10 mars 2016
L'accord UE-Turquie a été au cœur des débats de la plénière de cette semaine à Strasbourg. Les eurodéputés remettent en question les termes de l'accord proposé et dénoncent la politique menée par le gouvernement turc.
L'ouverture de la session plénière à Strasbourg le lundi 10 mars a coïncidé avec la tenue d'un sommet extraordinaire UE-Turquie à Bruxelles. Consacré à la crise des migrants, ce dernier réunissait les membres du Conseil européen – les 28 chefs d'Etat et de gouvernement de l'UE – et le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu. La Turquie apparaît comme un interlocuteur privilégié dans la région et, de par sa position stratégique, incontournable pour gérer la crise migratoire. Interface entre l'Europe et le Moyen-Orient, elle est voisine des îles grecques et possède une frontière commune avec la Syrie, d'où proviennent la majorité des migrants.
Durant ce sommet, le Premier ministre turc a négocié avec le Conseil européen un accord censé apporter une solution durable à la crise migratoire qui touche l'Europe. La Turquie accepterait que les pays européens renvoient les migrants illégaux sur son sol. En échange, l'UE garantirait l'accueil du même nombre de migrants syriens, mais cette fois par des voies légales et sûres. L'objectif est de casser l'immigration illégale et l'activité des passeurs.
Mais si la Turquie offre plus, elle demande aussi plus. La liste des concessions que les 28 chefs d'Etats et de gouvernements européens se sont dits prêts à accepter est longue : libéralisation des visas pour les ressortissants turcs d'ici juin, accélération du versement des 3 milliards d'euros promis en novembre pour financer l'accueil des réfugiés, nouveau versement de 3 milliards d'euros d'ici 2018 et réouverture du processus d'adhésion.
Un aveu de faiblesse pour l'Union
Si l'UE se tourne vers la Turquie, c'est que ses 28 Etats membres ne parviennent toujours pas à s'entendre sur une véritable politique migratoire commune. Certains, comme la Hongrie ou la Slovaquie, ne veulent pas entendre parler de quotas de réfugiés. D'autres, comme la Suède ou l'Autriche, ont décidé de désormais leur fermer les portes après en avoir accueilli des milliers les derniers mois. Pour de nombreux députés européens, l'accord négocié par le Conseil européen avec le voisin turc a un parfum d'échec. Celui d'une Europe qui ne parvient pas à gérer l'afflux de migrants sur son territoire, et qui se voit obligée de déléguer la gestion de ses frontières à un Etat qui n'en est pas membre.
Les solutions proposées par l'accord UE-Turquie risquent par ailleurs de susciter de nouvelles tensions entre les Etats : la Grêce par exemple se sent trahie. Avec la fermeture de la route des Balkans, elle risque de devoir faire face à une stagnation du flux migratoire sur son territoire, où 30 000 réfugiés sont aujourd'hui bloqués, avec un risque de crise humanitaire évident. Le député grec Dimitrios Papadimoulis (GUE/NGL, gauche radicale) déplore devant l'Assemblée : « Mon pays pourrait devenir un immense camp de réfugiés ».
Le débat prioritaire de mercredi matin, visant à la préparation du Conseil européen des 17 et 18 mars prochains, a fourni aux eurodéputés des différents groupes l'occasion d'exprimer leurs nombreuses réserves sur l'accord négocié avec la Turquie.
Un interlocuteur infréquentable ?
« Quand on parle de la Turquie, il faut respecter ce pays pour ce qu'il a fait : l'accueil de 2,5 millions de réfugiés syriens, à ses seuls frais », rappelle l'eurodéputé allemand Manfred Weber (chef du groupe PPE, centre-droit), avant de reconnaître qu'un partenariat avec la Turquie comporte « deux faces ». La deuxième face, plus sombre, c'est celle d'un pays dont l'évolution politique sous la Présidence de Recep Erdogan inquiète. « La main-mise sur les médias, l'emprisonnement des universitaires et les menaces sur le système judiciaire », énumére l'eurodéputée Sylvie Guillaume (S&D, sociaux-démocrates) durant son intervention. Et le dernier épisode en date : la prise de contrôle du grand quotidien d'opposition Zaman.
La dégradation de la situation dans le sud-est de la Turquie constitue un autre point d'inquiétude pour les eurodéputés. Au nom de la lutte contre le terrorisme, dont le gouvernement turc a une définition très large, des exactions sont menées contre les minorités kurde et yézidie. Une mission parlementaire a été envoyée dans la région. Marie-Christine Vergiat (GUE/NGL, gauche radicale) a tenu à attirer l'attention : « Ce que j'ai entendu là-bas dépasse l'entendement : plus de 760 civils assassinés depuis juillet, dont une centaine d'enfants, y compris en bas âge. Les images que j'ai vues ressemble plus à la Syrie qu'à un pays démocratique ».
La crise migratoire interroge l'UE dans ses fondements-mêmes. En effet, les européens sont partagés entre le pragmatisme – prôné par les Etats membres et le Conseil européen – et les idéaux moraux dont le Parlement se veut le garant. Avec l'entrée dans la saison printanière – qui rend la mer plus praticable et donc la traversée moins dangereuse – l'urgence de l'action se fait sentir. Une grande majorité des eurodéputés a rappelé les Etats membres à leurs responsabilités, insistant sur les valeurs de solidarité et de liberté au coeur du projet européen.
Anthony Ducruet et Anthony Capra