Friture sur la ligne
Médecins du Samu et sapeurs-pompiers font souvent le même travail : secourir des victimes. Derrière cette coopération se cache une rivalité difficile à dépasser, que le projet de plateforme commune de traitement des appels met en exergue.
15 et 18 n'ont pas la même approche du traitement de l'urgence. Crédit : Thomas PORCHERON
Meythet, près d’Annecy. « Pompiers de Haute-Savoie j’écoute. La victime peut-elle parler ? Peut-elle respirer correctement ? Je vous passe le médecin, ne quittez pas. » L’appel est transféré au Samu… dix mètres plus loin. Ici, le 18 et le 15 partagent, avec les ambulances privées et la téléalarme (1), un espace de 600 m² depuis plus de 20 ans. Grâce à un logiciel commun, les deux acteurs savent en temps réel combien d’ambulances et de véhicules d’intervention sont disponibles dans le département. « Tout ça nous a fait gagner au moins une minute. C’est phénoménal », se réjouit le lieutenant Jean-Marc Négro, chef de salle. Cette proximité n’a l’air de rien, mais dans le monde des secours, c’est une révolution.
Défendre son terrain
Entre sapeurs-pompiers et Samu, les relations ne sont pas toujours au beau fixe. D'un côté, des personnels à l'organisation calquée sur l'armée, très hiérarchisés et qui maillent le territoire avec de nombreux moyens. De l'autre, des médecins et secouristes paramédicaux moins nombreux, habitués à une grande marge de manœuvre décisionnelle, qui doivent composer avec une flotte de véhicules plus réduite. Ces différences n'empêchent pas une coopération, nécessaire. Mais dans le Bas-Rhin, il semble impossible de réunir ces deux mondes au sein d'un Centre de traitement des appels (CTA) commun entre le 15 et 18.
Jean-Marie Minoux, délégué régional de l'Association des médecins urgentistes de France (Amuf) voit d'abord comme cause de blocage une différence dans le traitement des appels entrants. « Il y a des façons différentes de travailler. Les pompiers sont extrêmement bien implantés localement et peuvent sortir beaucoup de moyens en même temps, avec une réponse assez large. Le Samu dispose d'un nombre d'équipes réduit, et ne peut envoyer de nombreuses équipes », constate-t-il. En conséquence, les pompiers ont la capacité de faire sortir rapidement un véhicule, avec une analyse minimale de la situation (2), alors que le médecin régulateur du Samu analyse la situation plus en profondeur avant de décider d’envoyer les moyens adéquats (3).
Pour Laurent Tritsch, médecin-chef du Sdis 67 (Service départemental d’incendie et de secours) et ancien directeur du Samu du Bas-Rhin, déclencher un Smur prend aujourd'hui trop de temps. « Au 15, seul le médecin peut faire partir un véhicule du Smur, précise-t-il. Le temps que l'assistant de régulation médicale décroche, lui donne les informations, qu'il prenne une décision, qu'il téléphone au permanencier pour qu'il fasse partir un Smur, on atteint quatre minutes. C'est trois minutes de plus que chez les pompiers, c'est beaucoup trop ! On perd du temps avec tous ces intermédiaires. Pour un arrêt circulatoire, ça peut être grave. »
Des secours plus rapides
Des délais que permettrait de réduire un CTA commun. « C'est l'idéal, avance Pierre Siebert, qui dirige le CTA-CODIS 67. Aujourd'hui, on doit dicter les informations au Samu par téléphone. Ça fonctionne, mais on pourrait gagner du temps si on était à côté. Avant d'avoir un médecin urgentiste, ça peut parfois durer cinq à dix minutes. » Dans un contexte de réduction des budgets, il met en avant les économies à réaliser. Une trentaine de départements ont déjà expérimenté le dispositif, avec plus ou moins de succès. Lors de son congrès national en 2015, la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France a plaidé pour le rassemblement de tous les acteurs de l'appel d'urgence.
Un rapport du Sénat (4) présenté en octobre 2016 préconise « à terme la mutualisation physique des plateformes d'appel “15/18” dans l'ensemble des départements ». Apporter une régulation médicale aux sapeurs-pompiers permettrait de réduire les petites interventions sur lesquelles ils effectuent un « départ réflexe », dont le coût a été épinglé dans le document. Les rapporteurs remarquent que rien n'empêche les sapeurs-pompiers d'intervenir quand leur présence n’est pas utile, ce qui « génère des doublons injustifiés ».
Le Samu dispose aussi de véhicules légers. Crédit : Thomas PORCHERON
Alors, pourquoi le blocage persiste-t-il ? Pour Laurent Tritsch, c'est vers le Samu qu'il faut se tourner. « Ils ont peur d'être mangés », explique-t-il. « C'est une question de leadership », avance de son côté Jean-Marie Minoux, avant de mettre en garde : « Qui va être décideur ? Le préfet, le directeur de l'ARS ? Si ces questions ne sont pas réglées, on créera deux groupes qui se regardent en chien de faïence. » À Meythet, le chef de salle est un officier des sapeurs-pompiers, ce qui a pu susciter quelques tensions. « On ne s'entendait pas toujours bien au début, rappelle le lieutenant Négro, en Haute-Savoie. Les esprits s'échauffaient pendant les réunions. Sous prétexte de secret médical, le Samu ne voulait pas partager certaines informations. Alors qu'on s'en moque, on ne connaît pas les victimes. » Le docteur Tritsch complète : « Au sein des plateformes communes, les médecins perdent leur leadership, ils sont noyés dans la masse mais ils font un vrai travail de médecin. On les appelle quand il y a un problème médical. »
Bientôt des locaux plus grands
Mais les rivalités ont la vie dure. Dans le Bas-Rhin, les sapeurs-pompiers ont investi dans des Véhicules légers infirmiers (VLI), qui permettent d'amener, en complément du VSAV (5), un infirmier capable de réaliser des gestes paramédicaux. Jean-Marie Minoux s'interroge : « Les VLI ont été créés pour amener un échelon intermédiaire entre le VSAV des pompiers et le Smur, et pour arriver avant l'équipe du Smur. Sauf qu'ils sont basés dans les mêmes villes que le Smur et qu'ils arrivent en même temps. Leur mission n'a jamais vraiment été définie. Est-ce que c'est un mieux par rapport à l'ambulance des pompiers, ou est-ce que c'est un moins bien par rapport au médecin du Smur ? Je pense que le Samu peut avoir le sentiment qu’on essaye un peu de lui piquer son boulot... »
Sur le terrain, les relations avec le Samu demeurent généralement bonnes. « On s'appelle 110 à 120 fois par jour », rappelle le commandant Siebert. Le CTA du Sdis 67 doit bientôt emménager dans un nouveau bâtiment. L'espace étant trois fois plus grand que celui dont il dispose actuellement, l'officier a demandé au 15 de faire chambre commune. « C’est plutôt non pour l’instant », sourit-il.
Baptiste DECHARME et Thomas PORCHERON
(1) Les services de soutien à domicile des personnes dépendantes, âgées ou malades.
(2) Ce qu'on appelle un départ réflexe.
(3) C'est le principe de la régulation médicale.
(4) Secours à personne : propositions pour une réforme en souffrance, voir le rapport du Sénat.
(5) Véhicule de secours et d'assistance aux victimes, l'ambulance des sapeurs-pompiers.
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