudier cinq « points chauds » de la région Grand-Est : deux plans sociaux et trois grands projets contestés. Les données des communes concernées ont été isolées. Toutes les élections qui s’y sont déroulées entre la présidentielle de 2002 et les législatives de 2017 ont été analysées. Les municipales ont été exclues de l’échantillon en raison de la difficulté de traitement des données. Nous avons pris en compte différents paramètres : les blocs politiques arrivés en tête dans chaque commune, le taux d’abstention, le score des écologistes et celui des extrêmes (gauche et droite).
Source : La base de données du gouvernement sur les élections, entre 2002 et 2017 (www.data.gouv.fr/fr/posts/les-donnees-des-elections).