Prisé des graffeurs depuis toujours, le quartier Gare accueille aujourd'hui des fresques subventionnées par la ville. Ce qui génère des tensions entre les différents artistes à la bombe.
“Vous arrivez dix ans trop tard”, déplore Wise, graffeur à Strasbourg depuis une vingtaine d’années. Pour lui, la scène strasbourgeoise est morte, les vandales ne se font plus voir. L’artiste aux 17 000 followers sur Instagram a beaucoup posé son blaze illégalement sur les murs de la ville. Aujourd’hui, sa signature colorée tout en courbes orne la chambre 105 du Graffalgar. Dans les autres pièces de cet hôtel fondé en 2014, les visiteurs profitent des œuvres de différents artistes professionnels, surtout strasbourgeois.
Avec le Port-du-Rhin, le quartier de la gare est depuis longtemps le repaire des vandales. SekuOuane y a graffé à ses débuts dans les années 2000 avant de se tourner vers une pratique plus professionnelle. “C'est un secteur de passage. C'est une question de visibilité. Plus t'es proche des autoroutes et de la voie ferrée, plus tu vas avoir une concentration du graffiti”, précise-t-il.
Mesk1 a lui aussi quitté la clandestinité. Depuis son atelier toulousain où patientent ses peintures à l’huile inachevées, il témoigne des “années du quartier Gare”, à Strasbourg, avec nostalgie : “Il y avait beaucoup plus de mixité culturelle [qu’ailleurs]. Et plus il y a de la mixité, moins il y a d'appropriation d’un espace.” Pour lui, entre absence de surveillance et manque de nettoyage, toutes les conditions étaient réunies pour favoriser la pratique du graffiti dans le quartier. Il raconte que c’est le seul endroit où les vandales pouvaient peindre les rideaux de fer des boutiques sans se faire effacer.
Ilham Ech-Cheblaouy et Max Donzé
Fresque recouverte par les graffitis des "crews" 7Click et TNC rue de Rothau. © Max Donzé
Fresque recouverte par un graffe à l'entrée du tunnel Wodli-Wilson. © Max Donzé
Une pratique assagie
À mesure que les artistes se tournent vers la légalité, les murs du quartier de la gare revêtent de nouvelles couleurs, plus sages, plus “propres”. Comme le grand éléphant de la rue Déserte, casquette rouge sur la tête, chaîne en or autour du cou et bombe de peinture à la main, signé par l'incontournable Jaek El Diablo. Selon Mesk1, “le quartier a été transformé dans le sens où les acteurs ont aussi changé. Moi, quand j’y peignais beaucoup, il n'y avait pas vraiment de fresque street art, il n’y avait pas Julien Lafarge qui avait engagé des actions avec la mairie de Strasbourg.” Julien Lafarge est le créateur de Colors, un collectif et festival d’art urbain lancé en 2018, qui invite des street artistes à décorer les murs de la ville.
En plus de mettre un coup de projecteur sur des artistes longtemps restés dans l'ombre, “ça permet aux gens de s’exprimer… et ça donne des couleurs à Strasbourg”, estime Handstyle Strasbourg. Il a lui-même participé au projet, mais ne renonce pas pour autant à sa pratique illégale. Pour plus de discrétion, ce trentenaire préfère qu’on l’appelle par le nom de son compte Instagram où il publie des photos de tags.
« L’ingrédient secret, c’est la délinquance »
L'aspect vandale du graffiti reste revendiqué par un bon nombre de graffeurs qui refusent de se ranger. C’est le cas de Nocif, actif depuis quinze ans à Strasbourg. Son style simple se limite le plus souvent à des tags ou à des lettrages droits, bruts, lisibles. Des techniques qui prennent moins de temps et qui lui évitent d’être repéré par la police. Pour lui, l’aspect esthétique demeure secondaire, le plus important c’est de “tenir le terrain” : “Le graffiti c’est TON blaze, le but c’est qu’il se voit plus que les autres.” Sa vision de la discipline est claire, tout le plaisir réside dans l’illégalité : “Pour moi si t’as pas la trouille de te faire choper, c’est pas drôle. Ça perdrait tout son sens de faire du graff si c’était légal. L’ingrédient secret, c’est la délinquance.”
Deux visions pour un même espace
Quartier Gare, les meilleurs spots font l’objet de toutes les convoitises entre les artistes légaux et illégaux. Rue de Rothau, à proximité de la voie ferrée et du musée Vaudou, les crews 7Click et TNC ont posé leurs noms. Exécutés hâtivement, ces graffitis d’environ 1,50 m recouvrent une fresque subventionnée. Derrière, on devine encore des lettrages travaillés, complétés par des effets de brillance et de volume sur un fond complexe. “Il y avait un chrome qui était posé sur le mur qui datait de 2002 ou 2003, retrace SekuOuane. Dans le cadre du off de Noël [de 2017] il a été recouvert, mais les artistes qui étaient sur ce truc-là n’ont pas été contactés. Là, c’est un peu fâcheux parce que généralement, quand tu te retrouves dans ce type de plan, tu passes un coup de fil à la personne.”
La plupart des graffeurs devenus artistes professionnels gardent un profond respect pour la scène vandale. C’est le cas de Mesk1, SekuOuane, Handstyle Strasbourg et QMRK. “Je ne couvrirai jamais des graffitis anciens. Je considère ça comme une forme d'art”, explique QMRK. Son œuvre doit beaucoup à la scène vandale : “Je n'aurais pas appris à faire ce que je fais aujourd’hui si je n'avais pas commencé par des tags.”
Ilham Ech-Cheblaouy et Max Donzé
Le graffiti légal et illégal occupent le même mur rue Rothau. © Max Donzé